Le plein automne, chaud, sans brume, un de ces mois d'octobre plus beaux que des étés, avec les bruits d'oiseaux tirant un trait aigu entre les lauriers roses et la fête tout autour, en fin de saison chaude, voilà l'histoire. Le soleil, bien que se resserrant sous l'air fluide, la grosse bâtisse, une bastide comme autrefois, accolée au flanc de la montagne.
Dans le bassin d'arrosage, les "ploufs" des mômes. Derrière les arbres, les escapades, les démarrages en flèches le long des sentiers, les cris dans les pinèdes près des restanques, les jeux des tout petits, aux pieds sales de terre mélangés de graviers, échappant aux serviettes comme des savonnettes. Des bruits de bonheur en somme, avec en contre-bas le ronronnement des invités, une flèche de lumière à travers le petit bois, des fleurs sur les tables napperonnées, des boissons circulant loin du buffet au milieu des chemises débraillées des hommes sans veston, des jeunes filles gracieuses aux jupes larges serrées sous des blouses de broderies blanches plissées. Pour un baptême, c'en est un, festin de Balthazar et apparât copieux.
La cuisine, l'office, les communs sont pleins d'inutiles personnes se répandant sur la terrasse, repoussées familièrement aux épaules par les domestiques et dans la douceur du sud, gagnés par l'exubérance, les plus austères sourient. Il est de ces jours bénis où l'on oublie tout, le pourquoi de la noce, jusqu'à la petite fille dans son berceau. Pourtant les sorts sont jetés.
"Un, deux, trois, au bord de la rivière en robe de dentelles sans sa mère, quatre, cinq, six, tire sur la ficelle et le bateau t'emménera". La vieille chanson se fredonne en groupe, accompagnée par les abeilles. Toutes les fées sont bien là, confondues avec les convives, fières de leur travail de distribution réussie. Viviane, belle et romantique demoiselle, a promis au bébé l'affection, l'adulation à vie, l'amour perpétuel de ses proches, Gwendoline songeant au siècle dans lequel nous vivons, lui a concédé ces richesses que sont pour une femme, beauté, charme, délicatesse des gestes et de la pensée, don de l'art, possibilité pour plus tard de devenir danseuse, peintre, musicienne, astronome, mathématicienne ou savante.
"Ah, la, la, ce n'est pas la peine de faire le gandin. Il y a des oiseaux d'Amérique. Si on songe à faire le malin, les oiseaux d'Amérique seront peints". Zéphirine, une grande femme plus osseuse et généreuse que classique, entra dans la chambre du nouveau-né par le petit côté. Par le long couloir sombre au toit de verrière de gare, les images préconçues se dressent sur les murs dans l'ombre, au-dessus de la lanterne vénitienne, des poutrelles en fer, du verre blanc cassé. Un phare tourne dans la lumière avec un bruit de cloche, à cheval dessus. Elle a couru derrière une belle fille à bouche ouverte, jusqu'au fond, dans le lointain du fin fond du couloir, là où la lumière des jardins éclaire les vieilles marches usées. Sur les cloisons, elle a trouvé posés, des aphores en forme de statues, des piles de mouchoirs, un fusil à trois coups, des fenêtres obscures coupant sur la peau des rouges et des bleus, des bêtes empaillées, des gibecières, des femmes aux seins nus en statues sur les stèles, des anges avec leur lèpre de cristal, des lyres et du bleu, du bleu partout. C'était normal. Elle était entrée dans la petite chambre pour poser dans la corbeille sympbolique, la créativité, l'imagination et les assimilés: dynamisme et courage.
La fête bat son plein. Urielle, jeune femme dépêchée sur la terre pour compléter l'oeuvre féerique grâce au côté pragmatique de ses dons, s'est occupée de la possession, non de ces fortunes écrasantes, mais de la simple aisance, plus précieuse que l'abondance. Edouardine, toute menue, venue en dernier, lui avait accordé in extremis l'intelligence. C'était parfait. La jeune mère prévenue par des antennes invisibles, pressentant la chance de son enfant, ronronnait en papillonnant.
On ne vit pas la fée Carabosse. Et elle était là pourtant, ricanante dans une robe de soie à l'ancienne, déguisée en vieille tante. Dissimulée derrière la colonnade, pendant que tous les buveurs déniaisés chantaient des airs d'autrefois "La folie Friponne" ou "Trinquons à plus soif", en buvant les flots de champagne dans le doré des coupes, elle se frottait les mains d'une manière démoniaque.
Le ciel bleu était sans nuage dans l'azur. Méfions-nous. Mais trop tard. Macabre gigue. Elle réussit à s'approcher des dentelles de l'enfant gâtée des dieux. Elle glisse sa baguette magique mais funèbre dans l'oreille gauche. Traversant le tympan jusqu'à la matière grise, elle bloque le rouage essentiel, le clapet de l'adaptation. Oui, elle rompait de façon diabolique, le merveilleux chaînon de l'évolution. Privé de conscience d'abstraire, ce bébé accompli, situé au plus haut de l'échelle des valeurs, était rendu impropre à l'évolution. Personne, pas même elle-même ne pourrait jamais se servir de son propre cerveau.
Maintenant, près de l'oreille on entend des sons creux. La fille, belle, aux lèvres ouvertes, aux cheveux noirs coupés de reflets contre la peau de ses paupières olives, porte une robe en tissu brodé qui saute à chaque pas. Les volutes des murailles descendent en fumée, roulant et déroulant les noeuds. Là-haut, les bruits de cloche, ragent. Les yeux perçant de la fille couleur gazon ne regardent pas en face. Sa robe claire incarnée est tissée de petits carreaux striés et sa tunique chaude et lisse glisse entre les doigts. Un albatros crie au large pour manifester sa présence. Là-haut, un retraité s'enrage. Au-dessus du verre blanc cassé, un phare tourne dans la lumière avec un bruit de cloches.
On peut rétorquer que les diables, sorcières, elfes, farfadets, fées de toutes sortes, n'existent pas. Après tout, ces êtres-là sont terriblement imprécis, quoique souvent décrits minutieusement et leur rareté discrète brouille la piste. Si leur réalité n'a pas été encore démontrée scientifiquement, le péché originel non plus. Bien qu'il fasse plus d'adeptes.
Alors, pour être très sérieux, il faut prendre la scène précédente comme une image, une allégorie, voire une métaphore d'aujourd'hui. Tout était exact, les chaises à haut dossier ajouré, les balançoires frangées, les hamacs tissés de ficelles, la légèreté de l'air, les gloussements de ceux qui se retrouvent après une longue absence, les deux grand-mères jumelles sans ressemblance. L'une se tient grave des secrets anciens transmis par miracle de bouche à oreille. L'autre, benoîtement écervelée, s'émerveille de l'amour de leurs deux enfants qui sont cousins, entêtés à s'épouser pour donner une progéniture parfois belle, parfois râtée. Mais surtout, ce qui ne se dit pas, était ptésent déjà, ce frémissement qui court sur la colline, bruit de feu et de lance, épargnant les arbres pour aujourd'hui, parce ce que c'est une cérémonie.
Tout est vrai même les aériennes déesses. Ou alors ce sont des jeunes femmes symboles. Ainsi pour ne pas aller jusqu'à dire que rien n'était vrai ce jour-là, on admettra que des subtilités fantasmagoriques, groupées commodément sous le nom de gaies sorcières, visionnèrent au-dessus d'un berceau de fillette, ce que ce pauvre bébé deviendrait plus tard.
Avant que l'orage ne s'abatte sur les festivités mutines, effacées par le pressentiment de l'oeuvre de la fée Carabosse imposant sa fatalité sur une famille, ou même sur la race humaine toute entière, une sylphe plus fûtée que les autres s'aperçut du drame. Trop tard? Non. Car si certains sorts ne peuvent être défaits, le récit de la Belle au Bois Dormant a déjà soutenu que des remèdes existent. Le cerveau du bébé prénommée Elisabeth, Lisbeth ou Bess était bel et bien bloqué sur un état primitif irrémédiable. Le voeu de rattrapage fut ce qu'il put être, avec ce handicap sévère.
L'obscurantisme imposé, ce sommeil de l'esprit incapable de saisir les notions de progrès et de civilisation, serait-il fatal, insurmontable? Quelque prince charmant de passage, pourrait-il réveiller sur le tard, l'endormie aux dons en léthargie? Les fées ne sont pas des déesses. Quel être humain ordinaire, même prince, pourrait déverrouiller un clapet rouillé de plus de vingt ans? L'amour d'un seul homme n'y suffirait pas.
Le jour déclinait en rose, vieux rose, fons beige crème, ivoire, rougeoyant autour du rond large du soleil penchant son oeil au-dessus de la scène en prenant la place de la moitié du verger pour n'en point rater une miette. Il ne fallait pas perdre une minute. Les contre-charmes se figent après le rayon vert, ce trait que lance l'astre avant de se retourner sous l'horizon. La jeune thaumaturge Vérane, sentant cette imminence, cracha tous ses feux.
.-- Elisabeth, j'appelle sur toi les pouvoirs de l'Harmonie Universelle. Puisque tu es dorénavant incapable de t'adapter à ton entourage, je demande à tout ce qui t'entoure dans l'immensité de l'espace, de s'adapter à toi. Sibyllines prophéties que la fée Carabosse comprit fort bien, puisqu'elle en cassa de dépit sa baguette sur ce qu'elle avait de plus compact, sa bosse justement, en jurant que les tortues auraient des ailes le jour où le monde entier pourrait se plier à une seule obstination d'Elisabeth.
Ensuite, la foire s'assagit comme avertie de cette montée de sève, cassée par une destruction due à sa perfection même et l'ouverture d'une promesse de renaissance surgie, comme phoenix de ses cendres. Le coindes vieilles personnes, chauffé par les pierres des murs et du sol inégal, les creux frais des tonnelles emplies de flirts inopinés, dessinés en filigrane sur les attitudes soi-disant chastes des jeunes gens, le boueux carré de sable et de terre mouillé, piétiné par des pieds de bébés accrochés aux rigoles des bassins, sont désertés au profit de la terrasse abritée. Les adieux se font derrière le perron vers la route qui descend, avec des mercis aux grand-mères fatiguées par leur téception. Il ne reste bientôt que les jeunes et les proches, cousins germains, vieux oncles plus ou moins propres, personnes plus ou moins à la retraite, devant un feu allumé en bord du mur, dans une cheminée ouvertes sur les ombres agrandies, noirs et jaunes mélangés, crépitements, chuchotements et rires brefs, ronronnements lointains. Le jappement des chiens et les lueurs agitées, répétées, semblables et aussi nouvelles des flammes, attirent les yeux, les gestes, les poignets, les corps, là où les nerfs se nouent et se dénouent, sous les étincelles de gerbes sautillantes, feu d'artifice artisanal comme une forme programmée en vidéo.
On a toujours l'orage que l'on craint. Jamais les autres.
Des milliers de piétinements sur les tertres, entre les allées de cyprès. Des milliers de gerbes fleuries, ça et là, devant des dalles et les pierres tombales. Air doux et triste du premier jour de novembre, échos étouffés, chuchotements, chocs de porcelaine sur grilles en fer martelé. "A ma mère; à mon cher frère mort pour la patrie; à Jules et Lucienne; nous te pleurons; ta maman; ton ami; ses camarades de bureau". Par routine, on vient là en choeur montrer aux enfants qu'ils ne sonr pas nés de la dernière tombe; l'arbre généalogique dégringolant qui écrit ses défunts sur le marbre avec en filigrane, le chagrin ou seulement l'ignorance avec les gestes faits pour impressionner la famille.
La famille Charvet, mal remise du baptême, se masse autour de SON territoire, un caveau à perpétuité, monument hétéroclite de marches irrégulières et d'arbres encore en fleurs. Deux grand-pères, des frères qui ont épousés des demoiselles Beaumont, jumelles devenues Tatie et Granie, grand-tante et grand-mère de Bess, gîsent là tout court, avec leurs ancêtres sur plusieurs générations. D'eux, quatre sont nés ces cousins plus ou moins éloignés, Fred et Francine, mariés par surprise, parents de Bess, et deux garçons en bon état physique et mental. D'autres éléments de classe plus rationnelle les accompagnent avec une progéniture saine et de bonne souche due aux mélanges vigoureux du bord de mer et des montagnes au nord. Des amis sont venus nombreux, de ceux qui, démunis d'habitation mortuaire, font un transfert sur les morts des autres. Dans le midi dela France, les réminiscences de deuils sont entrecoupées de ripailles et libations dont la tradition remonte loin dans le temps.
Certains copains de relations vagues font tâche dans le décor bourgeois et personne ne s'en étonne car la Bastide est la maison du Bon Dieu. Combien de fois Granie a-t-elle cherché en vain un lit vide pour un habitant dont la chambre personnelle - ainsi d'ailleurs que la plupart des autres pièces - était occupée par de parfaits inconnus?
Les nouveaux invités de la Toussaint sortent de l'ordinaire. L'un, beau mais petit, perle dans l'oreille, oeil bleu d'azur, blondeur suédoise, raffinement non qualifiable pour les novices. L'autre, chinois authentique, drapé en bonze orange de la couleur de la spiritualité, avec lunettes cerclées de métal, sandales découpées, toutefois avec un attaché-case à la main. Son autre bras s'est chargé d'Elisabeth dont les trois semaines ne réalisent pas variment ce qui se passe. Détendue, elle pose un regard vague par-dessus la tunique orientale. L'harmonie parfaite va se nicher jusqu'aux détails intimes: estomac repu, couches propres, mélopées et gazouillis, en somme l'éden. Sans compter que pour comble de perfection, l'instant périssable ne peut évidemment pas durer. Qui a connu ce paradis se doit d'en témoigner. Les privilèges sont assez rares.
Cette belle journée d'automne s'avance à petits pas, semble-t-il et cependant un drame se prépare, annoncé par signes avant-coureurs sans lien avec le sujet. Les choses ne sont jamais innocentes, car il faut veiller, sentir, être en alerte. Le chauffard ivre ne vous rentre pas dedans par hasard. Il faut être toujours sur ses gardes pour éviter des déconvenues malencontreuses.
Il ne faut cependant pas dramatiser. Prendre garde, soit; se languir, non. Il y a une réaction à tout. Sainement, l'énergie circule et si on ne la bloque pas, elle circulera. Ainsi cette histoire: "La cloche a battu trois fois dans le silence de la mer, au-dessus du cimetière abandonné. Le choc était trop grand. Les arbres en entrechoquèrent leurs vieilles dents glacées par l'âge et séchées par le vent. Contre la route, les oiseaux habitués au vide silencieux d'un air tombé en poussière, s'enfuirent en criant. Trois fois le son cassé de la cloche a résonné dans le soir. Mais personne n'est là pour l'entendre. Sauf peut-être le chat blanc auquel il manque un oeil et que chacun croit mort depuis longtemps, ou encore les fourmis qui poursuivent leurs basses besognes de travailleuses aveugles. Mais pas un homme n'entendit le vieux son fêlé de la cloche qui, au-dessus du cimetière marin, chantait soudain d'une voix endormie, le mot brutal de ce choc trop brutal: basta!"
A la Bastide, le jour de la Toussaint résonne de ce cri inaudible, en frissonnant sous l'avertissement qui est un présage, non perçu dans le monde sensitif ordinaire, mais dans celui de l'inhabituel. Là, certains êtres obtus s'activent dans le jour déclinant à la préparation de cet événement sacro-saint qu'est le dîner dans une famille sédentaire. Une partie des effectifs plus réfractaires joue au ping-pong. La toile se déploie sur le noeud gordien. Le mélodrame tournoie, se resserre, désigne les héros dans le drame. Bess au premier étage, se place d'emblée au coeur de la concertation.
En effet, Francine, quoique jeune et gracieuse maman bien intentionnée, a tari son lait entre seize et seize heures trente, pour le remplacer par un biberon. On ne peut pas toujours nourrir décemment un bébé au sein. Par contre, les découvertes relativement récentes d'hygiène et de santé, offrent avec bonheur à tout abandonné du sein maternel, une panoplie de succédané en liquide concentré. Mais Bess, conforme à la malédiction de la veille, n'en veut pas. Elle acceptera le lait de sa mère ou rien d'autre.
Petit apparté en forme de couplet indispensable, d'interrogation sur ce qui est moderne et ce qui ne l'est pas. Souvenons-nous que Bess a la particularité de se bloquer totalement, dans une dangereuse impossibilité d'adaptation. Incapable de se plier aux circonstances, elle se cramponne obstinément aux habitudes anciennes. Mais quelles sont-elles? Jusqu'où remonter pour retrouver les vraies racines du passé? Quelques esprits fûtés placeront la frontière sur le cap de ces dernières années d'évolution assez redoutable. De plus prudents remonteront au 19ième siècle, avant la machine à vapeur, le télégraphe, l'électricité et la société de grande consommation. Toutefois, ceux qui doute feront carrément un grand bond en arrière, lorsque les primitifs respectant par contrat réciproque plantes et animaux dans une harmonie complète avec leur environnement, se nourrissaient uniquement de cueillettes. Encore faut-il le savoir. Granie, réceptrice aléatoire des vieilles coutumes ancestrales étant elle-même végétarienne, a une lueur de compréhension. Elle sait que deux théories s'affrontent. La sienne tourne franchement le dos aux réfrigérateurs, aseptiseurs, transformateurs, machines à laver. Elle leur préfère les méthodes qui gardent aux éléments la chaleur de la vie, lui permettant de savourer les tomates encore tièdes de la chaleur du soleil, la laitue frisée et les radis rebondis cueillis à la dernière minute, afin de garder à 99% leurs vitamines intactes.
L'eau fraîche du puits est seule admise comme boisson, car pure. Le refus des sels, des sucres, des épices, des graisses animales, des cultures transplantées ainsi que de la pollution des casserolles métalliques, de l'empoissonnement des légumes réchauffés comme conserves, des boissons gazeuses, font partie du domaine de Granie. Elle repousse ces incohérences, pour ne garder dans la simplicité des préparations, que les productions du mas familial : fruits mûrs, légumes de saison, blés germés, fleurs de courge farcies et nappées de sauce brune à base de levure, fèves rouges, citrons du verger, mûres ramassées dans les ustensiles géants, pains fait maison et toutes les délicatesses rangées sous la véranda, seule pièce réchauffée par un feu de bois qui crépite valeureusement contre la fin de journée rafraîchie.
La vieille dame en robe noire sait ce qu'elle fait par prescience, plus peut-être que pa tradition. La tête fière surmontée d'un chignon maintenu par des peignes minuscules incrustés de nacre, elle circule dans la maison avec des gestes de paix, impose le respect de ces mamies âgées que l'on suit, on ne sait plus potquoi. Peut-être uniquement parce que le message se répète de bouche à oreille.
.-- Déguste tes fruits entre les repas. Ne mange jamais de sucre. Garde les oranges, citrons et fruits acides pour l'aprés-midi. Le café au lait est un poison violent, ainsi que les produits et sous-produits animaux emplis de purines et de toxines. Cessez de vous laver à tous bouts de champ, la peau est auto-nettoyante, les microbes s'éliminent automatiquement avec la saleté, en deux heures et demi.
Au contraire de Granie, Tatie sa soeur jumelle, disciple du progrès moderne et des richesses illimitées qu'il apporte, agite en tous sens ses cheveux blonds, ses robes légères, ses fous-rires et son appétit insatiable pour tous les gadgets pratiques : four à micro-ondes, cocotte-minute à foie gras, grill auto-dégraissant, aspirateur électrique, télévision avec télécommande. Naturellement, les bolides aéro-dynamiques, avions, jets et pourquoi pas fusées. Les deux méthodes ne font que se côtoyer, les bienfaits de l'une venant souvent au secours des défaillances de l'autre.
C'est juste ce qui va se passer à présent. On ne peut venir au secours de Bess que par de vieilles formules employées au temps où l'homme naissait immature, proche de la nature et de la faune. Granie va nourrir dorénavant l'enfant de bouillies de légumes et de graines germées préparées dans l'amour et la découverte de recettes futuristes venues du passé. L'estomac du nourrisson, incapable d'acclimatation, a réussi, comme il a été prévu, à plier son environnement à cette inadaptation, grâce à l'action salvatrice de la petite fée astucieuse qu'était Granie.
Il n'y avait pas que la gêne dans la vie d'Elisabeth. Il y avait aussi une formidable envie de rire. Et la chance. Une veine fabuleuse, comme l'on dit du marbre, lorsque par ses veinules, il faut rêver à de riches filons. Toutefois, elle a des aléas. On ne sait jamais, tant qu'il y a de la vie, si l'on a gané une jambe cassée ou, grâce à la brisure, le droit de ne pas affrronter le danger.
.-- Silence, Mesdemoiselles, je vous prie. La surveillance d'un internat de jeunes filles s'égosille, en martelant son bureau d'une règle en fer, tel un forgeron impétueux, dont le geste auguste se fatiguerait en s'amplifiant. Une quarantaine de pensionnaires s'agitent en cadence dans la salle d'etude par suite de panne de lumière. La houle noire formée de funestes uniformes, vague sombre démontée, fait frémir la bougie de la table, soulignant la silhouette fantomatique décharnée de la surveillante. Ce ne sont pas des illusions de vampire dans une obscurité follement classique, ou la lecture des vers d'André Chénier qui ont déchaîné l'hystérie -quoique l'on pourrait trouver des raisons valables de révolte en pareil cas-. La peur collective vient de prendre naissance dans les tripes d'une adolescente bedonnante, retenue à grand peine sur son banc par ses voisines.
La vésane psychose s'est répandue en traînée de poudre, dans cette dernière classe du soir. Les boyaux s'en retournent dans leurs emplacements viscérales, pourtant alourdis par la digestion difficile des féculants récemment ingurgités au dîner, ce triste cérémonial déroulé chaque fois de façon sempiternelle, dans le réfectoire cerné de larges et funèbres murs de pierres en taille, monument de l'antique couvent, classé historique, qui abrite actuellement Elisabeth Charvet, de nouveau bouclée dans cet internat.
.-- Un homme masqué, là, derrière, là-bas, plus loin, dans le parc. Les cris stridents de la pauvre collégienne, perturbent l'atmosphère. Bess préfère ce frisson indescriptible, à la poisseuse ambiance qui, précédemment, aurait pu se comparer à la faveur mystique des premiers croyants dans les catacombes. En effet, chaque interne, lors des fréquentes coupures de courant dues à l'installation électrique défectueuse, que l'orage se palit à éprouver obligatoirement, se doit, faute de lumière siffisante pour travailler, d'égrenner son chapelet.
Bess en profite habituellement pour filouter, dériver, distraire, détourner la situarion à son avantage, en filant par le placard à balais donnant sur la cour par une lucarne aux barreaux branlants. Ces grandes échappées dans le parcours des molles obligations, gluantes de continuité, il faut choisir, savoir les saisir pour ne pas hurler de désespoir, crier le chant rauque de la rancoeur, râpeux et cru, cruel haro de furies antiques aux faces d'une paleur malsaine, flambantes de feu aride, hydre aux trois têtes s'abattant dans le vide, sifflant sous la dure succion des langues de serpents venimeux.
En pleine allégorie, emplie de folie réminiscente, elle voit ces filles folles, soeurs de la colère, hurlant en choeur leur chant rauque de haine et d'amertume, rage en froide et chaude suée noire, lui soufflant à l'oreille les mots du dictionnaire, les adjonctions corrélatives, le recueil de vers en paquets de Racine, encore moins corrosifs que la nostalgie du grand air ouvert sur au-dehors, regret mortel, tordu en noeuds coulants. Elle l'avale, comme on boit un jus aigre de vigne nourrie par de maigres cailloux, vin malade dont le ferment acide arrache la gorge par le goût de fiel de ce poison qu'elle absorbe à longs traits, comme on ingurgite une liqueur forte , sachant déjà qu'il tord les entrailles, ce lait amer semblable à nulle sorte. Le dépit d'être emprisonnée par malice, une de ces plaisanteries non nécessairess, qu'elle appelle déjà connerie et elle ne sait que faire pour trouver les mots caractérisant le plus grossièrement possible la stupidité scolastique.
Alors elle s'enfuit dans des voyages hasardeux, par panne de courant sur l'horaire des classes, vers les lieux interdits, dortoirs, buanderies, lingeries, salles de réunion aux nombreux gradins dont les dessous gigantesques abritent des trésors de déchets, lieux communs, abris de jardins, fons de parcs, vergers et poulaillers désaffectés. Les portes s'ouvrent sur des corridors voûtés, caves résonnantes d'échos, enfilades de greniers sombres emplis d'ombres géantes. Son lieu de prédilection est une pièce allongée, demi-enterrée, donnant sur la pelouse par une fenêtre arrondie, blottie sous le perron.
Cette partie du sous-sol, transformée en salle de repassage est difficile à trouver. Elle dégage dans la journée, l'odeur chaude du linge lissé par le fer. La lumière du jour passant par la basse ouverture, accentue la blancheur des tissus et des draps. Les soirs d'obscurité totale, le réduit se transforme en caverne. La repasseuse dont le bon sourire sans question accueille la fillette à tout heure, devient un de ces habitants de trous sauvages, une sorte de troglodyte, marmonnant ses prières inintelligibles en langage vaudou. Elisabeth reste dans ce refuge jusqu'à la cloche du soir, heureuse d'échapper à toute corvée.
.-- Je l'ai vu. Je le vois. Il a tiré. Gwendoline est par terre, nue, morte. La surveillante cache difficilement son énervement. Que ferait Gwendoline, la plus douce, pure, blonde et ravissante fille du pensionnat, sans vêtement dans le jardin, alors qu'elle vient juste de s'absenter avant la chute de la lumière, vétue de sa jupe noire plissée soulignée d'un col blanc, pour aller vraisemblablement aux toilettes?
Hélas, comme la cloche d'appel retentit pour un rassemblement inopinément insolite, le rythme saccadé se rapproche de la porte qui s'ouvre pour laisser paraître le scandaleux cortège, la directrice poussée par trois hommes dont les visages semblant être cachés par des cagoules grimacent. Le dernier porte sur son épaule la jeune fille évanouie dans la tenue annoncée. Stupeur générale, stoppant toute réaction, portant l'esprit jusqu'à un état de chaos. On n'avait jamais vu cela de mémoire de pensionnaires.
Des bruits non confirmés, coururent par le suite sur des éventualités de relations coupables entre les divers protagonistes. On alla même, dans les petites classes, jusqu'à rassembler le groupe tout entier dans une proposition d'acte terroriste.
Dina, voisine de banc de Bess, terrorisée en ce moment même par les menaces de mort que reçoit son père, sent la sueur et la résignation à vingt pas. Bess manque de temps pour réclamer le détail politique des insurrections dans les pays arabes. Pendant que sa camarade rapetisse à vue d'oeil et profitant des faiblesses du groupe électrogène, elle l'entraîne par le placard à balais, jusqu'au caveau de repassage désertée. Que croyez-vous qu'il se passa alors? Encensements, louanges, lorsqu'au petit matin, une fois le danger passé, devant les enseignantes stupéfaites, agacées, furieuses de cette dangereuse initiative née de l'indiscipline notoire de la séditieuse Elisabeth Charvet? Tout le contraire bien sûr.
La bourrasque passe au-dessus de la tête de la coupable. Bess plie mais ne rompt pas car elle a au fond d'elle-même cette haine dont les événements nourrissent comme le lait nourrit le nouveau-né. "Ah! grandiloquence putride, tout a été dit sur toi". Hors jeu, sauf peut-être enfin, que maintenant c'est Bess dont les cris tombent en sanglots follement dans le vide et sans vain. Elle le dit bien : "C'est en moi. Tu brûles. Où prends-tu les sarments qui t'attisent, feu nuisible à tout ce qui est pur? Mais où prends-tu les bois qui te nourrissent comme des combustibles? C'est donc bien en moi. C'est en moi que les ravages font ce vide qui pourrit dans un amas de cendres refroidies que le vent en tempête ranime et transforme en molle chair tendre, afin de mieux remordre, faire recroqueviller dans son lâche incendie qui le gonfle, ce pauvre dénudé hurlant, que la haine fait blasphémer et maudire par la colère qui ronfle".
Ils croient peut-être que Bess saura se taire maintenant? Que ses larmes glisseront en petites rivières pour faire voguer, tendrement, doucement, vos fades esquifs blanchâtres d'amours en suaire? Ah! ah! rire de Bess souligné de craie rouge. Petits fous innocents et frivoles, vous tournez un dos charnu vers ces griffes de hyène et vous vous gavez alors de douceurs écoeurantes et molles. Retournez-vous donc et regardez bien comme elle aime, elle. Le poignard qui vous guette est long et effilé. Elle l'aiguise sans cesse contre ses dents pointues. La boisson qu'elle a bu l'enivre, la grandit et quand elle frappera, vos voix se seront tues de peur.
Episode 4
Un lamentable cri, une envie désespérée de dire tais-toi, la fureur obstinée, gluante, frappant inlassablement au mur des autres réclamés semblables à soi. Les sanglots par hoquets refusent la différence, montrent la détresse désolée dans son affliction chagrine d'une petite fille abandonnée dans son lit-cage avec la vexation d'être moins généreuse, ils l'acceptent sans comprendre et dans son contraire elle exige de les engloutir, voulant absolument saisir le pourquoi de l'écart. Ridicule et le jour tombe, non à regret mais plutôt à lenteur d'escargot, n'en finissant pas de glisser en rideau déroulé indéfiniment. On ne le voit pas se relever, descendre, faire des signaux ; on ne distingue que l'air gris d'une fin d'automne doux, ce moment antique où Myrrha, jeune adultère épouse de Cynise, séduite par Jupiter son neveu, arrive en Arabie par surprise et qui, bien que transformée en banal balsamodendron pour échapper aux recherches, met au monde Adonis, bien connu des mamans, natif de la balance, si beau que Vénus en tombera amoureuse. Dès octobre la chaleur diminue avec l'éclat du soleil, époque de la détente, des récoltes rentrées, de l'équilibre des jours au milieu du zodiaque. Un instant, l'être se tient sur le sommet aigu de la vague, regard en arrière, puis il s'en va vers l'infini, poliment indulgent, don de la juste mesure, signe des airs calmes secoué aujourd'hui par le découragement de sa porteuse de titre qui est inconsolable et déçue par cet anniversaire à traumatisme répété. Granie l'a portée gesticulante, jusqu'à la chambre, renonçant à la faire dîner. Face à la fenêtre envahie par la lueur verte du pampre, elle la retient par la main, longuement, jusqu'à ce que le sommeil haché de vrais rêves agités, lui tienne lieu de consolation.
Une des longues semi-veillées solitaires commence alors pour la pauvre Elisabeth abandonnée dans ses sueurs métaphysiques de fièvre et de malice avec qualités, défauts du troisième degré, sociabilité fragile dans son besoin de sympathie rentrée. Tous les sursauts de ses réveils confus s'ouvrent sans arrêt sur l'entêtement odorant de l'arbre centenaire australien exotique aux calices refermés cachés sous les feuilles pointues et sur les souvenirs proches, retrouvant le moment de la journée où ils l'ont chassée non pour un jour mais pour toujours, montrant par là qu'il était inutile de se débattre dans l'espoir de les atteindre. Il ne faut surtout pas qu'elle y songe, sans quoi une catastrophe arrive sur cette portion de terre qui lui est dévolue, déboulant irrésistiblement. Il FAUT qu'elle pense à autre chose.
Les fruits des orangers sont mûrs, on pourra bientôt les cueillir. Elle imagine leur balancement tiré par la vigne vierge jusqu'au fait de la baraque. Sur le toit il y a deux petits chats. Aïe, ce pincement au coeur qui revient et qui fait mal. Dans le ciel, elle a vu les oiseaux et le vent qui guette les oiseaux ; la mer coule le long de la plage ; le ciel coule le long de son bras avec partout des nuages ; sur le toit il y a deux petits chats qui se sont perdus dans le matin ; Bess frisonne à cette image. Oh mon coeur ! Qu'est-ce que tu dis. Dans le jardin il y a des scarabées. Comptons vite, un scarabé jaune, un scarabée bleu, un perroquet bleu, une pierre bleue et une pierre blanche et noire ; attends tu vas rire, rayée en spirale, une pierre de taille noire, un pot cassé, deux sifflets, un sifflet de deux ronds carré, un banc en bois vert avec trois pensées dessous pour qu'on n'y marche pas avec les pieds, des fourmis toutes en colonne ; sur la margelle il y a des colombes, trois, que l'on peut compter, elle les distingue parfaitement, il y a un chemin bordé de mousse, une maison rose qui se cache derrière ; pauvre coeur, tu ne sais pas ce que tu dis, tais-toi je t'en prie ; il y a un pin, assez, une conque cassée en forme de triton ; assez ou je vais me fâcher ; il y aussi, oh coeur qu'est-ce que tu prétends, qu'il faille renoncer, s'en aller ; tu fais mal, ferme-la un peu de temps en temps ; je disais que sur le toit il t a deux petits chats qui pleurent ; il y a des larmes ; non il ne faut pas pleurer ; il y a deux chatons qui roulent en boule jusqu'au rebord du toit ; le ciel coule autour d'eux dans l'air ; assez, tout coule autour, c'est trop dur, ils tombent du toit, je tombe du toit, nous tombons du toit ; que tu as mal ; ne dis plus rien ; pourquoi parler encore de tout cela ; jamais sur terre les gens s'aimeront, tu le sais bien pourtant, on n'y peut rien ; ne cherche pas à dire ce que tu penses, tu ferais rire les autres et moi pleurer ; finis, tu n'as jamais rien compris à tous ces mots méchants qui se rencontrent ; tu n'as qu'à te taire maintenant, je t'en supplie ; ne dis pas qu'il y a toutes ces choses autour de toi qui se couvrent de douceur pour moi ; ne dis pas aux gens que tu les aimes, ni aux oiseaux que tu les trouves beaux, tu ferais rire les autres et moi pleurer ; oh ne dis pas que tu en as assez ; est-ce que la vie de haine vaut la peine de vivre ; on n'en peut plus et ne vaut-il pas mieux être fou que ivre, saoul que libre de voir ce qui nous a perdu ; comment peut-on comprendre sa différence ? L'air souffle rauquement dans la gorge, étouffement d'asthme, il faut respirer, se réveiller de cette épreuve, reprendre le fil, découvrir le détail.
Bess cherche et trouve un seul grain de sable d'incompréhension, tel un caillou dans le plat homogène des lentilles bouillies, une pierre SOLIDE. Ils sont stables, elle est obligée d'en convenir. Face à sa fluidité, à l'insaisissabilité de sa pensée, ils se tiennent compacts, immuables, lui faisant horreur par leur assurance et ils le lui rendent bien. Glissant entre les doigts, les narguant narquoisement, elle les dégoûte aussi. Sur quoi basent-ils leur solidité ? Sur la pérennité de leur esprit, voilà la discordance. Solidement nichée au fond de leur corps, elle se nomme continuité. Bess la visualise enfin. Elle sort en fil d'Ariane du ventre de sa mère, coupée à leur mort par les ciseaux des Parques et ils marchent dessus d'un bout à l'autre de la route, sans jamais la quitter, sauter, faire un écart ou revenir en arrière. Leur conscience raisonne, défile, avance en continu, alors que la sienne coupée, hachurée, arrive par quantas, comme les ondes qui forment la vie, lumière, matière, énergies connues ou non, géologiques, magnétiques, corpuscules électriques, discontinuité de tout le cinéma vivant. Sur l'écran du film des vacances, Bess court ; ses cheveux ont un mouvement d'ondulation frémissante, ses jambes se détendent en action suivie ; elle rit et se retourne avant de se jeter contre les vagues dans le ronronnement saccadé de l'appareil de prise de vue. En cabine de projection, la pellicule se déroule, projetant les images séparées de plusieurs Bess distinctes les unes des autres, presque semblables, divergence, cauchemar, saisir les brides des deux chevaux emballés dont les routes se séparent.
Dans la nuit immense, le temps charriant un flot d'encre sombre en dévalant des pentes d'éternité, alors que des forces trop grandes battent contre les parois de son crâne en heurts systoles, voici que venu de l'horizon, point brillant dans le ciel, le premier oeuf soleil apparaît. Il représente, gonflé de vie sphérique, l'instant-réalité qu'elle va toucher comme un lot incertain, alléatoire, dépendant des richesses comprimées à l'intérieur, avec en prime, les éléments qu'on y fait entrer, univers extérieurs, fumées impalpables placées en anneau de Saturne, composées d'inconscient ou de subconscient, tous éléments cherchant à pénétrer au travers de la coquille poreuse tournant rapidement en roulette durcie formée du calcaire des tabous et des trous des failles de distraction. Ce qui réussit à s'infiltrer, fait alors partie de ce moment précis d'existence, se mélangeant à l'intérieur conscient des souvenirs et aux éléments de sollicitation externe, sensations acceptées, astéroïdes écrasées, pénétrant cette Terre fragile par la force ou par osmose. L'aspiration grandissante vers le noyau épais de la cellule ovoïde agitée par une contraction puissante pour réaliser cette minute actualisée d'une Bess personnalisée, semble ne jamais devoir finir. Lorsque que le module est enfin rassasié d'implosion, de cette précipitation serrée, l'oeuf explose, cristallisant en cette seconde la fillette, au coeur de son univers entier, pour se désintégrer avec elle.
Les murs de la chambre disparaissent totalement. Les espaces, les heures se diluent. L'oeil ne saisissant plus aucune dimension perd le but de la vision. Les sens effacés abolissent toute contrainte, renonçant à se représenter mentalement leur dissolution même. Mais lorsque la disparition de cette minute, expansion négative à la poursuite de l'infini, devient saturée de néant, elle se transforme en attente, qui sursarturée de latence devient le chaos d'où naît de nouveau la création problématique, cosmos, soleils, cent mille étoiles, galaxies séparées par des millions d'années-lumière. A ce moment-là, Bess ouvre les yeux pour renaître, sous les lumières de la vie tièdement naissante du deuxième oeuf soleil qui se lève à l'horizon. Son existence se met à respirer au rythme des contractions, à vivre un temps sur deux, à y être sur un coup, un coup à n'y être pas, avec le couac de l'horloge qui sonne, aléatoire. Sa pensée se hachure, effritant sa conscience par groupes et elle devient avec elle discontinue, comme le spectre et la substance. Elle ne comprend pas tous les mots dessinés sur les murs, les idées glissées dans les recoins des couloirs. Surprise par les éclairs de l'orage tombé dans l'escalier en malfaiteur précurseur de pluie tonitruante, les yeux ouverts sous son front moite, elle lutte dans ses draps emmêlés. Il lui faut rester éveillée pour sa sauvegarde en battant de fièvre et de peur, au milieu des évocations dissolvantes, malveillantes, tenir bon jusqu'à l'aube comme la chèvre de monsieur Seguin "et alors le loup la mangea au moment où les oiseaux commencent à chanter dans l'ombre grisée des amandiers allant s'éclaircissant, et la fraîcheur des odeurs de menthe collées sur les gouttes de rosée lorsque l'on croit avoir gagné". A cet instant l'esprit se rassure, risquant à jamais dans la crevasse d'un trou noir d'univers parallèle pour disparaître tout à fait sans espoir de retour puisque la conscience intermittente ne peut tenir dans une enveloppe épidermique que par la rigidité d'une croyance en sa solidité. Le temps vient où le fragile corps de Bess, attaqué par tous les démons décuplés par la nuit, doit appeler silencieusement à son aide ses amis réels, Nick, Ulla, Franck, avec ceux qu'elle s'est choisie dans les livres : Don Quichotte, Gribouille, Monsieur de la Palice, Saint Jean Bouche d'Or son patron, pour leur demander de la retenir près d'eux, de protéger sa délicate ingénuité, son innocente pureté, sa vivifiante révolte. Hélas, trop tard. On a supprimé son enfance en lui demandant de montrer ce qu'elle sait faire de son discours, en l'autorisant à se servir de cet outil redoutable qu'est son cerveau pour la pousser à survivre dans un seul sens étroit. Personne ne peut lui enseigner les grandes lois de la vie, sa cuirasse disparue, elle reçoit de plein fouet jusque dans les oreilles la découverte de la réalité poussive des autres. Elle peut devenir si elle le désire, Néron, Attila ou en sens inverse Jeanne d'Arc, Mère Teresa, soit ces êtres entiers solidement insensés, ancrés et aussi perdus qu'un saint ou un tyran, soit plutôt un individu impondérable comme la Bess d'hier.
Cette nuit-là, pendant qu'elle marche sur les rives de son cauchemar, déguisée en pauvresse grotesque dans des chaussures trop pesantes, liens, boulets de forçat, semelles de plomb, elle rencontre les deux Extrêmes, ces entités redoutables, génies malfaisants emplis de promesses et de pouvoirs dont l'affrontement risque de rendre aliéné. De son lit, elle peut les voir sans qu'il soit besoin de se pencher par la fenêtre, glisser insensiblement pour se placer tous les deux sur le grillage du poulailler, l'un devenu énorme sphère, bulle de savon brillante, lourde à en peser sur les côtes, gonflée jusqu'aux nuages, se dilatant d'immensité en fuite vers la totalité de la Voie Lactée, plus grande essence que l'on ne peut concevoir, image infernale vrillant la cervelle par sa gangrène de l'infiniment grand, l'autre si ténu qu'il se sent invisible, voletant dans le doute de son isolement car on ignore s'il y en a d'autres pris dans le fil de fer au-dessus de poules caquetantes mais comment le savoir. Par contre lui, l'infime, est bien présent ici et là -ou on le suppose- posé contre, presque dessous le colossal gonflage, tel un cheveu blond, duvet léger insolent dont on connait l'existence alors qu'il fiche dans le cerveau cette angoisse de reconnaître la diminution permanente de son infiniment petit. Et par-dessus tout, l'horreur de leur comparaison.
Ce n'est pas fini. La fenêtre claque en broyant les feuilles apportées par le vent. L'oeuf- soleil a fait exploser la perpétuité des autres, lui donnant à croire que son propre lot si éloigné est au contraire d'eux, discontinu alors qu'elle est ailleurs, cherchant à jeter le pont de liaison vers ces planètes étrangères que sont les gens. Il faut reprendre la route, elle découvre que l'on peut avoir une troisième appréhension de soi-même connaissance des extrêmes qui, différente de la stabilité ou de l'instabilité, se base sensitivement sur le refus de d'être l'un ou l'autre tout en en connaissant les règles. Elle arrive enfin au bout de ses peines avec la dernière approche, la quatrième, si près de la sienne, ni continue, et aussi ni discontinue, tellement autre, que sa sensibilité menue d'un état de simple semsation reste ignorante devant des termes aussi barbares. Répondre OUI à des questions telles que : " A. Êtes-vous constant ? B. Vous sentez-vous instable ? C. Ressentez-vous les oppositions ? D. Vous jugez-vous sensitif-réceptif ? ", place les acquiescements en catégories distinctes les unes des autres qu'elles se rendent pratiquement ennemies. Quatre sensations de soi, très différentes, capable de cataloguer une terre entière, ce n'est pas si mal. En les mettant face aux six processus de pensée qu'elle a déjà notés, elle obtient deux paramètres complets. Le premier montrant comment s'appréhender en général, le deuxième comment véhiculer cette approche, forment un ensemble permettant de classer les postulats personnels par rapport à un postulat global. Pour l'instant elle a mieux à faire ; apprendre par quels moyens discuter d'un raisonnement et en même temps raisonner ; obtenir un résultat en réalisant d'une manière simultanée le sujet jugé par l'objet, contraire et négation ; affirmer, battre et nier en attendant de rencontrer l'événement qui permet d'oublier les vices intellectuelles que les sociétés décadentes mettent dans les esprits par manque de souplesse ; vivre enfin en harmonie avec les autres que soi-même, planète et environnement galactique.
Bess, trop fatiguée pour se laisser entraîner dans des efforts de trafics d'énergie, ou même pour palabrer, referme délibéremment la fenêtre et comme l'on insiste d'une façon bruyante au ras du sol, elle descend imprudemment pour discuter le plus discrétement possible de l'inoportunité de la manoeuvre. Erreur, une fois la porte de l'office entrouverte, il est trop tard pour reculer. Elle est emportée vite fait, poussée, tirée dans sa tenue de nuit pour dévaler la pelouse entre les éclairs d'un début de déluge. Au sous-sol, à peine intallée dans la chambre de Catherine, le nouvel esprit se manifeste. Les apparitions dites extra-sensorielles habituelles s'apparenteraient plutôt à ce que l'on appelle communément esprits moqueurs joyeux partenaires dits inoffensifs sans magie noire, maléfices, ensorcellements, incantations, troubles ou jets de sorts. Cette fois-ci l'ambiance toute autre tourne autour d'un guéridon crasseux, sorte de coussin en peluche, monstrueuse entité à pattes trépignant dans la lueur envoûtante des restes de bougies de Noël et l'âpre odeur de cet encens bon-marché. Etourdie par ces remugles ajoutés au rappel lourd de l'eucalyptol récent, Bess se retient de gémir. Elle comprend qu'elle devrait se lever et partir rapidement, sans parvenir à échapper à son malaise. Sa prudence l'a tenue jusqu'à présent à l'écart de nombreuses compromissions, plongeons trop vertigineux dans les gouffres cycloniques de promenades dangereuses en univers lointains, évoqués en filigrane chargée de souffre. Refusant de s'y poser, elle n'a fait qu'entrevoir ces mondes étranges que l'auto-hypnose évoque, planètres arides aux cascades de sable sec déferlé par bruits de succion, tourbillons à brûlures beaucoup plus sensuellement auditives par leurs averses de claquemenus, craquements que visuellement contactables, ombres entières toutes debout, complètes avec ce que cela veut dire sans manquement aucun, formant cités à elles seules derrière leurs fortifications craquelées, scissures labourées de musique comme les tranchées d'un vieux microsillon, apercevant et seulement de loin, presqu'inconcernée ces arbres de cendre se tenir debout dans la forme exactes des ciselures de leurs troncs, trace blanche à la chair épaisse de soleil, branches contre branches pour le dernier feu, entassés, trouvés après leur mort dans une vie serrée sous les craquelures des écorces, fiers de se tenir debout autour des doigts pétrisseurs de pulpe, autour des bras les traversant de part en part, gorge brûlée sous le liquide d'or d'une cathédrale embrasée. Elle avait vu calmement sans crainte aucune, ces villes en cendres se dresser dans la lumière exacte de leur front, mur après mur dans les épaisseurs minces de l'air, entassées sous la brûlure même de leurs briques précises de charrée lourde, serrées en fantômes de villes que la main traverse dans les pierres modelées en déchirure de terre cuite. Sans aucune question à poser elle avait rencontré des hommes de sable, debouts dans la cendre épaisse de leurs chevaux, sous les empreintes calme de leurs doigts les crinières se tenant dressées contre la course ultime d'un galop immobile, blanc sous la lumière droite de l'astre, illusions exactes de leurs robes moirées et elle avait plongé ses ongles dans les flancs qui s'ouvraient secs et pâles, tièdes d'avoir tant brûlé, fragiles statues éphémères dans la vision éternelle de leurs fronts, au-dessus de leurs naseaux levés. Elle avait marché légère et rieuse le long des routes blanches, claires par le feu calme qui les rendit ainsi et ses pieds s'enfonçaient dans une terre fertile à l'herbe grasse, effritée par le diamant étincelant de cette couleur brûlée qui n'existe pas, devant la lumière aveuglante, rochers montant en flèche à l'infini en décor brillant et bleu, découpé avec précision dans l'épaisseur fragile du fraisil, copie redessinant en clair les ombres des falaises dans un univers de pluie de cendre épaisse, de cendre blanche, de cendre simulacre du passé, de cendre éblouissante, tendre, charme d'une douceur chaude sous les doigts qui détruisent en un mouvement lent et surtout volontaire l'immobilité de la courbe pour la faire éclater en poussière de soie clignotante, traçant dans le sillon des vagues, la mer seule dans le reflet métallique du fer se retournant vers elle jusqu'à la barque, les mots signifiant que la chance la protège par chanson à condition de ne pas provoquer, c'était avant-hier, c'était hier.
Aujourd'hui, la faiblesse actuelle qui la tient passive en état de demi-prostration, la rend terriblement vulnérable. Elle n'aurait pas dû venir, elle se le répète. Il est trop tard, ses membres se ramollisent, sa tête penche en arrière, des ombres portées se détachent des rideaux. Un manamouchi grec extêmement rare en parchemins et honneurs byzantins, mycénien grelucheux et graphiteux, une tulipe chinoise plus vivante que la main pâle barrée de cicatrices qui la porte, une tête de cadavre très puante tracée à son intention manqueraient de la plonger dans une terreur irrémédiable, si elle ne se répétait à mi-voix que ce n'est pas possible, mais pour combien de temps. L'heure avance inéxorablement et réussit finalement à se saisir de son esprit grièvement las, les murs de la chambre en profitent, tourbillonnant avec horreur avant de se renverser tout à fait, dévoilant un étroit passage mouvant fait de liquide noir et bouillant qu'il lui faut traverser, entraîné par les yeux, glissant glissant entre les gouttes, sentant qu'elle est en chacune, parlant leur langue sans accent. Pendant un moment la forme qui l'emporte, se retourne légèrement indulgente pour l'attendre, formant rivière, entourant exactement son cou, tirant sur ses membres pour les allonger et renversant les étoiles franches sous les reflets pâles des arbres joujoux, sous les arches sombres et claires des pierres, étendant sa large muraille contre les chalands enfoncés dans l'eau, contre les éclairs marbrés d'or de son ventre, contre les poignards courbés et ciselés, de sa flèche ouverte contre les sillages, de sa chair liquide au pont droit de gemmes, posant son flanc large et noir, d'un bord de Seine à l'autre côté, redescendant le long de la Loire, soulignant son plan, gorgeant le bassin entier de l'unique flaque méditerranéenne, emmaillottant les gestes de Bess d'un côté à l'autre en la balançant.
Pourquoi faut-il qu'elle se sente par l'eau terrible, couler désespéremment en troupeau de bétail humain, convoi mobile à chaque tournant, tête penchée vers la terre cachant sa toux sèche et large, blème pourtant, construisant avec ses os, des apparitions de claveaux, des blocs étroits et infinis éjectés de la terre dans la brume sale des gris aériens, dans la moite glace humide des touches, en carrés découpés d'ouvertures éteintes qui de leurs rétines mortes regardent à demi. Elle jette vite les arbres squelettiques contre le papier peint du mur, fuyant la clarté, chaque large drame prenant, se projetant dans la justesse faible des pas qui se croisent, elle voit partout par les yeux de l'autre Bess, gorge nouée, un homme qui se pend dans l'entrelac bloqué de ses pensées, au milieu d'êtres étranges mourants d'amour et d'angoisse renversée. Elle veut arrêter ces rames de wagons vides qui en marche descendent vers elle des trains du matin, car il ne faut pas que la lumière sache qu'un seul mot d'elle peut amener leur mort ; se débattant elle veut stopper la foule qui s'entraîne à piétiner dix fois, sur les mêmes pavés de doigts saumâtres et mous. Pourquoi faut-il que son corps bouge encore sous le regard meurtrier de la nuit suburbaine, dans les colonnes étroites et jaunâtres que les lampes font glisser jusqu'au sol devant cette phalange coupée à droite que l'on jette dans la poubelle simplement, un cil taillé à gauche que l'on recolle et le foie du babouin pour toutes ces bouches qui se taisent, pour tous ces muets coupables, pour ces murs quadrillés de police ; pourquoi faut-il que la ville se jette incessament vers le fleuve passé vers l'océan fini, deux fois ou trois, c'est une perte de temps, un coeur ne peut pas s'éteindre à chaque fois, il reste toujours un peu de silence que nous aurons toujours du mal à regretter. Bess court le long des rives sales d'une ville dorée qui se sait ondulante en miasme mouvant qui se tait et enfin cela passe, cela passe en nausée d'hébétude, c'est presque fini maintenant, c'est passé, jusqu'au moment où le vide se place au milieu des adolescentes surprises, étonnées d'entendre cette voix de femme inconnue cesser de psalmodier dans le vide pour surgir du couloir murmurer entre deux claquements pétrifiés.
Lorsque le moment de la mort silencieuse sera enfin venu, Bess finira dans le martyre du bûcher pour y être brûlée. Sur la table, le verre que des mains maladroites essayent de suivre dans l'écriture des lettres éparses, même texte qu'un vent fort et bruyant renverse dans les cris, verre qui éclate. Dehors l'orage tonitrue ; la pluie s'infiltre ; Bess éperdue s'échappe, court jusqu'au haut des collines, refusant de se laisser piéger par l'anormal. Elle sent son appartenance aux éléments : plante, animal, métal, toche, planète, ne faisant qu'un avec l'autre partie, mais elle refuse cet irrationnel qu'elle pense ne pas pouvoir manipuler, silence sur la non-préparation, refus par inadaptabilité, souple elle serait passée par le chat de l'aiguille. Le temps est passé, repoussé au futur s'il y en a un et sera-t-elle prête à ce moment-là ? Plus tard elle essayera de comprendre où peut se glisser la proposition martyrologique qu'elle sait pouvoir refuser ; elle en rejette l'approche pour l'instant, jamais plus toucher aux forces incontrôlées, rester sur la rive du rationnel, recherche interne des actions, bouclier d'une armure fragile dont il faut boucher les trouées dangereuses avec des petits riens d'une vie réfléchie, intellectualisme étriqué du bandeau sur les paupières. Sa compréhension médiumnique que tout enfant possède était ouverte, elle va la fermer.
Courant sous les giclées cinglantes des grêlons jusqu'à la porte de la Bastide, se retournant pour voir ce qu'elle laisse : la maison du Berger, ses amies excitées par les jeux bouillants, incohérences, incomptéhension incoercible venues d'ailleurs et de ses phantasmes, qui est vrai et qui ne l'est pas ; d'un côté les rêves ou illusions produits en état de veille ou de sommeil, vécus en spectateurs concernant agissants, d'autre part les sensations-informations considérées comme réellement venues de l'extérieur bien que teintées par le-dedans. En bref, un ensemble se retrouve groupé sous le même vocable d'informations externes-internes à pourcentages inverses, divers selon le moment, fluctuants d'après des règles encore inconnues, forces obscures indéniables mêlées aux exclamations des appels enfantins. Bess s'additionne les réflexions, et assise sur la pierre d'entrée de la cuisine, communément appelée gratte-cul, sourit enfin aux nuages, évocant les diables de la nuit : Eric le Borgne, Gonzague, Rita et fils de l'eau, petits camarades des jeux passés, serpents, rats, phantasmes incolores, pour les renvoyer avec ferveur et tous en bloc à leurs moutons.
Episode 5
Grande activité du matin, par une journée précise d'effervescence et il faut faire vite lorsque l'on entend le bus de ramassage scolaire klaxonner au bas de la route, dans les cris d'effroi des retardatai,res moqués par les bouches pleines de tartines d'appoint des prévoyants réjouis, par claques génitrices pressées affectueusement sur le derrière des trainards, boucan fait de poubelles renversées par les chiens en liesse stimulés dans l'égrégore de sensibilité grasse hautement énervée jusqu'aux explosions de rire, gestes maladroits dévalant l'allée dans les croche-pieds, les cartables de haute voltige et par-ci par-là un brèf pleur de genou couronné ou un haut-le-coeur d'impossibilité à grimper assez vite les marches géantes de métal du monstre auto-mobile. On est nombreux à s'y entasser de la Bastide et des alentours, greluchons, princes et gredins, sages, farfelus et coquines. On retrouve les autres, venus d'arrêts précédents, supérieurs de par leur ancienneté dans le parcours leur accordant les meilleurs places, la connaissance sur l'ambiance matinale, les tagots de quartier, l'avance dans la relecture des leçons. Un regard en arrière sur le portail disparaissant derrière le tournant. Un car de buée aux banquettes chaudes, les barres verticales blanches soutenant les sièges, les murs de faux velours blanc intérieur, parfois maculé, les dossiers noirs, brillant cuir ou simili, prend la route en zigzag qui descend dans un tunnel de lumière hachées, les ponts se succédant au ponts, éclairant le visage lisse de peur nacrée de la jeune surveillante, doigts longs et bleus assortis à l'autocar de luisance pâle, ouaté de vitres brûmeuses de matin noir. Elle a un haut de robe de dentelles découpées en relief sur la chair blanche, un imperméable serré par-dessus ; elle mords le rouge en soie sucrée de la pulpe contractée de la lèvre ; elle a posé à côté d'elle un sac à carreaux vert et balnc, fermé de rubans qu'elle tient serré. C'est une fille qui sait ce qu'elle fait, malgré l'agitation imprécise de ses doigts précis. Elle jette la fine bague qui ne comporte qu'un seul anneau, puis elle la ramasse au milieu des cris d'extase des chérubins conquis par les secousses des roues le long des trottoirs grisâtres, fouettés d'eau giclante fuyant en parapluie jusqu'au toit et redescendant en rigoles hésitantes sur la conduite à tenir, droite, gauche, par la vitesse du vent, secousses des courbes penchées de la ligne "Sainte-Anne/Siblas".
L'école arrive trop tôt. Elle vous saute dessus sans crier gare alors que l'on croit avoir encore un long moment de jeu de dés derrière le dos carré du chauffeur, avec les coups de pieds des perdants masculins et les pinçons des filles. Que c'est bien d'être parfois externe lorsque les hasards des garnisons permettent aux parents de revenir à la maison s'occuper des études. Le travail devient joyeux. On a presqu'envie de le faire, ce qui ne va jamais jusqu'à l'acte volontaire. Gaîté légère de la vie de roi qui non seulement fait presque ce qui lui plaît, mais de plus, garde savoureux, le désir frais aiguisé. C'est ce qui va se passer en ce jour de veille de vacances, plus éblouissant de la certitude des punitions inutiles repoussées à plus tard, se transformant en épisodes anodins détachés de leur contexte gênant par relation de cause à effet. La journée s'annonce bien, à part le sentiment du quelque chose qui ne va pas pour la nouvelle surveillante du trajet, nuée ardente qui empêche d'être complètement heureux, puis on oublie. Alors c'est la débandade déchaînée, les collerettes volent, dentelles macramées, par-dessus les moulins. On est toujours en début d'année scolaire. Personne ne s'est encore rendu compte qu'elle serait mauvaise, bien que les intéressés à la conscience tranquille, le sachent ; c'est Byzance. On refuse alors d'apprendre quoi que ce soit et uniquement axée sur le vol des canards sauvages rendus séculaires par refroidissement des réflexes pollués. Bess devant deux élèves tassées dans le fond de la classe, fait son numéro de haute voltige acrobatique, pied posé au bord du banc, envol omaplatique dans le dos du professeur de mathématiques affairé d'une manière inconsidérée à son tableau noir ; rien de perdu, les chiffres faisant partie de ses meilleurs matières. Bonne, bonne journée malgré ou à cause de la chute sur les carreaux. Le brave vieil homme caresse la bosse de sa brillante, quoiqu'harassante, élève. Les deux arrivantes ont-elles bien tout vu, tout bien vu ? C'est indispensable.
Dans l'après-midi, l'étude s'illumine d'un soleil inattendu. Bess s'en emplit les yeux à perdre la vue. Le siège et le bureau s'en soulèvent dans la pièce. De sa place, elle ouvre avec l'intérieur de son crâne, la fenêtre à carreaux étroits bloqués de barreaux, puis la porte. Elle sort, marche sur le chemin, surprise de voir que personne ne lui barre la route, court jusqu'au champ, chante, danse, ivre de ce vin éclatant du rire, dessinant les rives de lianes habitées de sève vivante, descendant à côté des bateaux enluminés, plus vite, encore plus et de plus en plus vite avec Phaéton à rayons tournant en roues d'artifices sur des avenues étarnges barrées de buildings vibrants d'une musique rouge, âpre de révolutions millénaires, réussies pour toujours devant les passants saisis plaqués sur les murs, avant de se laisser tirer par une farandole future. Elle, de son côté, toujours affulatrice, étant partie dans des inventions plus que bien, en oublie d'entendre la cloche de fin de classe, surprise par l'agitation exarcerbée qui lui revoit au nez ses cahiers.
Ce que Bess préfère, c'est le retour. Il n'est jamais semblable à lui-même, glissant tantôt de neige fondue ou peut-être noir de nuages descendant par marées imperturbables, remplies d'humidité à absorber par poumons entiers. Quelque fois le soleil y est traître, dangereux même au soir, après l'arrivée sur le perron. Par moment il est crû et froid comme le vent de la nuit, exceptionnellement brutal et glacé, glissant par les vallées du nord, lavant toute chaleur, prévoyant un séjour de trois, six ou neuf jours selon son caprice. Il secoue le collectif de la voiture, déchiquète sur son passage les feuilles des platanes et aussi relève gaillardement les jupes des femmes, arrache les écharpes, les sacs, colle des papiers gras sur les visages rétractés, bouscule dangereusement les devantures des magasins, soulève de terre les jeunes enfants ou les vieillards, chaque personne légère qui se cramponne à ce qui lui tombe sur la main, justifiant la légende de l'âne volant du Gonfaron. Lorsque le mistral mollira, le vent d'ouest ou pounentau, l'un des trois cent soisnate cinq vents de Provence le remplacera, charriant les nuages lourds d'un orage tombant toutes les heures en tornades furieuses. Les ruelles se transforment alors en torrents balayant les chaises, les paniers, les trétaux, d'une large claque, tournant autour des angles des portes en tourbillons glauques. On conseille en cas de "souffo-brefounié" ou vent-de-la-tempête-qui-mugit, de se munir d'une bouée et de rames pour lutter contre les courants violents de milieu de chaussée. Quatre heures à peine de déluge, puis le grand-beau temps revient chaleureux, avec caché, tapis, camouflé par derrière en guettant un moment propice, le vent, qui sera peut-être soit "broufounié de mistrau" ou mistral tempêteur, soit la "marinado" brise de mer, à moins que la tranmontane venue du Roussillon apporte une liche de bouffée de venternado léger. Pendant que le véhicule traverse la vieille ville, ses passagers s'amusent follement à saute-mouton sans écouter les réprimandes de la jeune surveillante, tous indifférents au familier paysage haut en couleurs, fête des yeux et des oreilles. Ici, les habitants ressemblent à tous les Méridionnaux du golfe. Contrairement à ceux de l'arrière-pays, ils rient, crachent, parlent fort. Les marchands ambulants vendent des mouchoirs un jour et le lendemain du miel, des amandes grillées, des foulards dont les couleurs criardes disparaîtront au premier nettoyage. Les petits bourgeois arpentent inlassablement la voie piétonne aménagée du port marchand au club nautique entre les cafés, les boutiques de souvenirs et l'eau sale clapotant contre les jetées artificielles, les coques des bateaux, au milieu des odeurs des épices, du maïs vendu à la criée, des interjections, des bousculades et des insultes qui s'ensuivent, surtout lorsqu'un chapardeur agile, profitant de la confusion, détale avec son butin, au coeur de la foule cosmopolite, matelots, ramoneurs, vitriers, circulant entre les dames qui font toujours le plus vieux métier du monde rue du Pavé d'Amour, poissardes, garces féroces aux injures faciles, fortes matrones, jeunes filles fardées, poudrées, blasées, désabusées d'avoir déjà tant vu, Anglais saouls comme des bourriques, escadre U.S., marine russe, kamikazes japonais et avant, portugais, inquisition espagnole, romains, corsaires, flibustiers, légionnaires, petits gibiers de potence, bagnards, assassins. Leurs qualités sont faites de force et de cette vie aussi intense que celle qui les environne, haute en couleur, lumière aveuglante soulignant les tâchetis bigarrés, jaune vif des citrons, rouges rayés des échoppes de toile, indigo des macadams, chemises bariolées des hommes, mèches vertes et roses de la chevelure de nombreux adolescents. Les teintes chromos, chamarées, jaspées, multicolores recouvrant tout, des murs au plus haut des nuages. Que dire de l'arrivée sur la hauteur lorsque les vitres reflètent les maisons diminuées à la taille de champignons, les cyprès miniaturisés du cimétière et au loin le port brillant du soleil du printemps, de lumignons en hiver, luminaires en rampe soulignant les triangles formés par les mâts et les ponts des bateaux militaires, modèles réduits parqués soigneusement côte à côte, quai à quai, solidairement prêts à lâcher leurs sirènes pour un rien.
Cette nuit, il va y avoir fête. Oncle Archie, célèbre violoniste va jouer, accompagné des ses premiers violons de frères avec en prime de choix, Granie au piano. Les autres se mettront à chanter lorsque le concert devenu moins sérieux s'accommodera du médiovre et d'objers divers devenus pour l'occasion instruments de musique. Franck, honnête et modeste garçon raclant avec conscience sa contrebasse, venant d'être reçu au conservatoire, en est le héros inattendu vu qu'il préfère mille fois les études plus intellectuelles à l'harmonie, discipline qu'il exècre. Soirée prometteuse toutefois dont il faut bien combler l'attention ça et là par des préparatifs de toutes sortes, culinaires ou décoratifs. Pour Bess, l'occupation est déjà toute trouvée. Tous les soirs, rentrant de classe, elle va dans la chambre de son père pour faire des maths sur le mur situé en face de la croisée et faisant office de tableau. L'intention était dans les tous débuts de lui faire rattraper un retard dans une matière pour laquelle elle ne semblait pas douée. Au bout de quelques mois la patience de son père, leur amour commun de la perfection dans la beauté des chiffres transformèrent la corvée en passion exaltante. L'aventure était au bout du crayon passant par la découverte, et on ne savait jamais ce qui aller se passer en fin d'équation, Bess pénétrait dans le monde magique des nombres avec un perpétuel enchantement, passion des lignes idéales de mathématiques floues sans aléas er pourtant sans destin fixe rappelée par les ensembles cumulatifs du réveil lumineux dessins fascinants dans leur élégance répétitive des minuits 00.00, vingt-deux heures vingt-deux 22.22, puis extension des inversions symétriques 10.01 grandeur lourde du 10.10 et enfin suprême finesse, celle qui se permet de ne pas être parfaite 08.07 ou 22.32, c'est-à-dire en résumé d'abstraction X.NX, approche vrillant la pensée de sa délicatesse tendancieuse jusqu'à se glisser dans des domaines divers et saugrenus pour rechercher le hiatus, glisser un ingédient incongru dans un plat, peindre exprès le défaut parfait qui gâche la toile, l'erreur sans laquelle le tableau n'est qu'achevé, donc acquis.
Une certaine prescience des caractères numériques pénétrant sa chair, orchestrait ses membres, artères, viscères, nerfs et glandes, pairs et impairs, premiers et entiers, cascades incommensurables des inachevés imparfaits, regoignant en communion totale la déité du zéro, le vide du mot arabe au cours d'écriture secrète face au nombre d'or, cathédrale du calcul chargé de code, l"héritage symbolique, partage profond de la matière pensante se reproduisant dans chaque cellule, s'exprimant dans les signes du zodiaque, mystique des nombres sacrés cabalistiques, la lune 18 des tarots, le diable du 15. Bess découvre sans surprise le lien entre les caractères et les arcanes du prénom forgeant sa destinée, 8 la justice, 10 la roue de la fortune ; l'équilibre, l'ordre, la régularité commandés par les combinaisons arithmétiques ; analogie terrible entre le chiffre qui dicte et le malaise qui en dessine les sommes. Leur rétroaction chimique, mouvement vital engendré par le montant, hiérogliphes inconnus à la science redoutable, possédant une valeur organisatrice du monde par le potentiel négatif-positif de la forme, rêve prémonitoire de Pythagore à une époque amputée du zéro, le néant inoccupé selon lequel tout ne sort pas du nombre mais est formé d'apparence, conforme au nombre, puisqu'en lui réside l'ordre essentiel.
Elle sait voir en ces abscences de représentation, les étoiles faire la fête, les jeux de l'amour tracer des équilibres incalculables dans le ciel, l'esprit sombrer dans la recherche impossible des racines de deux, personnages égnimatiques circulant incognito sans proportion entre les divers qualificatifs. Sur ces chemins, perdant ses concepts fraîchement acquis, elle s'éloigne sans cesse de ce que l'on connaît ; d'agapes en jubilés elle va plus avant, plus profond, plus ineffable aussi. Lorsque les images enfin devenues méconnaissables se forment en écharpe chamoirée tel le sable doré des dunes aplaties posées sur l'océan, elle voit leur horizon devenir un désert infini dont l'air immense rassasie celui dont le coeur se prépare en retraite de solitude, reçue favorablement. Mais l'autre dont l'esprit amenuisé cherche encore des herbes pour s'accrocher, saisi d'angoisse, sans oxygène dans ces hauteurs, traduit le vide fou plus pervers que l'écho, en plainte lancinante, refus d'isolement, ongles accrochés aux murs pour effacer les soustractions trop intenses remplaçant l'un de moins par une épine.
Episode 6
Arrivé à ce stade, le récit de Bess se mélange dans ses rêves d'enfant avec sa propre histoire. Cachée derrière son pupitre, échappant aux répétitions ennuyeuses de la classe, elle dessine inlassablement des jungles immenses, entrelacées de feuilles de baobabs larges comme des ombrelles, sous lesquels le premier homme renaît nimbé de son aura de candide bêtise. Pas encore rétabli en tribu ordonnée, oublieux de ses racines, il vit simplement. Elle lui ressemble comme un frère. Pour lui, un arbre est un arbre, rien de plus. Constatation lapalicienne, un quart d'heure avant sa mort il est encore en vie, le dualisme cartésien-aristotélicien et son jumeau oriental ne sont pas encore inventés. Il se laisse aller à la douceur de la paix, équilibre stable dans un état de simple sensation. Lorsque les choses se gâtent avec la création de sociétés continues, principe basé sur la perpétuité de l'espèce, la filiation, l'héritage, la suite du père, le processus bidimensionnel le soutient. Car les appréhensions que l'individu a de lui-même, ont des affinités très grandes avec certains de leurs véhicules porteurs, ils s'entraînent les uns les autres. Le raisonnement à trois dimensions né du vingtième siècle crée une appréhension éclatée de discontinuité. Le prochain stade aménera un calcul de plus en plus rapide, quadridimensionnel, de quatre données en quatre positions chapeautant de mille points formant chacun mille étoiles, potentiel de puissance d'étoiles. Lorsque l'individu arrive enfin à une pensée sans dimension ne reposant sur aucune position, il est prêt à retrouver ses origines d'un état de simple sensation véhiculé par un processus nul dont la position apparentée à une mort, point zéro, sans poste défini, hors-circuit, oublie le rôle restreint et infini de la séparation entre le plus et le moins qu'il avait décidé de lui faire représenter. Là sera le point final de l'initié redevenu sorcier, individu si extrême, ne ressentant plus en lui qu'une impression très éloignée de ce que les hommes habituellement éprouvent ; il est au-delà, glisse dans une forme que le livre des morts tibétains décrira comme étant cette apparence au dehors du langage de la vie. Baignant dans cet univers clos de vide, l'état qui caractérise l'individu en cet instant est étale, en latence de rien. Pourtant le potentiel d'un être semblable paraissant être ailleurs, est si fort d'intensité spirituelle que le moins sensible des vivants n'ayant rien à lui envier n'a plus à juger sur ses propres critères. Il faudra bien un jour que l'on sache ce que veut dire ce parfait mystère fait "homme accompli", vers lequel on est obligé de tendre.
Le repas en est enfin au dessert. Devant sa compote de prune mélangée à toutes ces affolantes merveilles, Bess éclate de rire jusqu'aux larmes. Jamais la morbidité dans ces sanglots exprimant au contraire la lutte pour exister et cette terrible excitation à sortir de sa gangue. Le chemin sera long et en attendant elle sort de table pour éviter le possible drame ; sa famille en a vraiment assez de la manipuler avec des pincettes, elle le voit dans ce mouvement défaitiste qui se déroule tout autour des couverts. Alors, avant la probable altercation, elle sort dans la nuit glacée, courant tout au long de l'allée couverte d'arceaux verts persistants, jusqu'au puits dont la margelle reste ouverte sur le seau vide. Elle se penche ; elle regarde au fond du trou ; elle voit glisser des parpaings, de la mousse. Au bord du creux son regard tombe comme une pierre ; à sa suite, il descend des flèches brunes, des oiseaux, une maison, un grotesque nuage noir tout rond, un pistil qui bascule d'un seul coup de marche en marche, des gouttes de miel, du sel, des montagnes de toiles et un petit galet rond comme un bouton. Il dégringole des hommes, des femmes, des terres entières, le ciel plein de saints chantant alleluia, la mer à boire et Dieu le père qui la gronde comme une enfant. Elle observe, surprise, au fond du puisard, ces processus de pensée dont elle se sert pour véhiculer le verbe qui se crée pour et par ce transport, les onomatopées et signaux de rétroactions à chaque étage, mariages préférentiels en chevauchements d'unidimension et état de simple sensation, de fixation bidimentionnelle sur la continuité, d'attirance de la tridimension pour la discontinuité, de l'affinité des quatre dimensions pour une sentivité continue-discontinue et retour des appréhensions de simple sensation avec un raisonnement sans dimension, summum de la découverte. Les images se retournent vers elle-même en bouillonnnant au fond de la cavité devenue derrick grondant de pétrole enflammé; l'enveloppe se colle d'elle-même contre l'envers; les cloches sonnent la même antienne que par le dernier hiver; les moquettes déroulent en cascades de chute vers le fond du paréo de laine bordée de fleurs, de fils anciens, de couleurs sales, de morceaux de pain bordés de rouge, de noir, de beige cousu de gris, de larges morceaux de verre violets et noirs. Elle se penche pour contempler dans le fond imprenable les serres pleines de bouquets, les étés aux treilles pleines, les orangers, et le petit garçon qui venait chaque soir vers elle pour jouer avec la mer, la plage, la forêt. Avec lui, tombe finalement une faim grande comme une maison, dans ce trou rond couvert de mousse qui lui fait mal au côté, plié telle une malle aux serrures dorées, fermé sur le gouffre large qu'elle porte en elle-même, trou grand de maison de vacances, ouvert en porte cochère pleine de joie, de sourires, bégaiements rieurs, flammes et bobèches. Elle se penche sur la margelle et le noir monte jusqu'aux cils pour couvrir d'un voile velours, les balustrades et le petit jet d'eau, la statue, le bois scrupté, le cri du train sur le jardin du bas, la faux, le spectre du jasmin, la terre chenue, épaisse, chaude qui tombe en gouttes d'huile de lin sur le soir d'après, lorsque le cloches se turent. Le bassin se remplit d'eau couverte de craie; les poissons sautent hors de la vase pour s'amuser aussi avec l'air. Mais contre l'herbe, Bess se retourne et par le trou regarde tomber les feuilles entières de ses cahiers de classe, la lune et les étoiles, les bûches fumées des jours moelleux que le froid encercle. Elle tâte tout au fond de son côté, le gros trou rond découpé comme un coeur, creusé sans fond, grand comme une maison et les corbeilles qui tombent en cascades, le pain, le sel, les tartines beurrées, le chocolat des goûters enfantins, la mort des autres et la mort de soi-même, le grand vertige et la peur qui plie, les robes vertes, l'eau glauque, le noir sans fin, les reflets bleu argent du lac, le bruit de la coquille d'oeuf que l'on creuse comme une faim. Elle regarde le trou immense du puits ouvert sur le froid, creusé au-dessus de sa hanche comme un coeur et elle tombe dedans.
Episode 7
Bess ne sait pas qui elle est. Ou alors, elle ne le sait plus.
Elle n'est pourtant pas amnésique. Elle se souvient parfaitement de tout ce qui lui est arrivé depuis sa naissance et ce qu'elle a oublié, on le lui a raconté.
Ce matin, le jour s'est levé normalement, sans aucune difficulté. Elle est sortie de la maison où habite sa famille. Elle connait par coeur le nom de la rue et le numéro de la Bastide. Sa tête est en ordre, sans pagaille, claire. Il n'y a rien d'anormal et pourtant les normes ont disparu. A la place, juste un trou écoeurant, la plaçant sans défense, en dehors du reste.
Autour de la fontaine, les lumières tournent dans le mauvais sens, faisant des plis sur les fleurettes violettes des massifs, agitant les poutres des murs et les tissus tendus devant les fenêtres. Elle aperçoit, dans la vitre d'une voiture, sa silhouette pas tout à fait conforme, avec des vêtements ressemblant aux siens. Elle s'inquiète. Et si quelqu'un venait les réclamer, en l'accusant de les avoir volés ? Elle serait perdue. Elle se sent mal à l'aise sous cette robe d'emprunt, telle une intruse, perdue dans une ville étrangère. Elle n'a pas le droit d'être là. Elle en est sûre. La première personne venue peut la démasquer et la dénoncer.
En état d'insécurité totale, elle a peur et a envie de se blottir, se cacher. Alors, elle monte vers l'église et se dissimule derrière une des colonnes du parvis au milieu d'une foule d'individus étranges, exerçant sur elle une impression familière et en même temps nouvelle. Elle les voit remuer leurs lèvres mollement dans un bourdonnement sourd, mélangés de tintements de clochettes. Au-dessus des corniches, les cloches se disent entre elles : ELLE EST LA. Elles préviennent de sa présence des ennemis invisibles. Il faut prendre bien soin de cacher son jeu. En même temps, dans un sentiment flou d'inutilité, elle en est surprise.
Derrière elle, sur les trottoirs, les gens commencent à circuler rapidement. Ils ont l'air de savoir où ils vont, ce qu'ils sont. Dans tous les cas, ils en donnent une bonne impression. Elle, elle ne sait plus qui elle est et elle ne sait plus depuis quand. Elle se demande pendant combien de temps, elle pourra donner le change. Il lui semble impossible de passer inaperçue. Très vite, quelqu'un va crier : "Elle ne ressemble à rien. Elle n'est RIEN. Et on la chassera".
Debout, devant elle, un homme brun avec une veste noire, se gratte derrière la tête, un petit bouton blanc si distinct et si grossi, qu'elle croit se le gratter elle-même. Elle renifle son odeur de tabac froid. Proche de lui à le toucher, elle s'imprègne de son apparence précise, heureuse de se réfugier dans cette enveloppe solide. Il est plus rassurant de s'imaginer être quelqu'un d'autre plutôt que rien.
Le jeu amusant est tout de même assez angoissant. Il ne faut pas que cela devienne envahissant. Elle n'est pas folle. Elle sait qu'elle n'est pas vraiment cet homme en noir, ou alors pas tout le temps. La gomme géante qui l'efface depuis le matin, fait des vides, que les autres personnages emplissent épisodiquement. Bess sait, heureusement, qu'elle est aussi une petite fille. Elle n'a pas ces cheveux clairsemés qui laissent apparaître la peau rose et lisse du crâne, ni cet ongle en deuil posé sur l'oreille. Elle n'est pas ce type et pourtant c'est terrible, quelque chose lui dit qu'elle l'est. Elle se gratte. Elle voir le bouton devant elle et en même temps, elle le gratte derrière sa tête. Elle sent sur elle, le tissu du complet rayé noir et blanc, trop chaud pour la saison. Dans sa poche, il y a un mouchoir bleu dont elle touche, par la main de l'homme, le tissu doux, un peu froissé.
La réalité est là, évidente. Elle est devenue cet homme. Fatiguée, effrayée, elle n'arrive plus à s'échapper de la cage. Il faut absolument reprendre des forces, se cacher encore plus, se pelotonner. Elle ne sait pas comment, mais il le faut. C'est très urgent. Sans quoi, elle est enfouie pour toujours dans la peau de quelqu'un d'autre et c'est à hurler.
A côté d'elle, une jeune fille soupire et la frôle de son bras. Ce brusque contact la réveille, en la ramenant une seconde dans son propre corps. Les cloches se mettent à battre. Les chaises se frottent sur le sol. En se mettant sur la pointe des pieds, Bess visionne cinq sur cinq, un peigne doré, prêt à plisser des cheveux gras. La fille se balance, épaules tombantes, au rythme de l'orgue électrique. Malheureusement, c'est encore avec les yeux de l'homme que Bess regarde ces hanches larges, attirantes, désirables. Elle serre les paupières avec force, car cela devient vraiment dramatique. Elle voudrait bien se mettre en colère pour ne pas pleurer. Elle ne veut surtout pas être ce bonhomme et elle à la fois, se sentir plus lui qu'elle, sans comprendre pourquoi c'est si triste. Pour se ressaisir, elle chantonne avec les autres, en posant les yeux sur les têtes des anges des colonnades, en évitant de visionner l'épaisse nuque masculine.
Sa voisine se racle la gorge. Bess contemple la ligne renflée du cou et de la poitrine, voilée par la robe jaune. Le tissu se fronce en plis, ou plutôt en volants autour des hanches. Il fait très chaud, par bouffées. Bess respire doucement, à petits coups. Le quidam importun quitte son esprit silencieusement, disparaissant enfin définitivement avec cet horrible malaise. Il lui suffit donc de lorgner un peu aux alentours. Elle scrupte la fille, avec tellement d'avidité, qu'elle en a honte. Le décolleté du corsage, forme un coeur profond, aux bordures sales. Elle observe, comme avec une loupe, la piqûre de la fermeture éclair. Elle se voit placer le fil safran sur la machine à coudre, le glisser dans les passants, puis entre les poulies, contre les rouages, pour réaliser cette robe jaune.
Attention. Voilà que cela recommence. Il fait plus froid, brusquement. Ce n'est pas la petite Bess qui a fait cette robe orangée. Elle le sait bien. Même si elle en a fait de semblables pour des poupées, elle n'a pas fait celle-là. Elle s'en souviendrait. Les cheveux de la fille ont un mouvement torsadé sur la nuque. Ce ne sont pas les siens. Une mèche tombe. Ils ont besoin d'être lavés. Ce matin, Bess les a coiffés. Puis elle a fardé ces yeux marrons. Elle voit l'oeil s'allonger sur le crayon. Elle l'a fait elle-même, en se levant. Elle sent le tissu mou du col blanc, au ras du cou. Elle se voit dans la robe dorée. Tout tourne dans un soleil. Les cloches bourdonnent de nouveau comme des plats de mouches. Les bruits grimpent en chandelles, sous les voûtes. Eperdue, elle contemple ses mains ouvertes, suppliantes.
La catastrophe est achevée, là, en elle. Elle sait que sa jupette est en toile bleue et non pas citron. Elle n'a pas de noir sur les yeux, pas de rouge sur les ongles. Ce vide écoeurant n'est pas un malaise, mais la réalité. Elle n'est plus rien. Impuissante à sauvegarder sa personnalité, incapable de rester elle-même, elle ne sent même plus l'utilité d'être quelqu'un. Un amnésique ne sait plus qui il est. C'est entendu. Elle, elle sait qu'elle n'est plus personne. Elle est devenue tous ces gens, ces hommes, ces femmes lui imposant leurs grimaces, leurs émotions, leurs volontés. Elle s'était, quelquefois, amusée à imaginer les pensées des autres, à s'inventer des sensations. Est-elle en train de payer, pour avoir voulu jouer avec le feu ? Ou s'était-elle créée des personnages, pour ne pas s'avouer que sans rôle, sans ces étiquettes refusées, elle n'était rien ? Maintenant, elle rembourse. Pourtant, est-ce une raison suffisante pour s'effacer ?
Elle veut partir tout de suite, sortir de l'église en courant, avant que la foule ne se retourne, pour la traverser de son regard perçant, sans la voir. La fillette invisible qu'elle est brusquement devenue est terrifiée à l'idée de s'identifier à tous ces gens, prenant à sa charge, ces défauts criards, ces varices le long de leurs jambes, ces joues couperosées d'alcooliques, ces visages éteints, ces faiblesses, ces tics, tous ces vices. Elle a peur d'être violée, emplie de leur vie confuse, entrant par ses prunelles. Elle n'a plus le courage de jouer la comédie de l'apparence, cette lutte inconsistance, inutile, cette routine nulle, aussi absente qu'elle. Le massacre est vite terminé. Ils s'avancent, descendent par vagues, solides, endimanchés, sûrs d'eux, hautains, solidaires, dédaigneux, intouchables. Connaissent-ils leur fragilité, ou bien la petite Bess serait désormais, depuis une minute et pour toujours seule à ne pas exister ? Il faut vite qu'elle aille chez un médecin, un guérisseur, un psychiatre sans perdre de temps. Malheureusement, quelque chose de gris et de métallique glisse sur elle. Elle sait très bien qu'elle n'est pas malade.
L'église se vide. Plusieurs vieilles personnes, cierges en main, font des génuflexions éparses, lentement, ombres portées chinoises sur les draps des autels subsidiaires. Un claquement de bois et les portes se ferment. Des pas, dirigés vers la sacristie, soulignent la fin des oeuvres pieuses. La petite Bess est toujours là, au fond, dehors, exclue, perdue, honteuse, hésitante, nouée, bloquée, secouée de plusations agitées, pouls fébrile, douleurs punctiformes, angoisses prolongées qui exagèrent le processus d'un état de peur et de douleur, débouchant sur le stade de la douleur et de la peur. Elle achemine, crise par crise, en promenade organisée, son système général vers le non-contrôle de la maladie, ou peut-être même de la folie. On ne sait pas.
Dans le même temps, cette galopade dans la gadoue des marais mouvants, au lieu de lui ouvrir l'intelligence, l'enferme, en dressant les barrières de la non-réalité, dans l'enclos où les chevaux sauvages prenant peur, deviennent aliénés et se fracassent contre les piquets.
Elle se traîne toute la journée, dans un état lamentable. Ses maux de tête l'empêchent de fixer son attention sur ce qu'elle doit faire. Le programme de son futur se couvre de gribouillis inintelligibles. Elle reste assise sur le rebord de la fontaine de la place, pendant des heures, dans une hébétude écoeurante, cherchant à se cramponner à n'importe quelle raison de vivre, sans en trouver, puisqu'elle n'est plus capable de maintenir le moindre contact avec elle-même. Elle oublie sans fin, ce qui l'a concerne, jusqu'à rentrer à la maison.
Alexandre la retrouve par hasard, errant sur le marché coloré des bas-quartiers, près des rues des bordels, là où les matelots, le béret en arrière, ayant fait le plein d'alcool, imitent le langage de leurs bateaux. Sans pouvoir deviner l'ampleur du désastre, il reboutonne sa cape, prend son cartable sur son dos et la ramène à pied en renonçant au car trop lointain. En remontant sous le tunnel qui passe sous la gare dans son odeur d'urine et débouche sur les fortifications désertes couvertes de lierre grimpant, elle se laisse tirer le long de la route qui emprisonne ses platanes entre les murs de l'hôpital et ceux de la caserne. Uniquement préoccupée d'empêcher ses lèvres de trembler devant de nouveaux symptômes de panique, hoquets, troubles divers, nés des crispations de son estomac, elle lui cache son inquiétude. Elle garde seulement le peu de force qui lui reste pour maintenir sa tête droite.
Devant la Bastide, elle renâcle. Rentrer signifie se perdre complètement dans l'acceptation d'une image d'assimilation trop facile qui l'empêcherait de se retrouver. Il lui faut aller jusqu'au bout de la dissolution complète pour vérifier s'il lui reste un point solide, avec une change d'émergence. Faussant compagnie à Alex, elle redescend dans la nuit précoce, avancée par un ciel de nuages bas, en marche forcée vers la ville, pour reprendre le problème, là où il fut posé.
Bousculée par les travailleurs pressés de rentrer chez eux, étourdie par les grincements de ferraille des boutiques se fermant, elle arpente sans courage, les trottoirs illuminés du centre urbain. La nuit est là, totale. Bess ne sait plus où elle en est. Après le tunnel, elle vomit plusieurs fois dans le terrain vague. Elle se sent très mal. Elle s'allonge sous les pins. Il pleut. Elle ne songe pas à l'inquiétude de ses parents. Elle reste ici, lamentable, près des papiers gras d'une poubelle proche en décomposition. L'enveloppe de cette entité appelée Bess, n'en finit pas de se dissoudre. C'est alors qu'un détail de trop, l'odeur pourrie des épluchures peut-être, déclanche le déclic. Le sinistre tableau est trop parfait dans son horreur. Les arbres immenses, immobiles, lugubres gardes mythiques dégoulinants d'eau jaunâtre, le goût de vomi aux commisures des lèvres, les spasmes incoércibles de l'oesophage, la boue gluante sur les vêtements, le son étouffé du train imitant la chouette, cette panoplie de Justine et des Misérables, forme un décor exagéré de tristesse et cette fois-ci, elle est en plein dedans. Elle se voit, jouant le rôle de la désespérée, envie de vivre disparue, regard extérieur de soi, sur soi, hors soi, figeant et détruisant son mélodrame de papier déteint.
Le sang fourmille de nouveau dans ses pieds. Elle se frotte la figure, avec l'eau de la pluie, pour effacer les maculages. Il se lève dans sa tête, une formidable envie de crier tous les mots de la conclusion qui la font exploser. Elle court sur les chemins entrelacés que des piétons ont fait dans le terrain meuble, poursuivie par les rayons que la lune sort de temps en temps des nuages, embrouillés par un fouillis graphiteux. Elle exulte, chante. Quel brusque revirement de situation. Elle va tout recommencer à zéro, tout refaire, sa vie, la société, le monde. Il y a maldonne. Oui, elle s'est trompée par omission, ne voyant à chaque fois qu'un morceau de sa position. Dans les premiers instants, sa liberté spontanée, vivifiante, créatrice de l'enfance se désagrège, par la connaissance de son état. La cellule devient pensante en cessant de s'identifier à sa détermination, par ce regard corrosif, dissolvant ce qu'il touche. Puis lorsqu'il ne reste rien de soi, il faut encore vivre cet effacement, ce vide au creux du ventre, chose gluante pire que les dispositions, ou la mort : la négation de l'existence. Ensuite, le cycle repart, tournant de plus en plus vite, une fois la conscience prise. L'information, qui n'est qu'énergie, arrive par quantas, comme la lumière, la matière. Elle renaît rapidement du néant, pour se façonner, se détruire, disparaître et recommencer. Pour la contrôler, il suffit que sa circulation soit fluide.
En un éclair, Bess formule sa proposition, qu'à chaque instant, l'individu crée sa propre projection, dans un univers crée par cette projection et, qu'en rétroaction, cet univers le crée. Elle avale sa vie, coup par coup. Il lui reste à détruire la minute présente, pour pouvoir vivre la suivante. Entre les deux, au moment de latence, s'installe pendant lequel l'individu se retrouve immature, comme au moment de sa conception. La trilogie immuable, avec son sommet de mise au point, se retrouve à chaque point de la courbe, avec rétroactions rapides entre les éléments de chaque maillon, comme entre les maillons de chaque chaîne.
On commence le lundi, par le commencement qui est la création quelle qu'elle soit. Par exemple, la formation de la Terre. Donc le monde se met en boule, monte en cohue jusqu'à la saturation et explose. Le temps devient plat ; il plane, suspendu au point d'atteindre un excès d'équilibre, éclatant pour devenir chaos. De cette pagaille sort la génération, comme du chaos est sorti du néant. Et le lundi, on entame la génèse qui en a marre de rester simple chose et veut, puissance de la connaissance de la pomme, science du bien et du vrai. Mauvaise idée, car la chose ne pouvant tenir, devient antichambre de saturation d'espoir d'un équilibre, qui se transforme en quoi ? En chaos. D'où il faut bien en sortir quelque chose. Des molécules aux étoiles, l'univers entier naît, grandit, meurt, reste en suspens, pour une nouvelle création du monde, qui viendra peut-être semblable, ou encore différent.
Pour Bess, rien ne sera jamais acquis. L'innocence laissera la place à la maturité de la science, puis à la libératrice dissolution mortelle, en courbe de ligne de Gauss. Ainsi, l'air se liquifie. Le sage devient fou. L'oiseau retourne poussière. Une fois de plus, la spontanéité initiale de la pauvre Bess est morte. Or elle n'a qu'à la créer de nouveau, candeur et aussi candeur après chaque pollution mortelle. De cette façon, elle redevient fièrement semblable à elle-même, pour un temps. Le temps de rentrer à la maison et de se voir dans son propre rôle.
Episode 8
Bess additionne le jour et le mois de sa naissance avec le chiffre de l'an en cours et elle s'aperçoit que c'est l'année de sa réussite. Elle recommence le calcul par précaution. Le numéro six, pas d'erreur. Hourra !
Alors, elle décide de triompher pour une fois. Mais enfin quelque chose de bien, l'abandon total, l'acceptation au succès. Finis les sursauts de conscience, la modestie, le paradoxe d'humilité sociale, le droit au ratage, la faiblesse de l'impuissance méritée. Plus de petits grenouillages. Vite, la grande fricassée, le jamais vu, l'énorme, l'obsessionnel, le grandiose, l'explosion sismique, le ramassage d'étoiles, les doigts dans le nez du ciel jusqu'au coude. Apothéose, c'est pressé. Elle monte sur ses grands chevaux. Elle grimpe trente trois mille étages, s'enfle, devient obèse grassement, va remplir les nuées. Il faut faire gaffe. Si elle pète, tout saute.
Elle se calme superficiellement, uniquement par charité. Bien qu'elle ne mérite guère d'indulgence, cette humanité de faux-semblants qui la poursuit depuis des années, la harcèle de questions vulgaires en foule. Elle pense à ce paquet de milliards de
moutons que sont les êtres humains, toute la salade qui s'emmèle, emmèle et l'emmèle, parce qu'elle ne peut pas penser à elle sans eux, ou alors comme île déserte et les autres en palmiers, mais c'est tout comme.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Un membre de fer sort de ses entrailles, moitié bras d'honneur, moitié béquille. Elle se hérisse de partout. Des coudes, des épaules, des genoux, lui poussent en fleurs, avec leviers pour soulever la terre. Belle machine excavatrice, lieuse, moissonneuse, gerbeuse, qui fusionne, vrombit, tressaute sur place par bonds, en potentiel de marche. Elle va se mettre au travail. On le sent. Un point d'appui, vite, ou elle est capable de s'en passer. Vous allez voir.
On frappe les trois coups. On va gagner et on ne le mérite pas. Tant pis. On sera deux, on sera trois, on s'y mettra tous. On va gagner ensemble et ça va être le fête.
Cahin-caha, en explosions-implosions, rouages craquants, brûlants, interjections-projections, essence en flamme, vapeurs nucléaires, l'ineffable monstre surpuissant, formé de sa carapace vivante qui est soi, - c'est-à-dire Bess, plus l'univers cosmique, - se dirige vers la table, écrasant le chien, un vase, faisant gronder les murs d'interférences, pulvérisant sur son passage les poussières d'objets inutiles mis à la masse. Bess se hisse jusqu'à la taille de l'idole grandiose qu'elle investit. Rien ne l'empêchera plus de propérer. Pas d'obstacle, les molécules s'écrasent, le stylo s'écrase, l'éternité aplatie s'écrase. Crac, c'est fini.
Un coup d'oeil par la fenêtre, il était remps. Le ciel, inquiet, descendait du plafond à tout hasard, pour ouater l'orgasme. Conquérir est une décision à prendre. C'est fait. Refait en deux fois, naturellement. Il y a du pain sur la planche et personne l'aidera. Mais elle est là. Vous n'avez qu'à vous appuyer sur elle. Tout se passera bien. Elle y arrivera. Pas de panique, faites-lui confiance. Faisons-lui tous confiance.
Personne n'est encore au courant à la Bastide. La bâtisse souflotte de sa respiration habituelle. Au bassin, Mademoiselle Vallas chante Mignon, de sa voix de fausset, en lavant le linge. Le minet siamois en frissonne dans les ultra-sons. Augusta, la grosse gardienne, soigne ses palpitations avec une eau de mélisse pour enfant de Marie alcoolique. Les ânes nains de la place Saint-Antoine débouchent dans la cour d'en face, pour faire réparer leurs harnais chez le père Machi. Le mois de juin frissonne avec l'animal sensible, au bord d'une sécheresse dépressive orageuse. Les oiseaux piquent le crotin. Les moustiques vrillettent. Les fourmis fourmillent. Ils sont tous là.
Installée dans la soupente de la lingerie familiale, -pièce silencieuse en ambiance totale de chance spontanée, placée par décalage de plusieurs niveaux, en face du sixième étage du HLM du numéro 6 de la rue de la Petite Sidérurgie, situé entre patio intérieur et jardinet sur ruelle- Bess, pour faire le point, s'assied dans la fauteuil plongeant sur la télévision de ces gens du dessous. C'est une excellente réflexion, grâce à la vue des ramassis de sclérose, jouant avec ses propres alchimies dans les deux hémisphères de son cerveau, que le premier se bloque sur le son, que le second shoote l'image et qu'il n'en reste plus un pour contrôler l'autre.
Elle laisse la bride sur le cou de la destinée. Les yeux mi-clos, doigts de pieds douteux sortis traîteusement des babouches pour surveiller par eux-mêmes, le front bombé de la vedette speakerine monocorde qui sanctionne les catastrophes sans dévier d'un pouce, l'individu, la petite Bess en l'occurence, pas encore petit soie le ver, sinistre, assasiné, asexué, -mais est-ce bien utile- réfléchit profondément.
Que disait-on avant hier? Que d'une part, se trouve l'âme, la belle personne à sensible personnalité, luttant contre les bas instincts et, -on pourrait presque le croire- de l'autre part, il y a soi. Pas de moitié-moitié, c'est net. De l'autre côté du guichet, ils se cramponnent, refusent les contacts, pas de familiarité, ni de linge sale échangé. Ils sont eux, fermes sur leurs positions. Ils ont leurs grenades, leurs robots grille-tout. C'est leur affaire. Ils ont leurs principes et mettez-vous dans la tête qu'ils n'ont rien à faire avec le préposé responsable hypothétique, -encore c'est à voir s'il existe- qui actionne la trappe de séparation.
C'est clair, on le sait. Le fonctionnement est sans bavure. Il y a soi et les autres. Les autres se placent en face de soi. C'est ou lui ou moi, ou un chat, ou un bazar, ou un nuage, ou une action périlleuse. Et les grands esprits chagrins, pas plaisantins pour un sou, surveillent de là-haut jusqu'à partout et nulle part, avec leurs grandes oreilles bougeant dans tous les sens.
Mais voilà où la bât blesse. Bess efface tout et on recommence.
En vérité, on pourrait le dire, que par exemple il y a vous plus elle et rien d'autre; le tout placé dans un grand éther embaumé qui dépend de la tournure d'esprit. Oui on pourrait le dire et c'est pour cela qu'elle va empocher le gros lot. C'est bête comme tout. On n'y pensait pas, tout simplement. Elle vous annonce, qu'en réussissant, elle va nous faire tous bisquer. Il n'y aura plus alors de victoire solitaire. Elle va créer la chance énorme. Comment, pourquoi ? Parce que la réussite des autres n'est plus notre défaite. Au contraire.
Elle s'excite un peu, car l'explication est délicate. Mais suivons-là bien. Si elle affirme que la fortune se capte, seulement en y pensant, on ne la croira pas. Si elle annonce que la projection du bonheur suffit avec la foi en sa conquête on rigolera. Eh bien, elle ne dira rien, ce sera la surprise.
On connait des milliers de prénoms sauf un. Ce terme perdu de l'homme universel dont la parole s'est noyée, est un exemple. Au début était le Verbe. Il était en l'Unique et il en était le Principe. Rien ne put se produire en dehors de lui, paraît-il. Or, le plus inadéquat moyen de communication, le langage, a fait de Bess, une infirme de l'échange. Le monstre se noie sous les peptides créées à chaque nouvelle habitude. Ainsi, voilà la solution : "On va gagner tous ensemble, uniquement en prononçant le mot de Victoire." La création d'un tel égrégore, sera assez puissante pour faire exploser toutes les guignes.
Maintenant changeons de registre en survoltant le cas. Par imagination de l'impossible, nous voyons que Bess est tour à tour, ou en même temps, fillette en vacances, mouche voyageuse, femme au foyer, bébé réjoui, vieil animal gâteux, chien perdu mais retrouvé tatoué et méchant, quasi féroce : bave, muselière arrachée, croissance des canines terminée, ici, au pied, stop, assis, couché, halte à la vilaine bête, assez, au secours, ma main, j'ai mal, appelez les pompiers, c'est horrible.
Car, pour l'instant, l'auteur de l'idée-farce, Bess, celle qui écrit la fable, le moi-je de service, ne sait pas qu'elle crée. Suivez-moi bien. Dans le feu de l'action, on ne voit jamais rien. On vit. On y croit comme un fou. On butine en vol. On laisse courir son bic sur le papier. Comme ça. On se prend pour Victor Hugo en nageur, sans imagination superflue. On se parle à la première personne du singulier, oui, je, tout ça. L'éditeur, j'irai demain. Lecteurs invisibles et moi tout puissant. Eux, en face, inventés, éventés, tripouillés, essayant pendant ce temps-là, de s'imaginer la tête de l'auteur en effervescence autobiographiquement machiavélique, représentant le temps d'un instant, tous les personnages du monde et qui les force, petit à petit, en géants capables de soulever la montagne, l'univers, la création de la fortune, tout le reste, sans le savoir, bouillonnant dans un état de mise au monde méconnaissable, sensation sur ce sujet, seul crédo : l'invention.
Bess sort carrément le décor de ses tripes, le jus noir, la sauce. Elle parle. Nous happons le mot, avalons, digérons l'immeuble d'en face, les rosiers dans la loge, le jeune homme du cinquième qu'elle devine le soir dans sa mansarde, avec des boutons d'acnée, la chaleur de sa fenêtre ouverte sur la fumée de l'usine de tripes placée sous le nez boutonneux du puceau. Nous lui rendons les glaires qui lui bloquent le pancréas, refusons les phrases mal écrites, les idées invendables, les lui-claquons au visage, engluées, molles, dégoulinant de chaque côté des bajoues. Elle propose ce qu'elle peut, ça passe ou pas, parce que trop aculé, trop jeune, trop rose, trop simple, trop tordu. On le refuse. Elle efface, recommence, s'accroche, ressort du fignolé, avance d'autres acteurs. En veut-on ? Ils vivotent de force, non gré, mal gré, devenus projections, déjections, n'existant qu'une minute, malaxés, saisis, avalés, recrachés, par les bouches suçantes collées à la sienne, pour faire gargouille unique et en même temps, cette foule qu'elle invente, pantins minuscules devant elle, lui échappe, se moque, la rejette, pire, la regarde.
Cette simple pensée, l'idée seule de la réflexion, cette mise au point inéluctable, arrêt dans l'action, crée une sésure de plus, fêlée comme une claque. Bess regarde avec surprise, presque avec ennui, les quelques pages d''euphorie galopante, belle écriture offerte à la postérité, qui faisaient croire qu'elle allait, refaisant le monde, expliquer qu'il n'y a pas à se moquer des autres, puisque les autres, c'est nous. Les actes réalisés en boomerang, paroles envoyées et reçues, en retour de manivelle, gestes inconscients, placent les épidermes pas très fixés en delà et au deça de l'enveloppe corporelle, en va-et-vient, des os aux galaxies. Le coup de poignard dans le dos de l'autre, arrive à en blesser des milliers. La liberté d'un pays étend la sienne à l'infini. Faire comprendre que sa réussite devenait celle de tous, lui permettait de réussir à nous en faire tous bénéficier.
Malheureusement, c'est déjà fini. Par quel malicieux détour, a-t-elle vu la foule la repousser et comment cette force de victoire a-t-elle pu s'évanouir en pleine gloire ? Elle y songe avec mélancolie et certitude. L'exaltation trop forte est morte et sa puissance même, parvenue au-delà de sa possibilité. Il faut, pour la retrouver, terminer le cycle commencé dans l'acte créatif, poursuivi maintenant par le regard en arrière, flash de son ajustement, transformant le tout, en statue de sel. Poursuivre cet arrêt de vie, par son logique découlement destructif, arriver à la latence expectative, avec pause dans l'antichambre de l'instant suivant paré des promesses d'un nouveau cycle de création/mise au point/ destruction. La fillette illuminée, réalise qu'elle parcourt sans cesse ces quatre états, en donnant plus ou moins de valeur à l'un des stades et ignorant parfois les autres, sans pour autant les éviter. Elle peut se placer pendant plusieurs instants sur le même palier préférentiel, restant des heures entières dans l'hésitation de l'attente, ou bien figée sur la froideur de la téflexion, Elle découvre que sa position préférée se situe dans la simulation de l'invention. Affectée par la suppression de son ignorance à ce sujet, l'entendement amenant gâchis et perte d'innocence, vite elle chasse cette pensée. Après la pluie du discernement, l'effacement. Le beau temps du jugement laisse place à une nouvelle trouvaille à laquelle on peut croire follement. Quel amusement de visionner la position instantielle, toujours imprévue, de son voisin de chambre, de classe, de palier, de quartier.
Emoustillée, Bess se met en chasse. Penchée par la fenêtre de la pièce-lingerie, lieu de refuge préféré, elle cherche dans l'immeuble d'en face, qui pourrait devenir cobaye de l'expérience suivante. Elle n'aura pas à attendre longtemps. Nous sommes tous et à tout moment, sur un point de la fameuse courbe de Gauss. Il ne faut pas l'oublier. Seulement, notification précise, ce n'est jamais le même. Car il change tout le temps, quoiqu'on dise et quoiqu'on pense.
Episode 9
Des cris éclatent dans l'immeuble récemment surgi de terre. Le chien féroce, qui habituellement hante la cour du bâtiment à loyer modéré dont la vision en contre-bas bloque une partie de la vue ouest de la Bastide, se trouve en ce moment même au sous-sol. Son maître, Aldo, exemple parfait du pessimiste/destructif type, le cherche sauvagement. La cristallisation de son état préférentiel de dévastateur, le maintient en perpétuel bouillonnement.
En ce moment, il ne songe ni à la tendresse, ni à la poésie, ni à la bagatelle. Il veut son chien et son dîner. Il les réclame simultanément, jetant au passage à sa femme Fossie, des regards haineux, parfaitement réalistes. Marié depuis quinze ans, rapportant sa paye hebdomadaire le samedi, -ce qui est rare par ces temps de chômage exponentiel- il ne faut pas trop lui demander en plus politesse et respect. Et pourquoi pas richesse, sexualité, intelligence, imagination ? Ce n'est pas un surhomme. Surtout lorsqu'il n'y a rien à manger et qu'il est presque vingt heures.
Il s'étrangle, s'égosille, s'émulsionne. Les glaviots se manifestent. Il ne fait pas bon rester devant. Il trépigne, vous donne du postillon. La bave lui coule du menton. Il crache mou, vitupère, tonitruonne. Il savait que ça finirait mal, qu'on irait se faire têter les yeux. Il est trop bon, voyez la rime. Les bordels de merde plein de ratiches, il saute à pieds joints sur le balcon à s'en faire pêter la veine du cul, criant qu'on ne l'y reprendrait plus, apostrophiant la terre entière, celle de ces salauds, ordures, plus puants qu'un caca mortel. Il ne sait plus ce qu'il dit, il voit rouge. La grossièreté, sainement, lui secoue les tripes et vous saute à la face, vous saisit, vous malaxe dans une boue d'immondices, un torrent qui fait crever les digues, emporte tout sur son passage, remontant des tréfonds du gros intestin, venant vous éructer au visage. C'est Moïse cassant ses Tables de la Loi, en faisant exploser ses bretelles.
Bess est ravie. Elle a son cobaye ravageur. Elle le place dans son collimateur. De sa position élevée, elle plonge dans ses intérieurs. Elle va pouvoir l'étudier tout à loisir, presqu'à portée de la main.
Les voisins catiminisent. On ne sait pas si c'est après le chien qu'il en a, ou après sa pauvre femme, cataloguée cloche. Ou peut-être bien après la concierge, l'ascenseur, les poubelles. Aldo, déclenché, pédale dans la colle. Le forcené est en état d'anarchie par abus de compression dévastatrice. Le moteur s'emballe, les rouages tournent à vide. C'est la crise. Le bruit monte à l'aigu. La grande machine tressaute. Elle veut aller plus loin, dépasser ses limites, s'auto-surpasser, se transcender, réussir la gageure, l'impossible pari, l'inavouable aveu de tout anéantir ; ça s'affole ; ça rejoint le jamais-vu, par l'oeil bouché de naissance ; ça crie son impuissance devant tant de dégâts irrespirables.
Seulement, il a sa faille. Il veut y aller encore plus, jusqu'à en finir. Ailleurs, l'herbe est plus verte. Il faut boire ou conduire. Salut le dégazage, car il exagère. Il touche la barrière du cervelet. Pris à la gorge, par la précarité, la facticité de son pouvoir de création ou de sa force de destruction, état secondaire du primaire, il s'étouffe. Plus avancé que Bess, nouvelle arrivée dans cette même pénible position, il touche à la sensation de ses limites pessimistes parvenues à la frange du naufrage. Il le devine, voudrait y tomber. Il ne peut pas. Il est en descente vertigineuse. Il dégringole la courbe de Gauss, prêt à plonger dans le vide pour en finir. La force centrifuge de la désescalade l'en empêche. Gribouille, il veut sauter dans la rivière, pour éviter la pluie. Nenni. Il hurle sa défaite de ne pouvoir atteindre la défaite. Il gueule comme un veau. Il en veut au monde pourri qui le prive de son échec total. Par contre, les ennuis ordinaires eux, sont bien là. Par exemple, il n'a pas encore faim, c'est entendu, mais il voudrait manger et il n'aura rien. Il fait participer les témoins, en appelle au ciel, l'insulte, sort un poing de dix tonnes et le monte jusqu'à l'étoile du Berger.
La rue entière fait des paris sur la provenance de l'orage. Un ours qui se serait fait prendre la queue dans l'ascenceur, la télévision qui déraille en plein débat politique entre la droite et la gauche, Dieu qui s'énerve par le tuyau d'aération ? Finalement l'interrogatif s'éclaire. Chacun croit reconnaître Aldo, l'affreux primate du sixième, qu'il ne faut pas bousculer beaucoup pour qu'il traite la demoiselle d'à côté de vieille morue et le bourgeois du dessus d'enculé. C'est lui, pas de doute. On reconnaît la fréquence, la césure, la respiration, la montée rythmique. C'est un vrai poète des bas-fonds, on peut le dire, un dernier lyrique maudit, pas écoutable, à moins de se bourrer les oreilles d'ouate thermogène et de partir rapidement en Colombie antipodique.
Aldo, bloqué au sommet de sa dévastation, dans une cristallisation de l'instant super-active, voudrait en terminer avec l'explosion pour se calmer, terminer la rétrogression de sa personnalité excessive, mais il ne le peut pas. C'est un type infect, tout le monde vous le dira, même lui. Ce sont ses titres de noblesse, sa fierté. Il est abject. Il trouve que ça lui fait gagner du temps. Il est une propre catastrophe, passant juste de création en destruction. Bess est admirative. Le personnage tout à fait convaincant, se complait dans la démolition, étant à lui tout seul une centrale d'épuration, une révolution permanente consciente. Il n'a pas le temps de procréer, qu'il salit son foetus et le piétine, oubliant illico l'embryon. Don Juan à la limite de l'impossible, salissant sa conquête, Nietzsche ne préfigurant pas encore la fin du monde et son avènement à une séquence suivante. Il est le deuxième temps du moteur à explosion. Il nie. Il se lamente. Il se ronge le foie. Il ne téléphone que pour gueuler ou vous emprunter de l'argent.
Cette fois-ci, c'est pour se plaindre à Antoine, son voisin du dessus, qu'il a trouvé un cadavre dans le placard de la cuisine, en cherchant des conserves pour le dîner. Il faut l'entendre. On ne l'écoute jamais. D'abord des cafards, puis des crottes de rat. Ce réduit immonde sert vraiment de poubelle. Il ne laissera plus les clefs sous le paillasson. Le ton monte. On dialogue par les fenêtres. Le téléphone sert de métronome. Aldo est plus que pénible. Par lassitude, Antoine acquiesce. Aldo en profite pour prendre de l'avantage et se cure le nez jusqu'à la quatrième phalange. Un cadavre de quoi, cette fois ? D'un être mâle, nu jusqu'à la ceinture, avec un bras coupé et le tatouage d'une ancre marine sur la poitrine. Et où est le bras ? On ne sait pas. On part en week-end. Que quelqu'un d'autre s'en occupe. Par exemple Antoine qui n'a rien à faire justement. Enfin, c'est Aldo qui le dit. Antoine a, au contraire, beaucoup à faire. Qui le dit ? Antoine, précisemment et il est le premier au courant. Après tout Flossie, dans cet instant précis de sa vie précaire, suggère que la police n'a que ça à faire...
Aldo se fout de la police. Il part à la campagne ce soir avec les voisins d'en face, Paul et Aline, une copine d'enfance. Vous pensez si les cadavres le laissent froid. Il n'est rentré chez lui que pour dîner, prendre Flossie au passage, fermer le gaz par précaution. Il aurait tout aussi pu partir directement du bureau, retrouver les autres à la sortie de la ville. Sa voiture est prête, sa valise dedans. S'il prévient, c'est pour l'odeur, par charité. Le placard de la cuisine n'embaume déjà pas l'hiver. Par pure bonté, il rend service. Cela suffit ainsi.
Antoine, beau jeune homme pâle et tragique, grand, brun, intelligent, vivant au cinquième avec son pauvre père aveugle, se trouvant présentement sur le balcon, est très intéressé par son propre cas. Doit-il jouir de l'inattendu se déroulant hors de sa volonté, ou libérer ses tensions latentes, par un effort de refus ? Il en profite pour se ronger les ongles et plonger dans le vide par l'échelle de secours. On devine sa tête exsangue disparaissant dans le lierre, happée, sucée, engloutie sous les feuilles complices et dormantes.
Bess reconnait que dans la courbe vers la bas, Antoine représente le dernier maillon, la fin de la chute vertigineuse vers le néant qu'Aldo poursuit sans cesse. Ne créant plus rien, même pas sa propre dissolution, il ne songe qu'à s'escamoter, s'anéantir, supprimer toiut acte fatiguant, se fondre dans l'irréalité de la volatilisation. Il fuit. On ne peut jamais lui parler. Il est la croix de chacun. Son père aveugle lutte. Son frère jumeau a disparu à l'âge de douze ans. C'est un drame des bas-fonds. Le beau jeune homme représente le vide du vendredi soir, par le balcon du sixième en duplex, descendant jusqu'à la plateforme du rez-de-chaussée. Suspense. A-t-il quelque chose à voir avec la victime ou avec le bras disparu ? Est-il responsable virtuellement de sa disparition personnelle, comme de toutes ses fautes supposées ? Quelle influence qui transpire de lui vers l'assassin ? Quelles forces ignobles manipule-t-il ou non, en secret ? Est-il conscient de son pouvoir négatif ? Qui tire les ficelles au plus haut ? Est-il radioguidé, dirigé d'une façon violente, à son insu ? Sa seule affectation, celle de son pauvre père, se doute-t-il du drame omniprésent ?
La concierge vient aux nouvelles du fond de sa cour. Peut-on lui dire ce qui se passe, sans la forcer à monter au cinquième ses quatre-vingt-douze kilos de mauvaise graisse, même par bonds de vingt centimètres, l'ascenceur étant en panne. On la laisse crier. Ce qu'elle prononce devient irrécupérable. Les gargouillis s'emmèlent dans les volubilis pelés qui vrillent autour des gouttières. A force de dialogues de balcon en balcon, Antoine en attentiste distingué, ayant décidé difficilement et définitivement que le problème ne le concernait pas, -chaque fois que l'on cherche à rendre service, cela vous retombe sur le nez, occupez-vous strictement de vos propres affaires, les vaches seront bien gardées- s'est totalement évaporé. Le temps passe. Bess, déçue d'avoir perdu par épuisement son cobaye évanescent numéro quatre, ne se doute pas qu'elle va trouver mieux en la persone d'Aline, suivie de Paul sa dernière conquête, débarquant à l'improviste dans l'appartement litigieux.
Ils ne veulent plus attendre dans la voiture. Bien qu'ils aient horreur des cadavres, ils préfèrent monter. De toute façon, ils ont soif. Flossie les installe de l'autre côté du balcon, derrière les bégonias râpés, devant une infusion calmante, sous l'écran de fumée de la fabrique de résideux graisseux, moitié tripoux, moitié savon, dans le ronronnement de la rue regrettant le calme hivernal protégé par les doubles fenêtres, refermées sur des odeurs corporelles personnelles. A malheur des uns, réussite des autres, Bess va en profiter pour faire connaissance par personne interposée, de cet état d'effacement, qu'elle vient de connaître récemment dans une église.
Flossie en a assez. Elle aime bien la tisane mais pas au point d'en boire de nouveau. Elle sert une deuxième tase à Aline, mettant toute sa vie dans le geste, pour contrebalancer la turpide atmosphère et le dernier regard vitreux d'Antoine aperçu sous le lierre. La dilution de l'air se précise, face au trou béant des croisées de la rue, ouvertes sur ce début de week-end étouffant. La discussion a gagné tous les étages, sautant d'un palier à l'autre, d'une cour à une autre. L'effervescence due au crime se contient mal devant la sirène de la police indiquant que les ennuis d'Aldo commencent. Tout s'agite, sauf Bess qui regarde Aline, en pleine latence, ne pas bouger.
Aline est une fille ni sympathique, ni antipathique, qui serait acceptable, si on savait par quel bout la prendre. On le le sait pas. On ne peut ni la décrire, ni la cerner, ni la retenir. Elle glisse, sourit, ferme les yeux, s'épuise. Elle ne sent ni sa toux motivée par de âcres nuages de la cheminée qui en met les bouchées doubles, ni l'anse de la tasse, ni le liquide brûlant qui lui tombe sur les genoux. Elle regarde dans le vague. Par quantas, elle voit la ruelle, les cloportes en file indienne autour du pot à détritus. Dans les intervalles, elle tombe dans un trou noir. Elle ne sait plus où elle en est et ce, de préférence depuis sa naissance. Elle l'explique à Flossie en confidence. Cela lui arrive tout le temps. Elle entre par convulsions, dans l'anonymat, se dissipant dans les brumes matinales, extravagant dans le chômage technique intime, débrayant, se licenciant, ne sachant plus quoi dire, ne pensant à rien, ou presque. Elle voit ses bras, ses jambes, mais qu'est-ce que cela veut dire ? Elle doute. Même son sexe lui est indifférent. Qu'on la siffle dans la rue, elle ne se retourne pas. Elle entend. Elle n'y croit plus. Cela ne concerne que sa vieille enveloppe, pas elle. Un peu de cafard ? Non, même pas, c'est zéro. C'est clair pourtant. Elle ne sent plus rien depuis bien longtemps. Sa dernière impression remonte à l'odeur de ses cahiers d'école. Elle voudrait leur expliquer. Elle se prend pour les autres. Elle se glisse dans leur enveloppe. Bess reconnait cette expression pour du déjà véçu et elle n'est pas la seule.
Le mois dernier, Aline était tous les matins, le facteur remontant son pantalon en chantant "Toi, ma p'tite folie". Elle plane dans les nuages. Elle sait d'une façon existentielle qu'elle n'est plus rien. Elle refuse de songer qu'elle pourrait être d'une manière cartésienne vraiment créative, affirmative, réflexive, dévastatrice. Elle se veut obstinément en attente. Dans sa négation totale, elle n'a aucun moyen de s'en sortir, car elle ne pressent rien d'autre, oublie le reste. Fixée dans la quatrième stade, elle ne pourrait jaillir de son trou, qu'à l'arrivée d'une première sensation, réception de la première information du chant suivant qui ne viendra jamais pour elle, croit-elle. Impossible de fuguer. Elle y est, en cage, enfermée pour l'éternité. Pourtant, il lui suffirait de vouloir, ou de savoir. Bref de rire en cessant de se prendre au sérieux.
En ce moment, il n'est pas question du tout de rigoler. Car elle est Paul, quasiment. Elle a accepté de partir en week-end avec lui, pour voir si elle ira jusqu'au bout de la substitution. Elle pense qu'elle a pris son esprit, son corps. Elle veut voir ce qui va se passer lorsque Paul s'apercevra du détournement. Elle sait bien qu'il ne s'en rendra pas compte, car cela se passe par sa tête dissoute, à elle. Elle est lucide, ni malade, ni folle, ni obsédée. Il ne faut pas confondre. Son désir, c'est de voir la tête du type, lorsqu'il la déshabillera. Elle veut parler d'elle, naturellement, puisqu'elle est lui. C'est simple. En résumé, elle qui est Paul, va toucher sa propre négation, en espérant qu'il va se passer quelque chose qui lui prouvera qu'elle est encore vivante.
Elle se demande si Flossie est également contaminée ? Elle sait que la vérité commence à se faire jour, que les médecins, les juges, les notaires, les flics, les avocats, comme les condamnés, démarent un doute sur leur propre consistance, conséquence d'un siècle décadent. Elle affirme que des sectes célébrent le culte d'un dieu-néant, comme d'autres adorent un dieu-destruction ou un dieu-créatif. Sa soeur s'éternise à oublier que tout est factice et une amie de l'ami de sa soeur, a un mari qui est pompier, mais qui n'y croyant pas du tout, va partir en Amazonie pour décrocher. Tout le monde se dope, se shoote, se pique, se remplit les veines, le nez de drogues douces ou dures, hallicinogènes en overdose ; voyages simulés ou actifs, devoir, argent de poche, famille, psychose de guerre et de pollution, patrie, pénurie, pléthore, dénutrition agravée, pour simplement oublier le vide, cette baie que l'on remplit de n'importe quoi, pourvu qu'il fasse son bon office de modèle, sinon les doux moutons que nous sommes ne voyant que du vent, oublieraient de se créer à la bonne franquette, comme autrefois, des raisons de vivre, avant d'en avoir seulement saisi l'inutilité.
Aline se cramponne encore.Pourtant, son faux instinct de conservation se débat. Elle réclame une dernière confirmation à Flossie. Impératif. Qu'elle crache une réponse. Elle la secoue pour que cela sorte. Il faut que Flossie se libère, que ses yeux jaillissent en aveux, tombent des orbites pour preuve, rebondissent sur le ciment, de pierre en pierre, semant la bonne parole, que le raz-de-marée dégage le flot de chaque nuisance, aveu d'inexistence des personnalités, la reconnaissance de la futilité de toute croyance. Son timbre s'aigrit, son intégrité factice s'agite, se torture. Elle pleure qu'on ne la comprend pas, qu'elle se sent étrangère, perdue. C'est une personne extrèmement torturée de vide. Elle sait, elle en a la prescience, la révélation, tout être est creux. Non pas en antithèse de plein, mais en positif de vacance. Aussi, le cadavre découvert dans le placard en a eu la certitude. Voilà pourquoi il est mort. Elle l'affirme en contre-chant. Elle le crie au commissaire de police attiré sur le balcon par le bruit. Le détail du bras coupé, récemment ou pas, n'entre absolument pas en ligne de compte. Lorsque l'on est rien, c'est-à-dire rien de plus, ni rien de moins que rien, un membre en moins, n'est rien, ou à la rigueur, moins que rien.
Le policier pense tout de suite qu'elle sait quelque chose et il commence à l'interroger. Il veut la faire avouer. Elle connait certainement le mort, ses parents,
le mobile, la piste. Il confronte Aldo avec la concierge. Des explications remontant à l'emménagement de l'année dernière jaillissent avec les commentaires, qui n'ont rien à voir avec l'affaire. Bien que la concierge qui ne peur pas piffrer Aldo, affirme le contraire. Elle savait bien qu'il en viendrait à tuer. Il n'y a qu'à regarder son faciès.
Arrivée à ce point mort du récit, en ce qui concerne ses recherches, Bess se retire avec armes et bagages. Elle se dirige vers le fond de la maison pour se laver les pieds dans la salle d'eau, seul coin intime. Elle ferme le verrou. Les va-et-vient sillonnent l'étage. Tant qu'un colérique viendra frapper à la porte, elle sera tranquille.
Elle classe les différents éléments de la journée à la lueur de son vrai chiffre de naissance, de ses calculs de réussite. Elle intègre, dans une roue fabuleuse, les ingrédients. Il n'y a plus qu'à tourner. Attention, Mesdames et Messieurs, tout le monde joue. Personne ne perd. Allez, allez, misez sur le trois, misez sur le dix, misez sur le deux. Additionnez. Qu'est-ce que cela donne ? SIX. Vous avez gagné la poupée, la bouteille de champagne, le merveilleux objet d'art moulé, le service de porcelaine fleuri en plastique incassable. Allez-y, tout le monde gagne, le grand-huit, un tatouage, un passage en train-fantôme, une ancre de marine, un ratelier en or massif avec un bruit dans la tête, six, six, six.
Lorsqu'un intrus actionne la poignée, elle tire la chasse-d'eau et crie : "il y a quelqu'un". La nuit tombe. Elle s'allonge sur le couvercle des toilettes dans les serviettes, pieds dans le bidet. Elle laisse au dehors les autres jouer seuls et en même temps, elle les attire dans son univers. Elle les serre contre elle, grosse boule chaude, avec leurs vides et leurs pleins. La Bess, simpliste de la fortune, paraît morte, bien que son pouls batte doucement et que son souffle tièdisse la paroi de la porcelaine. Elle se dilue et avec elle, Aldo, Aline, Flossie, Paul, Antoine et les autres.
Episode 10
Finalement, les plus forts ont vaincu. Utilisant savon et eau acidulée, ils ont repoussé les insectes dans leurs tanières, fourmillières, ruches, alvéoles, terriers. Aidés de torchons, chiffons, serpillères, les jets d'eau ont emporté les cadavres dégringolant les marches de la terrasse, avec l'âcre odeur de l'acide, remué de part et d'autre par les balais brosses, les pieds nus sous les pantalons des assaillants retroussés par-dessus leurs mollets, les courants circulaires autour des recoins de rocailles.
Quelques enfants se perdirent dans le torrent de lessive et on dut les compter en fin de journée, pour être sûr qu'ils étaient au complet. On vit même, une visiteuse dévalait la pente sur le derrière, jusqu'à l'arrêt de l'autobus, glissant d'une traite sous le portail et le facteur en recommandé, reculant devant l'exode, renoncer à son devoir, devant les régurgitations balancées dans sa figure.
Mais, à part un nombre limité de blessés, l'opération nettoyage de printemps, se fit convenablement. Les placards évacués de conserves, les meubles vidés de leurs tripes étalées au soleil, les grosses par douzaines de draps blanchis sur le pré, entassés sur chaque balustrade, les nippes et hardes façon épouvantails, se balançant au fait des arbres à plus soif, par chapelets entiers de garde-robes éventées en vol serré de mites et surtout, naturellement, bien sûr, couronnant le choix des heureux participants, la puanteur de moisi, extraite des dessous charbonneux de la réserve, qui n'avait pas été nettoyée depuis dix ans, cristallisent la journée. Un seul garçon réussit à garder sa culotte, cramponné aux aqueuses marbrures que les feuillages empêchaient de sécher, humidité que les matelots de pont entretenaient à grand renfort de liqueur saponifiée. Les autres font bravement corps avec la nature, verdoyant de luisance, se frottant à elle, festoyant de ses fruits, se gorgeant de fusion sous sa source, épanouissant les pores de la peau surchauffée de luxuriantes vapeurs.
Comment réintégrer une chappe pierreuse coupée des vibrations, fut-elle familialement et chaleureusement d'origine ? Bess s'y refuse. Au dessert du joyeux dîner, agité de gaudrioles, bêtement amenées sur et au sujet des plats de nourriture présentés de diverses broutilles envahissantes, telles que papillons fossilisées, chiures de mouches, moutons de poussière mal placés par force dans les marmites pourtant closes, grâce au souffle glissé dans les interstices des cocottes enrubannées de coiffes lingères et bandeaux insuffisants en ce jour de tornade, elle se lève soyeusement, onctueusement, savoureusement, énergiquement et pertubalement, destabilisante : " Vous m'avez vue à table pour la dernière fois. Je n'y reviendrai plus. C'est dit."
Elle sort tout de suite après, d'une manière théâtrale, disant en même temps adieu aux heures fixes, aux endroits maculés de routine et à toute chair devue sèche d'oubli de ses origines, alors tout n'était que mensonge, ils n'avaient rien à dire, n'étant que des poissons pétrifiés. Oui, ceux qui regardent derrière leurs lunettes d'écailles, en croyant être assis dans leur fauteuil préféré sous la lampe, lisant sérieusement une histoire de trèfle nécrologique, sont en réalité comme les autres, des poissons chevelus, entourés de rivières devenues cet air calme et sans remous, dans lequel ils évoluent avec lenteur. Les vitres cerclées d'ajustement visuel, derrière lesquelles leurs yeux sont protégés, sont les parois de verre de leur beau bocal et ils montent, descendent dans un liquide gris, traversé des lueurs ondulantes vertes, rayées infiniment ; poissons toujours plus mélancoliques, irrisés de bulle d'air légères, coincées sous leur peau d'écailles, à l'affût des petites crevettes vierges des rocailles. Ils avancent les ouïes pour saisir la marée que les petites bulles de gaz soulèvent dans leurs verres. Ils secouent leur chevelure avec retard, regardant à travers les litres de liquide bouffi, pour apercevoir le rouge du soleil descendre sous la mer, le long de leur croupe qui ondule en fuyant, flottant sur un dernier vestige de bretelle, vers un destin nébuleux ou un sort herbeux, eux qui, de poissons devenus hommes, disent-ils, sont redevenus poissons, ou au pire, crustacés. Et cela est exact, bien que cette façon de dire soit une petite chose qui ne lui plaise pas énormément, elle en est terriblement consciente. Elle est obligée d'affirmer qu'en crustacés elle en connait un rayon.
Elle a réclamé le silence. En échange, elle leur a donné sa science de la mer. Car elle connait les poissons en nombre illimité, sur et sous terre, des bêtes charmantes ou infâmes qui sont des poissons perdus. Enfin il faut bien mentir un peu à chaque fois, ou sans quoi, sauriez-vous où est le mât de misaine, où est le po-nt, où est le trésor ?
Il ne faut surtout pas faire complètement attention à ces sortes de divagations. C'est la pleine lune, avec ce que cela comporte comme déclics le long de la plage. Le tout se glisse sur l'ensemble des animaux aquatiques, poissons en cage, poissons en nage, car elle en a vu tant et tant lorsqu'elle a coulé avec sa nacelle, mais elle en est bien revenue.
C'est ici que l'histoire se corse. Elle aurait dû leur mentir, à tous ces mous, avec une plume et de l'encre rouge -comme si le sang coulait-. Elle ne savait pas ce que c'était. Elle a signé sa déclaration sans la relire, la soulignant de son canif et de peur de les blesser, pendant que la mer de corail la noyait. Le plus drôle se situe au moment où l'histoire se termine, car elle se mit en bière avec le récit et puis le conte est mort aussi avec le reste. Ils était tous dans la salle à manger. Elle put leur dire la vérité, alors qu'ils pensaient qu'elle les trompait quand elle déclara tout de go : "Vous m'avez vue pour la dernière fois". Ils ne l'ont crue qu'au moment fatidique, la voyant prendre une couverture pour aller dormir dehors sous la ramée, près des planches à escargot, là où l'humidité est la plus forte. Ils étaient désolés de cette solution, mais que faire, sinon regarder par la verrière toutes les deux heures, pour se tracasser avec inquiétude.
Cela dura plusieurs jours, pendant lesquels le défoulement prit des allures spéculaires, cette attitude comparable au reflet de la campanulacée à fleurs violettes, cultivée sous le nom de Miroir-de-Vénus. Elle renverse la progression mentale, déjà quasiment nulle, vers la régression séculaire, écriture de droite à gauche, comme si les mots habituels réfléchis dans une glace, revenait vers le début des temps. Devenue assez insupportable pour les gens usuels, elle fit vacance buissonière, partant seule pour des promenades en mer, avec le chien transi, horrifié, surmené, peu habitué à tant de manoeuvres extérieures. N'écoutant aucun conseil, elle disparut plusieurs jours de suite, se moquant des autres, croyant les posséder par son analyse sans faille des oublis, des créations répétées ou crédules, des destructions volontaires ou ignorées. Refusant de se servir de la continuité, elle dirige sa mobilité en chef d'orchestre assuré. Voulant aller au bout de son infini, elle se programme alors pour la facilité, décidant de l'équilibre au jour le jour, prenant à peine garde à ces emballements de début d'expédition, suivis de l'obligatoire morosité, due aux fatigues du soir, lorsque le duvet humide s'humanise trop lentement dans les branches suintantes.
Elle frissonne un peu, en songeant à la maison douillette, à sa mère anxieuse, appuyée à la crémone, guettant au loin, pendant des heures. Toutefois, l'image est insuffisemment forte pour contrebalancer les horaires stupides, décidant à heure dite, de l'instant de l'ingestion des aliments, des remplissages obligatoires d'assiette, imposant arbitrairement, la quantité, la qualité, la servitude des lois nutritionnelles et des levers ou couchers despotiques.
Dorénavant, elle écoute que son inclination, en suivant la première des règles, ne manger que si l'on a faim. Les autres plus subtiles, permettent de sentir ce qui est nécessaire pour se sustanter, au lieu d'ingurgiter n'importe quoi, n'importe quand, en prenant le tube digestif pour une poubelle. Bref, elle refuse d'avaler de la nourriture parce que c'est l'heure, par gourmandise ou lorsqu'elle est affamée, mais uniquement quand, poussée par un sentiment plus profondément spirituel que physique, elle l'a décidé. Elle y retrouve les principes en accord avec sa conscience. Elle se reconforte dans le rejet de la famille traditionnelle, l'éducation carcérale, la petitesse monotone non-créative, l'hypertrophie égocentrique de l'amour de l'individualité, en s'échappant.
Episode 11
Le matin, à l'aube, on lui envoyait le chien. Il reniflait le duvet, en annonçant la suite. Quelque putride gamin, saisi de curiosité, la hélait alors du chemin. Cette façon de faire prévenait le caractère qui n'était que déplaisant. Ainsi, elle se trouvait plus grande que nature et ce n'était pourtant pas une mince affaire que de se donner la main, sans soif et surtout sans véritable faim de soi. La nature, ici, n'étant que façon de parler et non de faire, bien sûr. Ce serait bien dit, si c'était dit vraiment. Pourtant il y a le ciel et les arbres qui corrigent tout, jusqu'à cette drôle de façon, petite chose qui ne lui plaisait qu'à moitié et elle en était terriblement fâchée. A vrai dire, elle était même plus que fâché. Ce qui n'est pas peu dire.
Enfin, elle l'avait voulu. Voilà ce qu'elle se disait, quand elle se parlait avec la voix des autres. Car pour elle le pourcentage de mépris disparaissait tout à fait. Elle était contente de l'avoir voulu et surtout de l'avoir fait. Cette solitude, la dénutrition et la difficulté de se garder malgré l'humidité de l'aube, bref cette vie de bohémien sans roulotte, dehors, passée sur le sol en animal demi-dressé, n'était pas aussi harmonieuse qu'il pouvait paraître.
Le soir tombe une fois encore, avec un bref passage de sorcières lachant sur ses yeux les plumets broussailleux de leurs balais. Elle repousse vaillamment les images dépressives. Elle évite de se bloquer sur une seule phase de courbe du moment et néglige les tremblements annexes de la peur. Si les désespoirs, cafards, mal dans sa peau, bonjour tristesse et crises de larmes rentrées viennent l'éteindre, elle s'abandonne à eux, sans résistance. Elle sait se laisser glisser au bas de leur gouffre destructif, arriver plus vite pour donner au fond, le coup de pied sauveur du retour vers la surfarce, triomphante. Elle prend l'habitude de se faufiler souplement, sans effroi, dans n'importe calamité, qu'elle quitte aussitôt d'une façon désinvolte, pour survoler les hyperboles de ses changements instantanés.
Avant de s'endormir, elle inspecte, considère, examine, lorgne, dévisage, reluque, bref regarde soigneusement l'astre lunaire circuler directement au-dessus de sa tête en des trajectoires imprévues. Jamais placé où on l'attend, il joue avec elle à cache-tampon, sous les feuilles de magnolia odorantes, même par le seul souvenir de leurs fleurs. Pour se rassurer, elle se fredonne régulièrement, la complainte de ces trois petits cochons feintant le loup par astuce ou le rythme du bébé canard perdu sur le sentier et que l'on ne retrouve jamais, quoique l'on fasse. Elle refait ainsi à sa manière les histoires d'Ali Baba et des quarante voleurs, le conte de la lampe merveilleuse d'Aladin, celui des corbeaux maîtres d'hôtel du château de Dracula, la délicieuse affaire d'Hantz, le garçon parti d'Alsace, pour retrouver sa chère Gretel enlevée par la reine des glaces, que la fille des brigands sauve, en lui procurant moufles et botillons fourrés. Elle change le cours des fables à sa convenance, cassant dans l'action, le miroir sans envers, sans tain, des abstractions fabriquées. Elle retrouve enfin, sans cesse, ces galops effrénés de soleil, que ses mollets bondissants de rêves, déchaînent sous les couvertures.
La fugue se poursuit sans changement, pendant quelques jours interminables, jusqu'à cette nuit d'octobre, où la pluie cinglante la force à chercher un refuge, au sommet des collines, dans le cloître démoli de la chapelle. L'ouverture est obstruée par un dernier pan de mur, sous un morceau de croix, quelques poutres et une porte cloûtée. Une tête de vierge sculptée sur un reste de bois ancien, avec le sous-entendu du "débarrassons-nous de l'inutile", l'accueille sans histoire. Glissée dans l'atmosphère mouillée du trou creusé dans la paroi de la montagne, elle allume une bougie qu'elle vient de trouver. Les chauves-souris effrayées filent par le boyau, sauf la plus petite qui tourne au-dessus de ses cheveux et s'installe sur une sorte de stalagmite. Une fente horizontale en forme de fenêtre s'éclaire des lumières des réverbères lointains, entourant tout en bas, le port devenu minuscule.
La paroi du fond, obscure et arrondie, se couvre de dessins anciens, qui partent d'un chien de berger assis sur une bosse à droite de l'entrée, se continuent sous la voûte, en oiseaux divers et fantaisistes et finissent au bord d'un précipice sablonneux, par une représentation partielle, s'échappant du sol plat, en montée douce. La figure abstraite ressemble à cette courbe-instant qui l'obsède en figurant le départ d'un désert d'inexistence. Quelques inégalités de la roche préfigurent le chaos et, au milieu d'un volcan, démarre en flèche, la création théorique de cette minute appelée instable. A droite de la ligne, montant à la verticale, se placent les informations en train d'arriver, pluie crépitante, lueur fumeuse de chandelles, avion-fusée en bruit extérieur. Ces sensations externes vont chercher à l'intérieur d'elle-même, les éléments en stock d'une copie globale, choisis par comparaison. Ce peut être n'importe quoi, en vieux chocs de vagues déferlantes, par extinction des lampes de chevet d'autrefois, avec rappels de carrés de cacao sombre, rêves éveillés de chat endormi ronronnant et pourquoi pas, souvenirs d'éléphants, cuvettes, porcelaines, mimosas, évoqués par l'ambiance.
Le mariage des deux apports fait naître des enfants hybrides, chat-fusée, fleur-fumée, surf-tempête dans bassine mordorée, mélanges infinis se précipitant vers le moment final. A cet instant prêt à exploser follement, elle décide de cristalliser son délire, se stopper la montée inventive débordante d'anarchie. L'effort se désintègre enfin, pour atteindre, au-delà du plafond, cette ligne de "soi", se regardant se regarder, en mise-au-point. La position se situe ici au plus juste. Le sublime semble vite terne, presque raté. Où est donc parti le génie de la création ? Il décompresse, redescend d'abord lentement, puis plus rapidement vers les bas-fonds. Il détruit l'éclatement des craies de couleurs violentes, par des chutes grises de pierres, des traînées noires d'encre. Le plongeon définitif, le trait rageur du charbon qui raye et enfin la lassitude même de cette annulation vaine, ne réussissent la disparition totale qu'en gommant la gomme, avec la fin de la courbe. En la rendant étale, en bout de course, telle une ligne étirée, imperceptible, presqu'horizontale de nouveau, la vision la devine, prête à repartir, toute ténue, naissance fragile, début de monde, marche vers la nouvelle montée qui réalisera le prochain moment.
Bess, assise, fatiguée, près du feu étroit allumé dans le boyau devenu cheminée, bougonne. Elle est morose. Elle a facilement pris l'habitude de ces hauts et bas cycliques, que Molière prête à son avare Harpagon. La grimpée paroxystique lui fait pousser ces hurlements forcenés d'un père dont on a kidnappé l'enfant le plus cher :
-- Ma cassette, ma chère cassette. Où es-tu ? Au voleur. Je me déchire, pleure, m'époumone. Puis il retombe dans la lassitude, voix éteinte. Je suis mort. Je disparais. Tout est fini. Je n'existe plus.
La pluie prend, comme d'habitude au sud de la Provence, des expressions tout aussi extravagantes. Elle dévale les vallons, ramassant au passage une exagération de cailloux ronds, plus quelques pointus qu'elle érode. Des rochers curieux, penchés pour voir qui descend, sont emmenés par la même ornière. Cela fait "boum" dans le chutes.
A ces réceptions, préfigurations de désastres pour sa fillette en chute de terrain, de cloître, de caverne, de refuge, de colline, de Bess elle-même, maman Francine se tord les mains. Elle pleure, inconsolable, jusqu'au moment où Granie, un plaid à la main, quitte la Bastide pour rejoindre sa petite-fille, non pour un réconfort de quelques minutes, ni pour la compagnie d'un soir, mais simplement sans tambour ni trompette, pour vivre avec elle, dans les grottes, comme si c'était la seule chose à faire définitivement, désormais.
A l'arrière, restèrent l'office, les réserves, la tenue de la grande Bastide laissée aux héritiers. Il faut bien que quelqu'un d'autre s'en occupe, puisque la principale officiante a déserté les bassines et marmites pour se régaler de chataignes grillées sous la cendre des pommes de pins, de sommeils enroulés dans les mouvements de la terre, contre le craquement de sa croûte, au milieu des ondes telluriques, de l'humus âcre, du terreau noir, des mottes grasses d'argile rouge, des schistes. Les glissements sablonneux, les grondement des séismes, l'écartement des continents, rien n'échappe à l'oreille exercé posée sur le sol, ni les bruissements des feuilles touchées par l'aile des oiseaux, ni le froissement des branches, les gratouillements des pattes de lapins sur le chemin, le mouvement de l'atmosphère. Les sons décuplés par le silence entier, apportent ces décalements venus de la ville, du fin fond des maisons, expulsés par les sommeils hachurés, en grognements suffocants, que les dormeurs lointains murmurent en chuchotements descendus du bout des âges.
Episode 12
Mercredi. Il est bien de le noter pour s'en souvenir. Les jours coulent doucement, sans moyen pour les retenir, trop semblables à eux-mêmes, glougloutant à l'aube, le long de la caverne où Bess s'éveille près de Granie, devant la moisson nacrée que fait la plaine blanche de brume, avec pour bergers les arbres, à moitié ensevelis. La peau givrée de la côte qui frotte ses écailles sales et les ombres des pitons, rampant comme chiens couchants, forment les barrières de pacage. Les gouttes, ramassées par l'herbe, sous le sillage d'un or brun mélangé de plomb, tracent les rainures d'avant le soleil. Les voix imperceptibles des brindilles, s'enflent pour préparer l'azurée et la température douce, -excellent signe d'un quantième de plus de chaleur-, dressent en deux phases mimuit-midi, le temps des hommes qui n'ont plus de temps à perdre.
Premiers ordres de la journée ? Sauter du talon aux pointes, à cloche-pied, vers le combustible des branches mortes ; courir puiser l'eau profonde, offerte, prête à tout instant pour la cuisson. La soif dans la préparation des décoctions du petit déjeuner, annonce la joie de toutes ces bonnes journées emplies de rires, de récits, démarches sylvestres, confiantes, guidées par la vieille main ridée, dans le sourire des bouches parfois muettes de surprise émerveillée.
En d'autres endroits précis et proches, on trouve l'eau parlante, racontant inlassablement les odes pastorales des vieux patriarches, aventuriers destitués par cognation, flaque amère bavarde, larme patoise, sillage sobrement chenu, dans l'ombre plus courte des lys, cristal de voix s'écartant, se rapprochant, se retrouvant en flèches doubles, réunies entre elles par un fil, deux êtres ne faisant plus qu'un, devant le troupeau que fait silencieusement, -dans la lande marquée de nuages transparents comme la lune voulant rester près du soleil malgré le jour-, la plaine salissant le bas du ciel strié du soupir des zéphirs, avec pour bergers le sommet des arbres qui ne se comptent qu'à demi.
Echarpe pelucheuse de soies effrangées, matin hâchuré, se présentant cul par-dessus tête, inversé, renversé, plus vert en haut qu'en bas, prêt à offrir sa demi-journée à la promenade, à la cueillette possible, à l'imprévu de toute sorte, telle la rencontre sur le sentier, de ces lièvres aux pattes plus courtes d'un côté que de l'autre, usées par la force centrifuge de leur course.
Granie les connait bien ces animaux aussi discrets que des nombres, plus insaisissables que des ombres. Elle les décrit si précisemment que Bess croit les voir trotter devant elle, avec leurs compagnons encore jamais cernés, voltigeant entre les arbres. Elle veut parler de ces trente-six oiseaux imprenables du Faron. Elle apprécie l'humour des plus coquins de ces volatiles farceurs, jamais piégés. Elle s'amuse à les dessiner sur son vieux cahier d'école. Le vire-peïre, tournant de façon foudroyante autour du caillou, pour empêcher d'être visé, précède la page colorée où le monte-chien installé pernicieusement sur la tête de l'épagneul préféré, mise sur la crainte de la tuerie double, qui ferait d'un coup, deux victimes. Le cache-guidon en goguette, gonfle ses huppes devant la mire du fusil, pour boucher tout soudain, cette cible qui se trouve justement être lui, pendant que le semble-champignon, volaille galégeuse, s'il en fut et vous pouvez le croire, se mimétise au cèpe, au point de ressembler, vert à petits pois jaunes, au végétal campagnard, alors que son frère, le mime-figue, l'imite en narguant insolemment l'arme de mort, qui ne sait plus où donner de la tête, devant le doute semé par la multitude compacte de tous ces fruits identiques. Ce n'est pas tout. Vous découvrez encore le fitufu ou mange-menu, oisillon minuscule, si léger, que le seul déplacement d'air de la chevrotine le dévie de la trajectoire du projectle. Le scarte-plomb, grâce à de rapides battements d'ailes, repousse agilement la mitraille. Le pétalure ou file-pétoué, est un oiseau supersonique, que la réaction instestinale, pétante d'une façon nucléaire, l'entraîne plus loin que la cartouche. Pour finir les croquis, Bess enlumine le faux-demi-pintadon, douteux quant à la réalité de sa véritable moitié, celui qui fait hésiter sur la conduite droite-gauche à tenir. En élève studieuse, elle s'intéresse aussi au tiro-lango, aux gestes provoquants d'impolitesse paralysante et plus encore, le cuo-bianco, moineau impudique montrant son derrière aux moments critiques. Le tourne-boule est toujours placé au revers de la tête du chasseur. Le pipelet-magister emploie des raisons irréfutablement logiques et même métaphysiques, si le temps le permet, sur la question de la validité du meurtre d'un être vivant -fut-il oisillon-, à faire trembler le plus horrible des assassins. Tous ces gibiers, infernalement hardis, fiers d'arrogante insolence, débauchis de mauvais garçons, gros emmerdoyeurs de chasses gardées, plus fins que les pies jacasses, agaceurs de moustaches conquérantes, à rendre fous les questeurs de tarasconades, jusqu'à ne plus savoir qui des uns sont les chasseurs ou les chassés, les autres bêtes comme arroseurs arrosés, qui la broche, qui l'embroché, passe-temps céleste de les voir ainsi se payer la tronche de ces fiers matadores, font rigoler sans fin, Bess séduite par les récits fabuleux. La brillante conteuse, fine mouche tout à fait avertie des pièges malicieux de ces bestioles, raconte même que le plus gredin, le trompe-cascaïre pousse l'audace d'aller vers la fin de l'escapade meurtrière, tournebouler encore une dernière fois le bonhomme bredouille, pauvre pécaïre -bien que chasseur aux intentions malsaines-, pour lui faire rater sa tardive tartarinade, à savoir l'ultime assaut au tir de la casquette.
L'explication apprend aux non-initiés que la rafale finale, lorsqu'elle est réussie, fait dire à plus d'un, -au retour de la curée ratée, soulignée par la plate besace efflanquée, vide de plume-, devant la tournée de pastisson, au Bar de la Marine :
-- Té, j'ai berdouillé de la belle manière, vu que je les ai rencontrés encore, ces mille diables de galinacés faronesques. Peuchère. Mais c'est pas maladresse, c'est malchance seulement. L'honneur est sauf. A preuve, les trous dans la coiffe que j'ai pas pu m'empêcher de jeter de colère et de cribler.
Malheureusement ce haut fait d'armes foire aussi, par l'arrivée d'une insupportable volaille, odieuse oiselle d'une cuvée haïssable, ce ou cette -suivant son sexe- horrible semble-cascaïre, grand ridiculiseur d'abrutis chasseurs sachant chasser dans la fanfaronnade des fans de chichourle, tirant fierté de la mort d'innocentes victimes. Le gallinacé, sorte de palmipède à visière, descendant prestement de l'air, déploie à l'instant de l'envoi du chapeau, un plumage écossais, en tous points semblables à l'accessoire sacrifié. Il désarçonne, déconcerte, ébahit, ébaudit notre homme, affolé entre deux cibles similaires, l'acculant à rentrer chez lui, tête basse, queue entre les jambes, pour essuyer les quolibets de sa femme, sagace personne prévoyante, qui s'était sagement avisée de doubler la ration de riz pour le dîner.
Aujourd'hui, dans le matin tiède de ce mercredi nommé, Granie ne se lève pas, prétextant une légère fatigue, pour profiter de ce beau temps.
-- Bon présage, dit-elle.
Elle s'allonge devant l'entrée de la grotte, sur un tas de brindilles sèches, aiguilles de pins, fougères, réunies en tapis de feuillage fin, afin de donner une dernière recommandation. La vue s'étale à l'infini, moutons à moutons, avec des vagues au loin, sautant au milieu des nuages primesautiers, en une partie de jeux marins. Bess, rendue inquiéte par ce malaise imprévu, est priée de se taire, d'écouter, de savourer cette vision exceptionnellement claire et de ne chercher de secours à la Bastide, que lorsqu'on le lui demandera, sous-entendu, nous avons bien le temps. Pourtant il faut faire vite. On commence par une histoire.
-- Avant que Thélo ne devienne cette grande ville toulonnaise, ses habitants vivaient dans la montagne, -excellent exemple-, s'abritant loin des marais du bord de mer, soit dans les caverners l'hiver, soit l'été entre les branchages, ou encore sous les toiles coniques servant d'aires de repos. Des rassemblements avaient lieu à certaines époques. Par centaines et peut-être par plusieurs milliers, les voyageurs approchaient, surgis mystérieusement de nulle part, arrivant dans les débuts par groupes isolés. Il en venait de tous côtés. Pendant un temps de plusieurs lunes, la prairie malaxait les arrivants, les mélangeant entre eux. Nomades, sédentaires et indigènes du cru s'alliaient, s'associaient, s'amalgamaient pendant que les danses, les poèmes et les chants inconnus se transmettaient inlassablement.
A partir de ces premiers temps forts, on ne dort plus guère sur le Faron. Les échanges de cadeaux symboliques se font pendant les longues veillées, distraites de narration de voyage et de jeux étrangers. Les exposés, palabres interminables, description des paysages de l'autre côté du monde, où les éléphants sont habillés de soies brodées de pierreries, les tigres parés de colliers de fleurs, là où les hommes noirs parlent une langue claquante avec des gnomes jaunes aux yeux fendus, éclairent de surprire ahurie, les visages ébaudis. Personne ne songe à reprocher aux voyageurs, l'apport de ces belles et joyeuses coutumes étranges, us inconnus de régions autochtones, recettes d'embroisie ou nectar des dieux, délicieuses manières de vivre, insolites et multiples, offertes par communications de toutes sortes, sifflements, imitations de pinson et d'alouette, grignotage de galettes gonflées de thé vert, passe-temps d'astrolabes, astruments musicalement harmonieux, arts bénis du tissage, premier langage manière orfévrerie, tintureries d'ocre, de carain, d'herbes cinabres, messages de perles, comptes d'apothicaire sur boisseaux et bouliers, ensembliers d'herbiers arborisés, avec leurs racines fignolées, leurs graines, feuilles, gommes arabiques.
Les festivités de banquettages et gargouillages, se drapaient de reconnaissance pour ces donneurs pleins de bonheurs, arrivés à propos. Cela durait des semaines et plus longtemps encore. Lorsque le départ se décidait, beaucoup d'habitants désignés troglodytes, quittaient leurs pierrailles pour suivre les errants qui, eux-mêmes, laissaient bon nombre des leurs sur place.
Un jour, ce fut le dernier au revoir. On ne le savait pas, mais les mois et les années passèrent sans voir revenir les voyageurs. On les crut retenus de fêtes en fêtes dans des pays fabuleux, aventureux mythes de plus en plus lointains. On espérait toujours, en préparant les vastes victuailles, provisions de graines de sésame, de lin, de millet, caroubes sacrées, huiles de pépins de raisin, fleurs de capucine grillées et de chicorée délicate, pistils délicieux, fragiles cuissons de doubles chapates, pommes séchées en spirales, moelles de sureau, pétales de bourraches et pousses confites de jeunettes rhubarbes.
Lorsque la mort rattrapa les derniers survivants, capables de se servir de leur mémoire et qu'il ne resta plus qu'une vieille félibrige bicentenaire vétuste, radotant les souvenirs caducs des grandes ducasses brabantes, on se décida à relater ce qui commençait à devenir une légende dépassée. Avec l'aide d'un lointain petit-fils, les groupuscules en firent un dessin historique qu'ils enfouirent dans une des grottes proches de la Bastide, peut-être celle-ci. Bess surprise, demande pourquoi on ne l'a pas cherchée.
-- La désignation de l'emplacement est vague, incertain. Peu de gens connaissent cette histoire et finalement dernier handicap, personne n'y croit plus.
-- Mais moi, j'y crois, affirme Bess. Je vais creuser tout de suite.
-- Inutile, Le croquis n'est ici qu'un symbole, un appel ancestral. Plus il a de racines, plus l'arbre monte haut. La solution est ailleurs. Un grimoire, même s'il a échappé à la décomposition du temps, ne peut exister qu'en réalisation. Il faut recommencer le voyage, retrouver les gens qui se souviennent, recréer les conditions. Sans la fête en osmose, le salut échappe aux civilisations amputées par un progrès inhumain. Souviens-toi de chercher à retrouver les conventions d'autrefois, par le rappel des réminiscences, les rencontres avec ceux qui en ont connaissance. Et le voyage recommencera.
Il faut passer si nécessaire par la recherche solitaire, par une faille d'univers habituel, au-delà des limites naturelles. La difficulté est de rejoindre le passage qui se découvre par seuls instants. Au moment où cette cohésion de particules maintenant assemblées par pourcentage de croyances en elles, se défait brutalement, lors de l'insuffisance de nos existences, cet état de division brève que nous survolons la plupart du temps, sans nous en douter, envahit tout à trac l'ensemble de notre être. Il faut alors oser, passer de l'autre côté pour recevoir ce que nos enveloppes endurcies repoussent inconsciemment. La seule règle de victoire est de garder un coeur simple. Granie ferme les yeux. Fatiguée de parler, elle l'infatigable, a allongé ses jambes sur les ronces. Bess ressent le serrement de son coeur. La vieille femme l'empêche de se lever.
-- Quand je le dirais. Elle serre la menotte contractée dans ses doigts ridés. Bess se tracasse. Elle semble si usée. Plus que papa et même plus que mamie qui a pourtant le même âge. Pourquoi est-elle si vieille ?
Le jour est en train de s'effacer imperceptiblement. On ne s'en rend pas encore compte. L'air est doux. On ne voit que lumière et fleurs proches d'être fanées. Au-dessous du ciel pur, les branches des pins se détachent sur le fond azuré. Granie a trouvé que cette belle journée était un bon présage. Auspice de quoi ?
Bess a faim, mais elle n'ose retirer sa main. Elle sourit. Il n'y a pas de réponse. Les yeux fermés ne s'ouvrent pas. En dessoius d'elle, sur le chemin, une vieille femme marche doucement en ramassant des herbages noirs. Sa robe est semblable à celle de Granie. Il semble que ses cheveux soient plus blancs, mais ils ont la même forme. Passage de l'habituel au spécial. Bess se crispe sur les pierres. Ses genoux lui font mal. C'est l'ombre de sa grand-mère, -elle en est sûre-, qui descend les marches de granit. Pendant qu'elle crie, la forme disparaît et la main dans la sienne lui répond. Alors elle sait que sa chère Granie est en train de mourir, venue là pour ça, doucement, avec pour seule compagnie, sa petite-fille qui parle, chuchote à l'oreille, sans même comprendre ce qu'elle raconte, mots insolites, paroles plus grandes que son enfance, syllabes cristallines, refusant l'imprononçable obscur.
-- Petite Granie, n'aie pas peur. Je suis là. Tu verras, ce n'est rien de mourir. C'est si simple.
L'enfant fragile ne sait pas d'où elle tient cette science étrangère, mais elle comprend, malgré son jeune âge, où va cette route. Il lui semble qu'elle peut faire beaucoup en restant contre le proche trépas, en écartant les craintes et les insectes, en se tenant droite, à veiller le temps qu'il faut. Lorsque plusieurs heures plus tard, la tiède main qui la tient serrée se relâche, refroidissant brusquement, Bess sait que c'est le signal, l'autorisation d'aller retrouver les autres, pour demander vite le secours, devenu inutile dans ce monde-ci.
Episode 13
Un trou d'instant défavorable s'est ouvert. C'est au réveil que l'on sent le mieux ces choses-là. Un matin de classe se trouve soit-disant comme les autres, où il faut se rendre, en voiture banale transformée aujourd'hui en tombeau. Cela, Bess le sait. Résidant dans l'expérience contractée, sa vue, par cécité exceptionnelle, visionne le véhicule prémonitoire, plié, retourné, embrasé, se glisser sous la gare, par la voie d'accès à double révolution, pour venir s'incruster dans le pilier. Elle réclame un secours que nul ne comprend, n'admet. Chacun ridiculise ses angoisses. Ils plaisantent tous, sauf la personne invisible, dressée dans la pénombre contre son lit, grave, prête à l'emmener ailleurs, vêtue du dernier habit de lumière, dame filandière endimanchée, la mort, puisqu'il faut l'appeler par son nom, qui a mis illico son costume rouge.
Regardez tous. Regarde bien, toi Fred, fou inconscient qui néglige ton devoir de père, protecteur par-delà le visible. Sous le tunnel éclairé de feu, la large flaque brune s'étend en un rideau de nuit épaisse, contre les murs ocrés qui défilent autour, guitares chantant les remous des deux roues qui se balancent. Du fond de l'oreiller, les yeux fermés, Bess contemple les lumières, aiguës comme des flammes macérées de feux, les flèches qui se croisent en un ballet de sang. Tout à l'heure, ici et là, ailleurs, sera l'éclatement, le trou qui s'élargit en une fleur pourpre, la soif éternelle des vivants qui ne sont plus qu'un cadavre dressé. La chaîne étend ses maillons de glace entre les doigts. L'aile dure se colle derrière soi, en un écran définitif et lourd, en un large souffle brûlant qui se retourne. La mort est là, qui la tutoye, en costume de soie brodée des clous déchiquetés de l'attente.
La route monte dans la lumière des projecteurs de néon, ruban en un goudron de guimauve. La nuit épaisse se déchire sur elle. Les lampes passent, lourdes météores, cent fois répétant leur cri abrégé et elle retourne encore à l'entrée du tunnel pour redire sa mort, le crissement clair des paupières fermées, emplie jusqu'à la gorge des vêtements froids de la fin, en un tourbillon serré de surprise. Il est trop tard pour connaître la peur. Les lourdes chances se retournent encore. Il avait dit, lâche jusqu'à la mort. Les carreaux blancs rebondis de vernis ont brillé devant ses yeux serrés, sur l'écharpe claire et forte de l'espérance. Il est minuit. L'âge passant en une fois toutes comédies, elle a perdu. Il avait dit demain. Le sol est en peau de chagrin piqueté des étoiles noires et lisses du choc. Arrête. Cela revient sans cesse, dans le remous balancé de ses bras, pour murmurer l'étonnement confus, pour recevoir la brûlure de pierre, dans la descente âcre qui bascule en arrière. Demain, ce sera le calme sourd, la boîte qui ondule en vain, le silence de ses lèvres gercées qui se tairont enfin.
L'image se colle dans le relief de la réalité, dans cette voiture mortelle, à tombereau ouvert, et Bess refuse encore plus énergiquement, la proposition imposée. Elle prétexte un malaise, pour rester couchée, début de grippe, cramponnée à ses draps, toussant, refusant de bouger, tétanisée, visage révulsé, convaincant. On renonce à l'emmener. Le passage chez le dentiste est annulé. On abandonne l'obligation du pensionnat, la cohue de l'embouteillage urbain entre les deux rendez-vous, la facilité du passage souterrain qu'elle visionne mortelle pour son père et pour elle. On la laisse dans la grande bâtisse, seule, livrée à ses ridicules prémonitions et les autres s'évaporent en quelques instants, études, écoles, travail, courses, attractions.
Mais par le diable, cette garce entêtée, belle en force, investisseuse d'esprit, brillante niveleuse de fortune, odieuse femelle impudente qui impose son avis, ne laisse aucun choix, ni le temps de dire oui, cette orgueilleuse enflée de sûreté comme trompettistes et clarinettistes aux joues gonflants leurs poumons de victoire, cette célèbre internationale, toujours présente, cherche à l'embrasser follement.
Bess n'arrive pas à prévoir, par quels charmes maléfiques, elle sera entraînée de l'autre côté du mur ; qu'elle sera sa réalité précise, sa proposition, son échoppe, son compagnonnage destin, sa flèche de surprise. Une mort d'opérette, surgie d'une façon péremptoire, impérative, déguisée, soumise ? Une mort qui éclate en un gel, mort de brume, mort de soie, qui lave, entraîne largement, pleine de sève de bois, qui chante, qui ouvre, découpant la joie de partir, mort de demain, ici même, qui vous couche, donnant au côté sa saveur ? Mort de pleurs de rosée qui vous fauche, touche, coupe la chair, en une seule découpe, en sabre clair, posée contre la peau, fraîcheur, bain de sable sur la pulpe, choc d'ongle qui hérisse, que l'on attend, qui plisse, morsure de ciseaux, de fleurs, de plaintes molles ou d'horreur ? Mort qui part, qui emmène, qui emporte vers ailleurs, qui tourbillonne lentement, tournoyant sur place en un soleil de lumière ? Mort découpée en lanières, sa mort à soi, seul bien propre, pleine de feu terne, là-bas sur l'herbe, couchée comme un chien fidèle sur le creux du ventre endormi ? Lovée en un petit nid dans le trou rond qui va au coeur et surprise dans sa douceur, immense, pleine de rires et de joies, qui vous fait laisser derrière ; tous les mots rabâchés en chemin, les petits gestes de la peur, la pièce qui achète l'ennui, paye la honte, noie la faim, la valise que l'on remplit des fleurs fades de la sueur, les bras mesquins, les gestes abjects ; le pas qui mène sur le chemin, qui va du mur à la fenêtre, qui vous ramène de la fenêtre sur le devant du mur fermé ; la mort aimée qui se balance, mort étroite au poing serré, mort de l'autre qui devient sienne et se retourne pour vous frapper ? Tardive, tant attendue le soir, ou arrivée avant le jour, trop tôt, quand rien n'est fait encore, refusée et repoussée, quelle sera finalement sa figure ? Maintenant, ou pour cinquante ans, une chose est sûre, elle est là, tournoie en ce moment même, l'une de ses trois soeurs, Clotho la folle, ou Lachesis, ou Atropos la plus féline, la mélodieuse, la taquine, faisant entendre sa chanson.
L'attente, au fond du lit, en devient un paroxysme. Une onde bleue, collée à sa peau, Bess est repoussée aux épaules. Dans la vieille salle d'eau, elle se mouille les bras, les secoue, pose ses mains sur les conduites de fonte des radiateurs, pour ramener le trop plein de ses électricités statiques, vers la terre. Le bien-être devient un manteau que l'on enfile sur les épaules crispées, glace si fraîche, que Bess se fait couler un bain dans l'antique récipient, qu'elle est seule à utiliser, archaïques sanitaires équipés de 110 volts, réduit plaisant par sa grande baie envahie de lierre et de chèvrefeuille, avec sa baignoire à deux places, rehaussée de plusieurs marches, sur quatre pieds sculptés de griffes léonines.
Elle y clapote un bon moment. Le soleil passe rapidement entre les nuages, filant sous le vent bombardier appelé mistral-broufounié. La lumière intense se réflète dans les chromes. Pour jouer avec, Bess se lève vers la glace placée au-dessus d'elle, sans songer qu'elle déplace ainsi la douille électrique, veuve d'ampoule, avec ses doigts mouillés. Elle saisit à pleine main le fil pendouillant et le courant entre dans son pouce, en aiguille. Elle arrache le fer, tranchant sa main droite, avec la gauche, mais il se colle à elle de la même manière. Des coups de bâton frappent régulièrement sa nuque dans un rythme alternatif. Ses pieds tressautent dans l'eau. Cela dure des siècles, pendant lesquels elle passe sa mort, d'une main à l'autre. Un choc violent la fait glisser, toute évanouie. Le fil, en s'arrachant, coupe le contact. Elle flotte ainsi, tête immergée, dans un état comateux plus qu'agréable. Déformée, la fenêtre se froisse entre deux nappes bleues. Le temps disparaît, s'éclipse, jusqu'au moment où ses poumons débloqués, avalent une telle quantité d'eau, qu'ils la recrachent avec assez de force pour l'arracher au voyage définitif, la sortant des deux agonies successives, en la refaisant brutalement émerger.
Trop faible pour s'arracher au cloaque, elle force alors son coeur à se calmer, ses muscles à se détendre, en s'allongeant complètement dans le liquide tiède. Seuls, son nez et ses yeux surnagent, rouges et tourneboulants, globes martiens pédonculés. L'air s'obscurcit sous les nuages internes. Ses oreilles inondées, n'entendent plus qu'un clapotis de source, se déversant continuellement au-delà. La sensation fluide la fait remonter vers l'été dernier, pour retrouver les évolutions sous-marines, dans le bassin d'arrosage préparé pour pallier à la grande sécheresse. Elle revoit les pieds verts des baigneurs, terminés de courtes jambes marrons, se séparer de leurs corps invisibles. Bras écartés, en planeur, elle évolue souplement à quelques centimètres des carreaux beiges du sol moussu.
Le temps se rétrécit, reculant encore vers les baignoires en zinc de son enfance, lorsque l'eau mousseuse, emplie de bulles, tiédie au soleil de la terrasse, soutenait le corps basculant, insouciant, presqu'inconscient.
Lentement elle régresse davantage, plus loin, sans y penser, vers ce liquide clos du ventre de la mère, qui la berça comme foetus pendant neuf mois. Elle retrouve bizarrement, les sensations perdues, réinventées. Les sons arrivent, détachés, avec en surimpression, le bourdonnement incessant, mélangé au rythme cardiaque du double coeur. De ce calme, naissent les réveils hachurés, stressants, agitation extérieure, inquiètude, surtout vers la fin.
Bess en arrive, par ralenti de flash-back, vers le vrai début, le poignard de la conception, au moment où l'ensemble confus, vague, moins perceptiblement sensoriel, atteint un moment néant, instant proche de la création du choix, où l'on ressent une première sensation et où l'on prend conscience de sa répercussion sur ce que l'on ne sait pas encore être un corps.
De cette arrivée privilégiée de sa première information, Bess trace avec recul, le schéma rêvé. Elle ne peut la comparer à rien, puisqu'elle est seule. Elle s'identifie à elle. Elle se projette dans l'univers qui est elle. Elle se voit, dans cet espace illimité. Le regard figé, démolit cette information, avec l'extérieur qui la représente aussi comme Bess. La sensation s'efface. Il n'en reste qu'une copie et le foetus se trouve prêt à recevoir sa deuxième impression.
Avec la fabuleuse pulsion nouvelle de sens, l'embryon peut alors la comparer à la précédente. Bess devient très riche, tout à coup. Elle a, par la même occasion, deux informations de plus : ce en quoi les deux premières se ressemblent et, ce en quoi elles diffèrent. Avec ces quatre éléments, elle peut comparer à l'infini, jusqu'à ce que sa liberté créatrice lui échappe et qu'elle décide de stopper par arrêt d'anarchie, pour cristalliser enfin, après cette mise au point, sa propre projection, dans son univers créé par cette projection. Pour la deuxième fois, le regard sensitif de Bess sur elle, hors elle, la statufie et la dissout, ne laissant qu'une image de cet instant. Elle est de nouveau en état de recevoir la troisième sensation, et à partir d'elle, la répétition infinie d'un système hachuré, comme les ondes lumineuses et autres émissions matérielles.
Pourquoi l'enfant Bess n'a-t-il pas choisi à sa naissance de suivre ses aînés dans leurs sages lois de réalisations continuelles, absolues, ordonnées ? Pourquoi se cramponne-t-elle toujours aux sables mouvants d'une pensée qui ne peut se fixer, à l'aide de ces régimes ouverts ou fermés qui ne sont pas forcément toujours les siens ? L'enfant en vient à se méfier de toutes ces baignoires régressives où l'on flotte toujours plus loin que nécessaire, pas toujours où l'on veut. Elle serre les dents et il faut la comprendre. Qui peut savoir, en vérité, où conduisent les engins de mort, quand ce n'est pas "là où vous voulez" ?
En rentrant du marché, sa mère s'inquiète, la cherchant partout, et la déniche finalement dans cet état de prostration. Sa condition lamentable de sourde et aveugle récente, le miroir brisé, les fils arrachés, les trous de ses pouces, ses talons brûlés, expliquent clairement la situation.
Trempée, mais sauvée, excitée par contre-coup, devant la certitude que le moment défavorable est passé, Bess raconte pendant tout le repas, par hoquets, en débit haché, moulin emballé, ses visions, les soeurs filandières, sa vie d'embryon. Les jeunes rient, se poussent du coude. Les adultes se jettent subrepticement des coups d'oeil attristrés.
Lorsqu'elle est de nouveau calmement présentable, on la fait venir dans le salon d'apparat. En hésitant, Francine prend la parole avec beaucoup de précaution, pour lui annoncer qu'elle a le choix dorénavant, entre une école spécialisée pour enfants à problème, avec le nec plus ultra, des dialogues psychologiques, poussés par stimulations artistiques et intellectuelles, ou bien des cours particuliers par corresponsance, permettant une surveillance familiale ininterrompue. Elle en reste là, les bras ballants, attentant une réponse.
Sans aller jusqu'à comprendre le pourquoi de toutes ces incongruités, -car ils devraient alors renoncer à leur sécurité-, et sans vouloir admettre qu'elle désire seulement ce danger d'aller toujours plus loin dans le désert de l'infini, pour cette disparition redoutable de soi, dont on sait bien qu'elle est plus terrible qu'une mort ordinaire, ils cherchent tous à l'aider. Pourtant ils ne pourront pas y arriver, car ils refusent de s'engager sur le fleuve de l'oubli, en brûlant leurs vaisseaux derrière eux. Ils s'interdisent de partager avec Bess, les plaisirs dangereux des balançoires à fixations aléatoires. Ils ont peur et les autres avec eux. Mais elle, elle veut seulement jouer toujours plus loin dans les garrigues.
Episode 14
Au sortir d'un cauchemar putride, Bess entend le cri d'un oiseau furieux éclater à l'angle du toit. La gouttière, ce boulevard à pigeons, moineaux ou merles, balisée de signalisation volante, avec priorité de passage pour les jeunes mères, sens interdits et giratoires, souvent générateurs de bagarres, est justement ici et tout de suite, le siège d'une lutte inopinée entre deux individus, se battant à qui flanquerait une trempe à un troisième.
Le zig en question, oisillon bâtard, déplumé de côté, tête hirsute, entêté comme il y en a souvent, cramponné fermement sur ses positions à buts nutritifs, fait front, par craquements griffus sur les tuiles, voletage de huppes indignées, imprégné de désapprobation. Un agent, membre rassis de la gent plumée, règle la circulation à coups de bec, par autorité. La voie redevient libre. Le reste de la troupe, nurses en tête, réintègre l'aire d'apprentissage délicat, départ d'envols maladroits transformés en chutes de pierre, rectifiés in extremis par les anciens. Les manoeuvres, pas tout à fait au point, requièrent toutes les attentions. Les plus basés lissent à l'écart, négligemment, mine de rien, leurs plumes de patriarches. Ils ont vu ça, piaillements, pépiements, cris d'effroi des jeunes oisillons, mais il faut que ça saute, nom d'une pipe.
En bas, la dispute recommence sur d'autres bases. L'effronté, demeuré obtus, refuse encore de comprendre. Il picore la soupe du chien. En se penchant par les vastes lucarnes, Bess saisit la scène dans son entier. Les précipitations indignées du griffon, canines scandalisées, pointées vers la gamelle, les positions de garde, oreilles dressées, clapements de mâchoires, dès la pose des pattes palmées dans la bouillie, entraîne une animation pas possible, une agitation à sentiments contradictoires, sensations allant jusqu'à la consternation de la troupe ailée qui se désolidarise de cet intrus éhonté, assez dégénéré pour oublier les lois de la générosité, sinon de l'abondance : "Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture et sa bonté s'étend à toute la nature". Point n'est besoin de plonger dans la soupe du voisin, ni d'amasser à outrance.
Bess en oublie son rangement. La position stratégiquement élevée du grenier, jusque-là réservée à sa pièce atelier et aux jeux d'hiver des membres divers de la Bastide, vient de se faire investir complètement par les occupations intellectuelles de la fillette, revenue de force et elle espère, précairement à sa maison natale. Les grandes vacances viennent de commencer. On ne sait pas si elle acceptera de poursuivre des études secondaires, choisir tout de suite un métier ou suivre d'autres voies. Ne se prononçant pas sur ces épineux propos, malgré les diverses perches, présentées façon hallebardes, elle s'active, on ne sait trop à quoi. Sans doute à mettre au point les recherches sur les tests instantiels préférentiels de son fascicule grossissant à vue d'oeil et en tout cas elle emmenage, dans l'intention de se livrer à des expériences scientifiques suffisamment nombreuses pour être qualifiées de fiables.
Qu'un interlocuteur non averti se présente inopinément dans les environs, il est testé aussitôt. Quelque soit sa réticence, il est sommé de répondre aux premières questions portant sur les appréhensions, aux deuxièmes concernant les processus les véhiculant, aux troisièmes situant sa position sur sa courbe de dynamisme. Le résultant donne une description exacte du personnage en son entier, pour un caractère de l'instant décrit à la manière de La Bruyère. Les sondages répétés d'un individu interrogé dans une même journée, pouvant être très variable, montrent les manques de personnalité fixe. Il peut être successivement, le tout et parties de ces entités que Bess appelle la méduse, le shériff, le papillon ou le bouffon.
Prenons, par exemple, un oncle en congé, saisi au début du repas familial ordinaire, jugé cimme un être complexe à la définition compliquée en train de faire sa mise au point, d'une position incertaine, puisque sujette à caution. Son appréhension non solide, est véhiculée par un raisonnement d'anti-pensée numéro six, sans dimension. Le tout résulte d'une conversation avec la mère de sa femme. La discution péniblement destructurante, réclame une solution immédiate.
Cet ostrogo, formé de composantes compliquées, peut devenir brutalement, après quelques libations, un vainqueur, un de ces spécimens, solidement concret dans sa façon de procéder. A mille lieux du salmigondis précédent, animé, grâce aux vapeurs répétées de l'alcool, d'une redoutable prescience. Il perçoit, avant de sombrer dans l'hébétude éthylique, l'immensité de sa sensation des extrêmes. Il sait ainsi ce qu'il faut faire pour survoler ses problèmes et envoyer propement promener avec un dynamisme de création sa pénible belle-mère, sans perte de temps inutile. En effet l'utilisation d'un processus solide de pensée à deux dimensions, l'ampute du doute nécessaire pour pouvoir expérimenter scientifiquement sa théorie. Il compense tout à fait cette faille, par une large connaissance des théories opposées. La fulgurance de son cerveau se développe anormalement sur sa vision de lui-même.
Les quatre-vingt-seize possibilités de situation, trouvées par la multiplication des cas de chaque paramètre, une fois toutes décrites dans le détail, offrent quatre-vingt-seize casiers d'une armoire qui auraient ordonnées les quatre appréhensions, en abscisse les six divisions de processus et en fronton, de gauche à droite, le déroulement des quatre séquences de la courbe dynamique. Ce placard théorique, visualise le total des cases se présentant au choix immédiat de l'individu. Placé à chaque moment par la cristallisation de son information globale dans l'une ou l'autre d'entre elles, il peut devenir ainsi, tour à tour, la larve, l'attentiste ou l'espion en attendant l'instant suivant, également représenté par une armoire similaire.
La furie active de Bess entasse rapidement les résultats par centaines. Ils lui donnent la chance de la quantité. La condition n'est-elle pas indispensable pour que l'expérimentation soit considérée scientifiquement valable ? Le principal inconvénient de cette méthode, vient de l'agressivité des cobayes. Leur rancoeur naît de la découverte de leur dichotomie insoupçonnée et surtout incontrôlable dans les débuts. Par interrogation à outrance, Bess arrive à saisir en une seule journée les diverses facettes d'un sujet. C'est arrivée à ce stade que la situation la dépasse. Bess est obligée de réfléchir intensément. Les quatre-vingt-seize possibilités de personnages, se présentant à tout instant de la journée, se multiplient trop rapidement. Si l'on y ajoute les différentes précisions supplémentaires, portant sur les tests préférentiels et positions diverses, astrales, arcanes, vibrations prénoménales, réactions chimiquement ou ondulatoirement personnelles, la multiplication devient impressionnante. Toutes ces données reçues sont en opposition avec la notion rétrograde d'une personnalité évolutive, puisque chaque saisie est sans aucun rapport avec les autres. Il n'en faut pas plus pour chercher à passer à la vitesse supérieure, celle qui permet de remplacer Bess, lorsque sa rapidité dans le calcul mental se laisse elle-même déborder, par une simple machine. Or, il existe des coïncidences remarquables.
En ce jour de juin, toujours le même, au plus beau du découragement de Bess, la chance réclamée se présente. Intriguée par le manège des piaffons, oisillons, merluchons, et autres pigeons, s'entraînant au-dessus du volatile, ébouriffé par les chiens dont il cherche à détourner la pitance, attirée par le bruit, sa tête penchée par-dessus bord, avec un plongeon panoramique du regard, tombe pile dans la solution miracle, grâce et c'est à peine croyable, à un jeune garçon nommé Aton, habitant avec sa mère au troisième étage de l'habitation à loyer modéré proche, surnommé, par ses camarades Foton, occupé, présentement à une opération insolite, le déterrage dans le terrain vague d'une bombonne verdâtre, plus grande que lui. Bess subodore une affaire hors de l'ordinaire. Elle s'éblouit aussitôt en montée d'extase, dans une délicieuse excitation, nouvelle et rare volonté de succès, vers un aboutissement préfiguré par une roue de fortune en forme de six.
Dévalant l'escalier, puis grimpant au sommet du jardin, enjambant le mur d'enceinte, redescendant l'autre côté de la vallée, vers ce nouveau quartier entièrement créé de béton personnalisé, elle additionne machinalement les chiffres divers qui se représentent à son oeil interrogatif, géraniums flétris groupés par deux, barreaux des grilles, étendages des fenêtres. Mais elle trouve rarement le chiffre magique. Ce sera plus dur cette fois-ci. L'instant actuel ayant changé le nombre de l'apothéose, elle refait ses propres calculs de chance, veine personnelle immuable d'après sa date de naissance habituelle, car on ne sait jamais. Si Bess s'accorde le droit de changement d'avis, les chiffres le peuvent aussi.
Condescendieusement et pour ce point précis, ils lui accordent finalement, au bout de mille calculs, le six, pour une seconde une fois. Elle va donc pouvoir y croire encore ce coup-ci, bon sang. Ce serait une réussite totale, confirmation qu'elle attend, boxant le nez de la gloire comme un kangourou champion. Les nombres supérieurs daignent la lui reconnaître, par leur addition favorable. L'ivresse la reprend tout de suite. La belle femme, corne d'abondance en main, yeux bandés, la chasserait-elle, à l'affût dans ce secteur ?
Il lui faut la trouver. Où se situe-t-elle ? Qu'on l'empoigne, la malaxe, la saisisse à pleines mains, qu'on la happe, la hume, l'accroche, la pétrisse, la déchire, l'absorbe, s'en innonde en se frottant sous sa douche généreuse, se roulant dans son omelette baveuse, frangée, moelleuse, éblouissante, chaude de soleil, qu'on lui offre le visage pour bronzer de sa lumière, qu'on se coiffe de sa pizza brûlante, que l'on mange son biscuit pour grandir et atteindre la poignée des immenses portes de Zeus s'ouvrant sur l'enivrement rempli de son liquide vermeil pailleté d'or fin, de plumes, de caviar, richesse enchantée, forces plus grandes que matérielles. Bess en tremble. Elle sent qu'elle va y arriver, prémonition. Elle clape. Ce n'est qu'une question de minutes. Elle ne sait quel visage elle présente, ce qu'elle apporte. Détails mesquins, détours ridicules, broutilles, elle sait qu'elle l'a . Elle est là. Elle ouvre la porte. Elle passe derrière le taillis. Elle se retourne. C'est Foton.
Alors là, elle n'en revient pas. Foton représenterait la chance ? Ce gosse de misère congénitale aux genoux cagneux, pieds plats, cuisses arquées, oeil strabique, lunettes aspirantes de focalisation insensée ? Il faut pourtant le croire, puisque la bonne étoile se tient devant elle, air miteux, prunelle faisant loupe à travers le verre grossissant, la buée, l'eau sur l'iris, une fine pluie de morve montante et descendante en ponctuation de la respiration.
-- Qu'il y a-t-il Foton ? Et la répose fulgurante, trait lumineux dans l'espace sidéral élargi, hologramme percutant, jet doré d'éclaboussures :
-- Je n'ai pas de chance. Depuis des mois, je travaille sur une étude de programme de langue sur ordinateur, avec les jumeaux Gofie et Gomy et le commissaire me l'a prise pour son enquête avec mon goûter.
La chose est trop insensée pour y croire. Voyez-vous le rapport ? Les moments sont coupés les uns des autres. On vit sur des séquences successives. La conscience n'est qu'image en formation. Pure coïncidence, si une comparaison colle. Ou plutôt, on se débrouille pour la créer collante. Et là, sans forcer, le hasard éclaterait, en raison de plus pour s'extasier, puisque ce n'est qu'une occasion de probabilités infinie, minuscule tête d'épingle ? Photo de chance, dit qu'il n'en a pas. Il faut du courage, de l'interrogation, des confrontations, des explications pour aboutir à la vérité.
-- Cher Foton, j'aimerais bien que tu répètes lentement ta phrase. Tu travailles sur quoi ? Cela m'intéresse. Rien que le langage ? Pas les chiffres ?
-- Non, pas les chiffres. Sauf dans leurs rapports avec le verbe. Nous avons mis des mois pour faire un plan de classification et je ne suis pas sûr que le double soit dans la bonbonne. C'est ennuyeux. Il faudra tout refaire et par-dessus le marché, je n'ai plus mon goûter.
-- Veux-tu me raconter ton affaire, après t'avoir acheté un petit pain et du chocolat à la boulangerie ?
-- Vous ne comprendrez pas.
Il est blasé, évidemment. On ne peut pas lui en vouloir. Pourquoi elle, Bess précisement, un être quelconque, pas encore initié à l'informatique, comprendrait, là où les autres échouent ? Pour rester en doute positif ouvert, on ne doit jamais rien affirmer. Pourtant par commodité, par arrêt d'anarchie, on pourrait de temps en temps poser un concept à affirmation restrictive ? Non ? Non, Foton ne veut pas perdre son temps, dans un doute favorable, envers une compréhension dont les chances d'existence sont infinies. Cet enfant est têtu. Pourtant il y a plus têtu que lui. Devinez qui ?
Episode 15
Bess prend une fois de plus sa destinée en main. S'installant avec des provisions copieuses en cacao, nutritif, stimulant, plus le complément indispensable de feuilles blanches pour le jeune génie installé sous le balcon du premier étage, lieu assez immonde s'il en est, milieu entre décharge publique et pelouse fantôme, elle étudie Foton en plein travail. Précautionneusement, elle le regarde retracer ses graphiques, entre une pluie de moucherons et les scories de la cheminée du dessus. Faisant traîteusement semblant de tricoter une ficelle avec un bout de bois, elle essaye, piaffant in petto, de lorgner cette puissante machine, simple cervelle de Foton, lui apportant la solution miracle. Evidemment, le rapide ordinateur des enfants est la réponse lumineuse à la bousculade d'informations fournies par les tests. Se faisant aider du robot, elle gagnera le temps qui lui manque.
Moins de trois mètres au-dessus, Mademoiselle Arthémise raconte à Madame Absconce, pour la sixième fois, comment elle est entrée la première dans la cuisine d'Aldo et ce qu'elle a vu, au moment de la découverte du corps assassiné le mois dernier. La version est à chaque fois nouvelle, ce qui a le don de rendre la poursuite de l'enquête confuse et la patience du commissaire à bout.
-- Sur le plancher, toutes les boîtes d'amoniac, de cire liquide, bidons de lessives, les chiffons, les casseroles, tout ce désordre. On avait vidé le placard, comprenez-vous. Qui ? L'assassin bien sûr. Elle répète plusieurs fois, savourant bien le mot, le faisant grimper en syllabes tronquées et quadrillées sur le lierre, jusqu'à la balustrade suivante et de celle-ci à celle d'après, pour en faire profiter les étages supérieurs. Foton, dans ses calculs, lutte tout haut contre l'organe grésillard de l'oratrice.
-- Et le sang, et la tête, et le dos, et les cuisses, la traînée de l'évier à la fenêtre, les jambes repliées, molles, derrière des semelles énormes.
Haut sous un nuage, un avion croise un hélicoptère, dans un jet de kérosène, dont le but est de remplir subrepticement de goutelettes l'atmosphère, déjà au seuil de la saturation. Une voix nostalgique chante au passage, un refrain sur le regret du passé édénique non pollué de nos ancêtres, mais le sujet hors question, n'est pas relevé par les croqueuses de cadavres, branchées à fond sur l'horrible affaire. Depuis quinze jours, Arthémise tente une auto-hypnose, pour retrouver le bras de la victime. Sait-on qu'elle a assisté, personnellement, l'année dernière, pendant plus de deux heures, à la disparition de la jambe de Madame Affrelou, lors d'une séance de dédoublement ? Où était passé le membre, voilà ce qu'on aimerait savoir ? Arthémise avance l'au-delà, les rematérialisations momentanées en mains frôleuses et morceaux de joues simultanées, les univers parallèles.
De l'étage du dessous, dans l'inécoutance générale, Bess propose les objets trouvés, rue des Morilles, ou bien le bonheur d'un unijambiste, champion du saut à la corde, une couple d'heures.
La conversation parapsychologique, traîne de-ci, de-là, cahin-caha. Le commissaire chargé de l'enquête fait son apparition matinale, devenue habituelle, en cherchant à se rendre important, par des visites fantosmatiques. La fabrique de tripe, travaillant le samedi, fumaille, crachotte, de façon de plus en plus épaisse et convaincante. Foton va craquer, c'est sûr. Il a eu une enfance difficile, dont il s'est péniblement sorti à l'âge de huit ans. Il en a dix maintenant. Cela va mieux, mais il ne faudrait pas exagérer. Il a compris, qu'à force d'en recevoir dans la figure, il vaut mieux se taire. D'accord, il joue son rôle de sous-doué, s'y tenant farouchement. Alors, surtout qu'on lui fiche la paix. Il en a assez des conneries des adultes. Qu'on ne croit pas qu'il va s'apitoyer sur le sort de l'enfance malheureuse, de la pollution, des races animales en voie de disparition, de l'acoolisme, du racisme, de la menace nucléaire. Il n'en a rien à faire. Il a assez à faire avec lui-même. La société n'est pas son problème. Que l'on n'essaye pas de tout lui coller sur le dos. Il connaît la chanson, les arguments, les justifications. Il ne se culpabilise pas facilement. Il a tout vu, les pièges, les chantages, les menaces scolaires, les concussions, les entraînements tendancieux, les violences, contenues ou non, venues de la rue et d'ailleurs, la bêtise, les moqueries, les sarcasmes, ce qui fait mal au coeur, à l'âme, à l'estomac. Il a tout connu, les tires au flan, à la rigolade, à la méchanceté et il en a assez.
Alors, il mord, s'entête, veut s'en sortir par l'information et éventuellement l'informatique, à moins que ce ne soit que le contraire. Il n'est pas comme sa tante Aline, lui. Il sait tout à fait où il est, où il en est, ce qu'il fait, où il va, pourquoi il y va. Il a tout clarifié, nettoyé, pressé, rangé, noté, surnoté, renoté, microscopé. Son oeil est un laser. Il a passé le tripatouillages au rayons X. Il sait de quoi il en retourne.
Il le dit à Bess qui le comprend parfaitement. Elle est passée par là, comme lui. Elle l'approuve. Quoiqu'en ayant pris un coup dans l'aile avec le temps, elle en est à se dire qu'il lui faudra bien pourtant s'engager un jour. Elle le pressent, sans savoir avec qui et s'il existe, et cette virulence la nettoit. C'est le principal. Purification, exhaussement, exaltation, exhaustion, alors elle débloque. C'est un trio beau, trop fou, trop pur. Moins qu'un personnage de roman, elle n'a encore rien compris à son rôle, ne sait pas où l'auteur veut l'entraîner, ni ce qu'elle représente. A part sa position préférentielle, en voltige sur la séquence du poste création, vers celui d'attente, elle ne sait rien. On déduit qu'elle sert à illustrer une proposition de conscience discontinue. Les autres gens pensent toujours fonctionner dans la robuste continuité. Leur vie, fil d'Ariane conducteur rassurant qui permit à Thésée de retrouver sa route dans le labyrinthe, ne se coupe qu'au bout. Position confortable dans l'ensemble. L'auteur, quelconque quidam, manipulé peut-être lui-même par Bess, avance des axiomes divers, en s'apercevant que toute personne lucide ou non de sa démarche, a une préférence pour une des phases de la quadrilogie C.P.D.L.
Il s'attarde, soit comme Aline dans la troisième, Aldo dans la deuxième, soit comme Bess tantôt dans la première, tantôt dans le tiers, tous partants dans la course, avec passage de l'une à l'autre, fait par glissement. Ils sont rarement conscients de chaque étape. Cette lucidité fugitive, crée obligatoirement leur survol. Mais la plupart du temps, ils pratiquent l'effacement de tout passage, autre que préféré.
Comme ils ne parlent pas le même langage, il devient urgent d'établir une grille générale, avec un pont pour chaque cas. Les mots s'organisent de façon spécifique, devenus outils, pensées, s'identifiant à l'état brut, pour former un processus adapté, classifié, clef du raisonnement, avec la serrure de toutes les langues. Il faut l'avoir. La réussite est là. Il est nécessaire d'aller jusqu'au bout, dut-on voler, tuer, couper des bras et des jambes, transformer en homme tronc la planète, l'humanité toute entière, devenue mère magma roulant autour de ses yeux exhorbités le long des trottoirs en pente, cueillie dans des fosses à purin formées d'acides nitriques, torturée sous le fouet vert des déserts incas étouffants, dans les algues, par les prières, le signal, l'aiguillage. L'ouverture de la serrure, il la lui faut et elle l'aura par ordinateur interposé.
Bess attaque sa nouvelle période de création dynamique et crédule. Elle lâche Foton brutalement, grimpant à tous les cocotiers, allant vers l'explosion, de domination en domination, se cristallisant dans l'instant déique, mettant une fois de plus sa toge, la pourpre sacrée, la couronne de laurier. Elle se regarde Néron le petit, Rome flambant pour rigoler, main sur la protubétance de la tunique, le crâne tout en excitation, s'érectant en pouvoir de chapeautage, en divinisation de vie, pour cracher au visage du siècle, acter, jouir dans le vagin du présent, embrasser les étoiles de sa fusée, s'ériger en montagne, se transformer en pyramide, en menhir brûlé, en cathédrale, chaque cellule devenue membre viril, épanoui dans un sexe féminin, qu'il représente d'une manière cosmique, en escargot hermaphrodite qu'il est.
A l'hôpital psychiatrique, l'individu habillé en Napoléon affirme qu'il est Jeanne d'Arc. Que répondre ? Au deuxième étage, Monsieur Aren soutient être à Tokyo, bien que tout concourt à lui démontrer qu'il est à Paris : sa mère assise dans son fauteuil Voltaire habituel, la vue sur la Tour Eiffel, le regard de ses amis inquiets. Peut-on le considérer comme fou, si l'on sait qu'il est bien à Tokyo ? Ou à Paris ? Puisque le fait qu'il soit là ou non, n'est pas considéré. Le terme de fou, ne pouvant pas être plus utilisé que celui de normal, va être remplacé par quoi ? Napoléon se prenant pour Jeanne d'Arc et enterré dans son obsession, considéré comment ?
Bess voudrait prendre position, mais elle a honte. Elle s'est laissée emporter. A présent, c'est la chute. Elle se désespère brusquement. Elle en a assez. Une rafale à l'aube. Tout doit disparaître. C'est elle le chef de peloton.
Hélas, il y a loin de la coupe aux lèvres. Dire n'est pas faire. Si la haine informulée tuait, on serait tous orphelins. Regardez l'accusé dans le box d'infâmie, petit, moustache défrisée. Les larmes lui viennent aux paupières. Il ne savait pas. Il parlait. Il s'emportait. Il y croyait comme un fou. Il chevauchait son âne. Il sauvait le monde, par charité. Il épurait les écuries d'Augias. La fange de l'humanité s'écoulait par la défaite des digues impures, attaquées par lui-même, Hercule rachetant le tyran.
Maintenant il a vu sa bêtise. Il l'a figé de son flash d'éclair orageux et l'a détruite. Il lui reste à attendre. Il le sait. Il n'est pas Elisabeth Charvet de la Saga Charvet, ce qui finalement est assez gênant. Mais où est la clef de l'énigme, où est Hercule Poirot, où sont passés ses pantoufles ?
Episode 16
Dans la loge de la concierge, silencieusement penchés en avant, le commissaire et Bess se regardent dans les yeux. Il représente la loi. Il voudrait qu'elle en soit convaincue. C'est donc qu'il y a un doute. Pourtant il ne néglige rien, le commissaire J.A. Bullud. Il a croisé Bess et Foton dans le couloir et instantanément il s'est présenté, a montré sa carte, s'est installé comme policier. Elle devrait se sentir petite, péteuse, honteuse, aplatie, écrasée, enchaînée, soumise, pour définir une Bess déférente. Malheureusement, elle ne révère, ne se prosterne, ni ne fait des courbettes. Elle remarque qu'il a des dents cassées, jaunes. Des brins de tabac collés, attirent son oeil qu'elle essaye de décoller et de redétacher du décor. Rien à faire. Elle plonge entre deux lèvres lippues, fascination, spectacle total. La langue va et vient. La salive balaye les détritus qui accrochent férocement. Tomberont ou pas ? Suspense. Elle ne voit rien d'autre, ni ce qu'elle faisait hier soir, ce qu'elle faisait avant, où elle était trois jours auparavant, si elle a un alibi pour le moment du meutre.
Bullud tapote, grince, fait un bruit avec la chaise, carbure, pointe, craque des jointures. Bess fait un effort, dit n'importe quoi, sans conviction. Il la contredit. Il la soupçonne de dissimulation, de mensonge, de perversion, de complicité, de crime. Il l'accuse carrément. Serait-ce elle le vampire des Morillons qui dépèce et torture la nuit ? La force du mal, qui rampe, couleur muraille avec son chien, satanique suceur de sang, volé à Aldo ?
Elle minimise. Elle fait une moue dubitative. Elle ne voit pas. Elle lasse. Ils se séparent en situation fausse. A priori, bien qu'il en doute, la femme est l'égale de l'homme. Il vient d'en avoir la preuve contraire dans cet avorton inepte qu'est l'enfant femelle. Il laisse un peu de champ. Il reviendra au blocus, à l'impasse intellectuelle, quand il aura repris des forces. C'est un policier qui va s'user très vite à courir au bout du au-delà, après l'extrême. Sait-on qu'il n'a pas encore pu faire sa toilette, bien qu'il soit déjà midi ? Bess le sait, mais il doute de sa compréhension. Il essaye de faire le tri avec le persiflage. Ses yeux, rétrécis normalement se rétrécissent une fois de plus sur le doute et une deuxième aussitôt sur l'ironie. Jusqu'où ira-t-il ? C'est un homme très soupçonneux sur le plan socio-professionnel.
Le gros rouquin, l'adjoint du commissaire se donne un mal de chien, pour interroger les habitants de l'immeuble. Seuls, les Arranguier manquent à l'appel, comme au moment de l'assassinat. Ils sont en vacances avec leur fille Alice. L'enquête a d'ailleurs révélé que personne n'était présent physiquement, dans le coin, ce jour-là à dix-sept heures quarante-cinq, heure du crime. Incroyable. Un homme est asssassiné, tronçonné, transporté dans un immeuble, où une trentaine de personnes vivent en permanence et juste à ce moment-là, c'est le désert.
De la cuisine de la loge, Bullud a déplacé son bureau annexe, jusque dans la cour, espérant à tort, respirer mieux encore. Malgré son suppément d'enquête et ses nouveaux indices, il n'en revient pas, récapitule, recompte son monde, embrouille ses fiches, fait la preuve par neuf.
Papa Machi, habituellement dans son atelier, était exceptionnellement parti livrer les harnais du Cirque d'Hiver. Madame Ascasse, Aldo, Antoine et Flossie se trouvaient au travail. Les Absconce, sortis pour la journée voir une tante en grande banlieue, ne savent rien. La concierge se tenait au bout de la rue, avec Mama Machi et le bébé pour prendre l'air. Les gosses étaient en classe. L'amiral bouquinait à la bibliothèque, comme tous les vendredis. Monsieur Aren se trouvait chez sa vieille copine. Même le vieux père aveugle d'Antoine, Monsieur Anset, faisait avec Foton, une course chez le cordonnier. Les occupantes des chambres de bonnes étaient absentes, que ce soit Aïcha, la jeune fille noire au pair des Absconce, pas encore revenue de sa fugue avec un étudiant asiatique, ou Armande, qui travaille dans la crémerie jusqu'au soir.
Seule Mademoiselle Arthémise, au deuxième, n'a pas d'alibi solide. Elle ignore où se trouvait à ce moment-là son enveloppe corporelle, vu qu'elle voyageait dans l'espace pour une longue régression prénatale. Bullud craint le pire et le ridicule. Il se refuse, à tort peut-être, à considérer la vieille demoiselle comme coupable. Il s'agace, ronge son frein. Masqué derrière sa main, il se récure une dent du haut, voudrait suspendre les secondes jusqu'à l'aveu, se rendre couleur muraille pour remonter le temps, régresser de trente jours, avec Mademoiselle Arthémise, au vendredi dix-sept et pincer le coupable sur le fait. Ce serait tellement plus simple. Au lieu de chercher les indices pour le compte à rebours, on descendrait le courant, en se laissant porter. Les enquêtes seraient plus logiques. Il n'y aurait plus d'erreur judiciaire. Jacques-Armand Bullud deviendrait le superman du quai des Orfèvres. On le supplierait de renoncer à la retraite. Il se ferait prier, oui, non, peut-être, en réaction légitime vue sa vie privée gâchée par le métier, tout de même c'est tentant. Enfin, il rêve. Il en a le droit légal, évidemment. En plein transfert, il se fait apporter des sandwichs, recommence plusieurs fois le trajet de haut en bas, fait le mort, rentre dans sa coquille, met le drapeau en berne, décide de retourner au bercail faire une toilette et dormir quelques heures. Qu'a-t-il fait cette nuit ? Mille choses. Il n'a pas que l'affaire de la rue de la Petite Sidérurgie en tête. Il faut le savoir. Il laisse deux agents pour surveiller et puisque personne n'est arrêté, autant vivre intensément, en attendant la prison future, dans ce monde-ci ou dans l'autre.
Des vivas éclatent chez Aline. Papa Machi a proposé de véhiculer tout son monde jusqu'à la nouvelle piscine de plein air près de la mairie. Durée du trajet, quatre minutes trente-six. Les enfants frappent sur les pétards. La réaction se fait. On rit. On caquète. On prépare les maillots. Mademoiselle Arthémise fait des manières. Les Absconce refusent de venir, à moins que le bar ne soit abrité du soleil. Aldo cesse de bouder en regardant Anna tirer sur les bretelles de son corsage. Il se concentre, les nuages aussi, en organisant une poursuite safari vers le soleil. L'astre profite de son avance, pour continuer sa course, en arrosant de calories atomiques bénéfiques, la décapotable familiale 1920, plus couverte de bouées et canots pneumatiques qu'un submersible.
Les sièges avant, emplis d'une jeunesse exubérante entourée de mama et de papa Machi, plus les bébés avec les sièges arrières hérissés d'ombrelles, cannes, chapeaux, voilettes, têtes d'amiraux en retraite, Ascase, Absconce, les strapontins de derrière écrasés en surnombre avec Foton, Aline, Flossie, Anna, forment la partie la plus appréciable de la Citroën. Le moteur essaye de rivaliser de grandeur. Il remplace la puissance par les crachats. Son tube digestif se vrille, frémit, lâche quelques pets par le pot d'échappement. Les hourras scandent les régurgitations acides. Une légère fumée ponctue les opérations avant-arrière. Quelques personnes poussent. Les chiens aboyent. Les pigeons déambulent devant les parchocs, tranquilles, sereins, avec tout le temps de finir les affaires. Ils se le confirment en gallinacée, agitent les mâchoirs. On prend même rendez-vous pour la semaine prochaine. Les secrétaires pigeonnes notent sans hâte. Trois roucoulements de stagiaires à sous-fiffres, en parlant vacances, pendant les tricots des standardistes et finalement les volatiles acceptent d'aller poursuivre leurs thèmes de recherches en crotin ailleurs, quelques secondes après le grand frisson de plaisir qui saisit la carcasse en deux tons jaune et saumon.
On est parti. Bess, invitée expressément, suit en vélo. Armande promet de les rejoindre après la fermeture du magasin. Monsieur Aren agite la main en courant derrière. On fait deux fois le tour du paté de maison, par erreur du sens interdit. La concierge remonte avec Antoine les trois marches de l'impasse et arrive à point pour assister au déchargement devant la mairie, juste sous le porche neuf de la nouvelle cuve à bouillon de culture, nommé pompeusement piscine par l'attaché de presse de l'adjoint du maire.
L'établissement s'avère très chic, pour son inauguration. Les familles avec enfants s'étalent autour des petits bassins. Plus haut, sur les toits, les dames bronzent. Une odeur corporelle se dégage fortement. Les regards laissent des empreintes sur les fesses. Le taquinement des hauts talons fait monter une tension ondulée. Il faut avoir de l'estomac pour pouvoir enjamber, s'excuser, trébucher, remercier, écarter, repousser, voler un interstice, déplier le coin de la serviette, planter son drapeau, se redresser et mordre. Alors on s'aperçoit que l'on est à côté d'un monsieur en excellente forme, qui se gonfle d'un phantasme gratuit, avec appui manuel et on envisage d'appeler la police, mais on y renonce, une place et une place.
Bess regarde ailleurs, vers les barbotages incertains qui remuent une embrocation d'huile solaire, légèrement étendue d'eau anormalement bleue. Cinq bidasses plongent au centimètre près, sous les aisselles des pucelles non pudiques, en quêtant la quille. Le soleil se cache chaque fois que l'on sort de la mare, chair de poule en tête. Ces messieurs remontent leurs slips, virilement, cuisses écartées pour la circonstance. Foton louche particulièrement bien. Il n'est pas vraiment à son affaire. Une overdose de chocolat, peut-être, ou l'impossibilité de prendre des notes dans l'eau. Les petits Machi veulent le faire plonger et sa mère insiste couragement pour qu'il les suive sur les barreaux. Comme elle ne sait pas que sa progéniture projette une suppression de mots, radicalement fatale pour plus d'un, dont elle-même, elle déplore seulement que cet enfant, -le sien c'est sûr, maternité est preuve, si paternité n'est acte de foi-, ne puisse être au moins comme Titin Machi, physique, sportif, simple, conforme, reconnaissable. Elle n'a jamais vu semblable spécimen. Elle est donc naturellement incapable de l'identifier. Elle l'aime, c'est tout. Enfin elle essaye. C'est la mère.
Elle le regarde en flou. Il porte son appareil dentaire. Cela ne l'arrange pas. Elle soupire en regardant les nuages. Après tout, c'est son enfant. Ce n'est pas parce qu'il est laid et épouvantablement répugnant, qu'elle ne s'en sent pas responsable. Elle s'essaye à un véritable regard maternel, celui qui sort du coeur. Elle ne peut pas. Il fait exprès, ce n'est pas possible. Le strabisme atteint les genoux. Le slip remonte sous le bras gauche. Il s'agrippe au plongeoir en boîtant. On craint un malheur. S'il loupe la passerelle, la pudeur, le crâne ou le reste prendrait un coup. Eperdu, pensif, il continue de grimper, amorce le deuxième niveau. Ici, on s'affole. Il n'entend rien. Il se croit dans l'escalier, ou quoi ? Oh ! Petit. La mère est très agitée. Elle geint faiblement. Sa flamme de vie crache. La lampe vacille. La voile bat la breloque. La barque ralingue au gré d'une brise perverse. Elle se rend compte brusquement que la maternité exige toujours plus. Elle ne sait si elle pourra. Elle n'est qu'une faible femme, veuve ou tout comme. Elle a tout donné, tout fait. Il ne lui reste qu'un sanglot. Même pas, un hoquet, une simple crispation de la gorge bloquant le spasme, aboutissant fatalement sur la sclérose graisseuse, l'ulcère gangréné gastrique, le grand état dépressif, la tétanie, la gigantesque paranoïa.
Ellr ne sait pas si on la comprend ? Arrivée là, elle s'en fout. Elle se penche dans le vide. Ses bras se tendent : "Mon fils..." Elle a trop vu de films policiers, la chute fatale, l'ombre de la mort, le récépissé du crime. Si le petit s'en sort, elle est sûre que l'assassin viendra le finir, bête humaine cachée dans un recoin de l'immeuble du numéro six, attendant le fruit de ses entrailles, pour lui faire couic et après, c'est elle qui aura à payer les obsèques, à tripoter machinalement les petits sous-vêtements dans les armoires. Elle n'a su que souffrir, panser, soigner, veiller l'oisillon montreusement pervers, têtu. Déjà à deux ans, il affrontait sa patience, fauchait les confitures, la narguait sur son pot, en retenant ses besoins naturels. Elle dodeline. L'angoisse l'égare. La douleur visuelle la reprend. La lionne bondit, sous le triple plongeoir, écarte de sa puissante main le maître-nageur accouru à tout hasard, se redresse, lâche son rugissement, qui réveillant le somnambule, le projette à plat dans la flaque, à deux doigts du rebord, entre deux grasses nageuses néophytes, qui en profitent pour boire la tasse dans les règles, sous leur bonnet dentelé : "Mon fiston..."
La scène fameuse devient ensuite beaucoup trop confuse pour que l'on se fatigue à la raconter. Méli-mélo, il n'y qu'à imaginer : la pierre dans la mare, les remous concentriques gagnant de proche en proche, les baigneurs glougloutant par centaines, les flics sifflant, c'est ce qu'ils réussissent le mieux, police-secours sécurisant les alentours. Foton a droit au bouche à bouche d'un inconnu myope qui n'en revient pas, le maître-nageur ayant reculé. On fait la respiration artificielle à la maman récalcitrante, vu les haleines fétides.
Il en résulte un vent frais, qui glace les rescapés. On se vêt avec n'importe quoi. Aline se réchauffe en peignoir d'emprunt. Aldo veut faire entrer Anna dans un pantalon. Les Absconce sont drapés dans la tente de secours. Le maire arrache à Antoine le ruban inaugural dans lequel il s'entourre, pour le couper avec son canif, faute de mieux. Le grand bal des pompiers s'ouvre enfin, devant l'amiral rajeuni par une valse avec Mademoiselle Arthémise. Foton réchauffé par le punch, quasiment ivre, momifié de draps de bain mauves, nuisant à teint blafard, bave, profane, ahane sans suite, sans peur et sans reproche.
Sa mère, ne survolant plus la situation toute en profondeur, comme sa bêtise, s'emmure dans une confortable sensation, rassurante dans une ouateuse continuité, etdans le sauvetage réussi. Sûre d'elle, elle raisonne sur deux positions inattaquables. Sa vie belle ou laide, a du pour et du contre. Elle fait ses preuves, irréversiblement bidimensionnelle. Merci Madame Aton, merci Descartes, merci Bernard, bravo le dualisme bien aimé, hourra Aristode. On ne peut pas vous en compter. Vous connaissez la musique. Les pompiers aussi, qui en ont marre. Car ils savent qu'il n'y a pas de bons matelas, ni de vrais dirigeants. Leurs femmes leur tiennent tête. Autrefois, on obéissait. On savait où on allait. Ce n'est même pas la peine d'en parler. La liberté est bonne pour les marginaux. Les vrais gauchistes eux au moins, filent droit sous le joug du prolétariat. On ne fait pas d'écart, ici, avec la loi. Ou oui, ou non. Blanc ou noir, pas de gris s'il vous plaît. Les bons d'un côté, les méchants de l'autre, même s'ils gagnent de plus en plus souvent. On ne peut pas échapper à l'étiquette. Ce serait trop facile. Les impondérables se rangent dans les objets inutiles, les bagages dans le filet, les doutes dans les quantités négligeables. On sait comment fermer les mailles de la nasse. Ce ne seront pas les ergoteurs qui empêcheront d'y voir clair.
On saute à travers le bal. On débloque. On court en deux dimensions sur le plancher boueux de la salle des fêtes. Les pauvres gens ? Dehors. Qu'ils se droguent. Cela dissout plus vite. Pour ou contre se rassurent côte à côte, en face de ces franges d'indécis qui se défendent d'être comme de la sauce normande. Ce sont de grands lessivés. On sait ce que parler veut dire. Hors de deux dimensions, point de salut.
Le remontant alcoolisé pousse le ressort de la brave dame, de plus en plus émue. Cinquante pastis plus loin, la timidité disparait. Elle pérore, acclame Lénine, la révolution d'octobre, la nuit sur le mont chauve. La fête bat son plein. Absconce reçoit une feuille de chou, trop cuite, sur sa tranche de cake, une soupière de mayonnaise sur sa cravate et quelques instants plus tard, sa femme est coiffée d'une perruque de choucroute verdâtre, en prime. C'est la joie, le grand soir des petits bonheurs à partager, pas chers. Les baraques foraines du terrain vague, ne réalisent le carnage, qu'après le passage des enfants Machi. Le train fantôme hurle de peur devant la horde. Un enfant perdu qui s'est échappé, est terrorisé par ce qu'il vient de voir, le visage marqué par l'horreur, bouche ouverte, bloquée sur son cri muet. Papa Machi fait sauter le manomètre du mesureur de force et la dentition du Noir de service, sur le ring. Aldo et Arthur se tabassent d'émotion, en croyant lutter contre un ennemi commun. On s'amuse et pourtant la kermesse laisse Bess rêveuse.
Elle reprend son vélo, pour rentrer se coucher simplement, sans périphrase aucune. Les dernières vingt-quatre heures planent lourdement. Elle aborde l'immeuble éteint, pour descendre la bicyclette à la cave de celui qui la lui a prêtée, il faut s'accrocher à la minuterie plusieurs fois. Une lumière clignote dans le fond, vers la pièce d'Antoine a aménagée en chambre froide, à but de vivisection destructive via momification. Le bruit mou d'un chuintement mouillé se répand visquement dans le sous-sol, rampant sur le sol bétonné des couloirs. Bess en mauvaise forme, chiffonnée par les débuts de stress de la veille, s'arrête net, coeur serré dans la main droite, avec la poignée de son frein. Horreur blette, une sorte d'Hitchcock est là, remontant la caméra, lentement, accrochée et branchée aux battements des organes cardiaques, vers le rai de lumière de la porte qui s'entrouve, en grinçant, imperceptivement insoutenable.
Assez, pas de ça, Bess va craquer, avant de se rendre compte que les monstres nés de son imagination cinématographique, ne sont que ses deux neveux. La vision insolite, à cette heure, vu leur jeune âge, s'avanouit brutalement au tournant. Chaque générattion a ses mystères. Ceux de Bess ne sont jamais fixés dans les caves, mais au grand air. Il va hélas falloir s'y faire. Elle ne comprend pas, déjà dépassée par les événements. Mais bah, ce n'est rien à côté de ce qui l'attend encore.
Episode 17
Cela se passe en flash-back. Comme si Bess peut revenir en arrière, vers le début de l'année scolaire, pour visionner des activités qu'elle ne soupçonne pas et à plus forte raison, qu'elle n'imagine pas salvatrices pour son problème.
C'est un jour comme un autre. Le roux de l'automne tombe froidement, feuille par feuille, dans la fumée de la brume. Manteau brumasse, linceul de pierraille, tombes d'insectes, bruissement d'ailes, morceaux gelés de lune rousse, le rouge sombre, automnal et glacé, fraîchement roide, dans les brumes d'une fumée lunaire. L'eau pâle des gouttes de rosée, glisse sur les limbes nues, scintillements de larmes mal séchées, liqueur parme, nectar d'oiseau. Le liquide froid des flaques givrées, coule sur les fanes, salement calme. Le maigre jour de novembre qui est encore large, glissement sabloneux sur l'argile rouge du coeur, froide de glaciation du temps, longue aiguille qui bouge sur le ventre, astre noir effiloché, bière du vent, ce pauvre soir de novembre que le jour a lâché, se meurt de faim doucement, déchiqueté, replié, nature devenue avare, poussant à s'enfermer, protégé des vents du nord, dans les occupations plus sèches des mouvements plissés sur eux-mêmes, loin du temps.
Un coup d'oeil à droite, un à gauche, la silhouette imperceptible se faufile, dans les couloirs ternes menant à la cave du lugubre complexe suburbain, figé dans sa crasse. Il faut bénir ou l'on oublie tout, le pourquoi de la noce, jusqu'à la petite fille dans son berceau. Pourtant les sorts en sont jetés.
"Un, deux, trois, au bord de la rivière, en robe de dentelles, sans sa mère ; six, cinq, trois, tire la ficelle et le bateau t'emmènera". La vieille chanson se fredonne en groupe, accompagnée par les abeilles. Toutes les fées sont bien là, confondues avec les convives, fières de leur travail de distribution réussie. Viviane, belle et romantique demoiselle a promis au bébé l'affection, l'adulation à vie, l'amour perpétuel de ses proches. Gwendoline, songeant au siècle dans lequel nous vivons, lui a concédé ces richesses que sont pour une femme, beauté, charme, délicatesse des gestes et de la pensée, don de l'art, possibilité pour plus tard de devenir danseuse, peintre, musicienne, astronome, mathématicienne.
"Ah, la, la, ce n'est pas la peine de faire le gandin. Il y a des oiseaux d'Amérique. Si on songe à faire le malin, les oiseaux d'Amérique sont peints". Zéphirine, une grande femme plus osseuse et généreuse que classique, très pratique, entra dans la tête du nouveau-né par le petit côté. Par le long couloir sombre, les images préconceptuelles se dressent sur les murs dans l'ombre, au-dessus de la lanterne vénitienne, des poutrelles en fer, du verre blanc cassé. Un phare tourne dans la lumière avec un bruit de cloche, à cheval dessus. Elle a couru derrière une belle fille à bouche verte, jusqu'au fond, dans le lointain du fin fond du couloir, là où la lumière des jardins éclaire les vieilles marches usées. Sur les cloisons, elle a trouvé posés, des amphores en forme de statues, des piles de mouchoirs, un fusil à trois coups, des fenêtres obscures coupant sur la peau des rouges et des bleus, des bêtes empaillées, des gibecières, des femmes aux seins nus en statues sur les stèles, des anges avec leur lèpre de cristal, des lyres, un agneau de lait, une alliance, et du bleu, du bleu partout en joli sang d'été que l'on voudrait bien boire dans un grand vase mauve, incrusté de violet. C'était normal. Elle était entrée dans la petite tête pour poser dans la corbeille symbolique, la créativité, l'imagination et leurs assimilés, dynamisme, courage.
La fête bat son plein. Urielle, gnôme femelle dépéchée qur la Terre pour compléter l'oeuvre féérique par le côté pragmatique de ses dons, s'est occupée de la possession, non de ces fortunes écrasantes, mais de la simple aisance, plus précieuse que l'abondance. Edouardine, elfe menu venu en dernier, lui avait accordé in extremis l'intelligence. C'était parfait. La jeune mère prévenue par ses antennes invisibles, pressentant la chance de son enfant, ronronnait en papillonnant.
On ne vit pas la fée Carabosse. Et elle était là pourtant, toute bossue, ricanant, dans une robe de soie à l'ancienne, déguisée en vieille tante. Dissimulée derrière la colonnade, pendant que tous les buveurs chantaient les airs d'autrefois "La folie Friponne" ou "Trinquons jusqu'à plus soif", en buvant des flots de champagne dans le doré des coupes, elle se frottait les mains d'une manière démoniaque.
Bleu, le ciel était bleu, sans nuage dans l'azur. Méfions-nous. Mais trop tard. Elle réussit à s'approcher des dentelles de l'enfant gâtée des dieux. Elle glisse sa baguette magique et funèbre dans l'oreille. Traversant le tympan jusqu'à la matière grise, elle bloque le rouage essentiel, la petite merveille du cerveau, le clapet d'adaptation. Oui, elle rompait de façon diabolique, le merveilleux chaînon de l'évolution. Privé de conscience d'abstraire, ce bébé accompli, situé au plus haut de l'échelle des valeurs, était rendu impropre à la consommation. Personne, pas même son propriétaire ne pourrait jamais se servir de son cerveau.
Maintenant près de l'oreille on entend des sons creux. La fille, belle, aux lèvres vertes, aux cheveux d'algues noires coupés de reflets contre la peau de ses paupières olives, porte une robe en tissu clair qui saute à chaque pas. Les volutes des murailles descendent en fumée, roulant et déroulant les noeuds. Là-haut, les bruits de cloche, ragent. On est très bien dans cette tête, privée présentement de raison. Les yeux persans, de la fille couleur de gazon, ne regardent pas en face. Sa robe claire incarnée est tissée de petits carreaux de bande strié et sa tunique chaude et lisse glisse entre les doigts. Un albatros crie au large pour faire une partie. Là-haut, un retraité s'enrage. Au-dessus de verre blanc cassé, deux phares on ne sait pourquoi, ne sont pas défaisables, le récit de la Belle au Bois Dormant a déjà soutenu que des remèdes existent. Le cerveau du bébé prénommé Elisabeth, était bel et bien bloqué sur une primaire irrémédiable. Le voeu de rattrapage fut qu'il devait être avec ce handicap sévère.
L'obscurantisme imposé, ce sommeil de l'esprit incapable de saisir les notions de progrès et de civilisation, serait-il fatal, insurmontable ? Quel prince charmant de passage, pourrait-il réveiller sur le tard, l'endormie aux dons en léthargie ? Les fées ne sont pas des déesses. Quel être humain ordinaire, même prince, pourrait déverrouiller un clapet rouillé de vingt ans ? L'amour d'un seul homme n'y suffirait pas.
Le jour déclinait en rose, vieux rose, fond beige crème, ivoire, rougeoyant autour du rond large de soleil penchant son oeil au-dessus de la scène en prenant la place de la moitié du verger pour n'en point rater une miette -c'est du moins ce qu'il avait l'air de dire, en n'engageant que sa parole-. Il ne fallait pas perdre une minute. Les contre-charmes se figent après le rayon vert, ce trait que lance l'astre avant de se retourner sous l'horizon. La jeune thaumaturge Vérane, sentant cette imminence, cracha tous ses feux.
-- Elisabeth, j'appelle sur toi les pouvoirs de l'Harmonie Universelle. Puisque tu es dorénavant incapable de t'adapter à ton entourage, je demande à tout ce qui t'entoure dans l'immensité de l'espace, de s'adapter à toi. Sibyllines prophéties que la vilaine Carabosse comprit fort bien, puisqu'elle en cassa par dépit sa baguette sur ce qu'elle avait de plus compactement malin, sa bosse justement, en jurant que les tortues auraient des ailes le jour où le monde entier pourrait se plier à une seule obstination.
Episode 18
Le cauchemar habituel, ce simulacre de jugement, pour des fautes qu'elle n'a pas commises, se répéte pendant des années, sans qu'elle attive à en saisir le sens. Ce rêve semble se dérouler selon une logique interne, aussi évidente que les pragmatismes ordinaires et aussi incompréhensibles qu'eux.
Ne connaissant personne qui puisse l'éclairer sur cette matière, ni seulement chercher à la rassurer, elle n'ose en parler, par crainte du ridicule. Bien au contraire, chaque fois, qu'étourdiment, elle laisse échapper une allusion à toute rencontre extraordinaire, faite pendant le sommeil, ou en rêve éveillé, ou queque état de conscience que ce soit, laissant entendre une éventualité de plusieurs sortes de réalités, existant simultanément, elle se retrouve vite fait, en posture d'infériorité.
Comme il en est de cette attitude comme des autres et qu'il lui est naturel de vivre sur des plans différents appelés schizophténiques par son entourage, le silence sur les aventures doubles qu'elle réussit à garder séparées, lui permet de subsister à peu près, par nourriture pauvre et d'expédients, au milieu d'êtres qu'elle pense non avertis. Elle végète, jusqu'à ce moment tant attendu, souhaité ardemment, la venue de la fin des études secondaires, annonçant la rencontre avec les êtres pensants, l'élite, la crème, le gratin philosophique. Elle se précipite ainsi, tout de go, de plus belle, vertement, allégrement, vers les pelles, bûches, chutes, dégringolades, camouflets, faillites, écroulements, éboulements, insuccès, toutes expressions signifiant incompréhensions totales en avalanches. Elles lui montrent chaque jour davantage, qu'il est bien de rester dans le sable, avec son seau et sa pelle, mais que si vous vous entêtez à croire à la communion avec autrui, il ne vous reste plus qu'à accepter d'y croire, tout en sachant, en affirmation élargie par le doute, que l'échange existe "peut-être". Parce que, heureusement, avec cette position supplémentaire, non seulement on en est sûr, mais en plus peut-être pas.
Tôt éveillée ce matin-là, n'attendant même pas que le jour se lève, elle ouvre un oeil, en se souvenant que son premier jour de Faculté est arrivé. Ses affaires, déjà préparées de la veille, sont disposés en ordre sur le coffre. Mamie et Marina sont en train de préparer les petits déjeuners, dans la cuisine. Elle entend le bruit attendrissant des bols de faïence, heurtant les carreaux de la table. La radio diffuse d'en-bas, une chanson tahitienne. Trop énervée pour avaler quoique ce soit, elle est prête en un clin d'oeil. Sur la route dévalée à toute allure vers la ville, elle sautille d'excitation, d'un pied sur l'autre, voyant à peine la chaussée. Il fait beau et encore chaud. Enfin sa vraie vie commence.
Devant les bâtiments de l'université, elle se mèle aux groupes d'étudiants. On la taquine un peu, car elle est de très petite taille. Elle a l'air d'avoir plutôt dix ans que quinze. On lui conseille la maternelle d'en face. Elle répond à peine, pressée de remplacer ces conversations ineptes, par des contacts directs de cerveau à cerveaux. Enfin les portes s'ouvrent. Le petit amphithéâtre, sombre par contraste avec la lumière extérieure, est frais. Elle s'assied au fond, sur les gradins plongeants, disposés en arrondi, autour de l'estrade sacro-sainte.
Et ça y est. Le cours commence. D'émotion, elle frotte ses mains séches, sur sa jupe courte, en une friction hérissante. Elle mordille son crayon, lisse son papier, écoute, s'applique. Le professeur parle et Bess ne comprend rien. Elle observe ce qui se passe aux alentours. Les autres notent. Elle se demande quoi. Là, elle est surprise. Dans l'incertitude, elle se fait minuscule, pour se camoufler dans une philosophie de diminution, par économie de force. Il devient nécessaire d'utiliser le style : "allons moins lentement", plutôt que le stressant : "plus vite, dépéchons-nous". Elle se sent, malgré tout terriblement tracassée. Les raclements de pieds studieux sur le bois du plancher, accentuent son isolement.
Par les fenêtres étroites, elle regarde les platanes perdre leurs dernières feuilles dans la cour. L'exaltation qui la tient sous pression depuis quinze jours, tombe brusquement. Elle referme son cahier, pose ses poings sur ses yeux pour empêcher la buée de faire de l'humidité. Elle est misérable. De loin en loin, elle entend parler de discipline rigides enrobées de bandelettes, momies morales, logiques, métaphysiques, fermant les issues, coupant les fleurs, désignant les héros, les modèles, les idées de force.
La conférence suit son cours, inlassablement ordinaire, répertoriant hors de l'individu, des sentiments morts d'absolu. Une fois de plus, le vrai qui est bien, d'un côté, plus loin le mauvais qui est faux, s'affrontent d'une manière machinéenne, loin d'elle. Elle préférerait qu'ils se présentent à une copie globale momentanée pour que, jugés avec les informations externes et internes, ils puissent faire partie d'un équilibre en perpétuelle formation. Où se cachent les psychologies, philosophies, sociologies de l'instant, capable de mener à toutes les autres disciplines plus élaborées ?
Il se déroule ici, devant elle, que raisonnements limites, dualistes, instaurés par des entités à appréhensions continues, véhiculées d'une façon bidimensionnelle, individus dont il est possible de faire partie épisodiquement, que dans la vie courante, au plus bas stade de l'évolution intellectuelle et spirituelle, en affirmations restrictives, telle la phrase pompeuse, prononcée gravement par le magister.
-- La philosophie a au moins deux sens. On peut dire tout d'abord, qu'elle est aussi vieille que l'humanité.
Bess se cache derrière sa main. Elle n'ose plus regarder personne, ni demander qui sont ces "ON" qui se cachent impersonnellement. Où sont-ils, combien ? Qu' "ON" le lui montre. Elle veut les toucher, les rencontrer, parlementer, éventuellement les contredire. Il n'y a aucune prise sur des "ON", ni sur des "ILS". Il n'y en a pas plus sur le conditionnel d'Aristode, soutenant dans sa politique, que si les navettes tissaient d'elles-mêmes la toile, les maîtres pourraient se passer d'esclave. Assertion redoutable par le contenu, délimité par le contenant. Elle est moins limitée toutefois que sa représentation, devenue d'autant plus floue bien qu'impérative, par la confusion entre le conditionnel, pourraient et le futur, pourront. L'exemple lumineux, montre deux mille ans plus tard, que les métiers à tisser "peuvent" être robotisés. Les temps du verbe pouvoir, sont interchangeables à probabilités et pourcentages, inversement proportionnels jusque dans des propositions immuables.
Quand je serai ma soeur est une affirmation moins facile à énoncer que si j'étais ma soeur. Cela ne veut pas dire que la situation soit irréalisable. Elle l'est à quatre-vingt-dix-neuf pour cent. On comprend mieux l'interchangeabilité des temps avec les propositions, quand je serai aveugle et si j'étais aveugle, qui sont inversement proportionnels. Seul, le temps présent offre un minimum de doute en pourcentage et probabilité, quel que soit le processus de pensée employé. La constation crue vrai, peut être considérée comme exacte. Qu'elle soit unidimensionnellement logique, avec je suis "je". Ou bidimensionnellement alternative par ou je suis "je", ou je ne suis pas. Qu'elle sélargisse tridimensionnellement devant, ou je suis "je", ou je ne le suis pas, ou le suis et pas. Qu'elle s'exalte en action pensée, à formulation positive pluridimensionnelle, ou encore négative non-dimensionnelle. Et naturellement sans oublier le reste de toutes ces expositions non abordées, dans cette première leçon traditionnelle de la Faculté, qui porte ce premier jour, sur le thème : "Culture et Civilisation".
Elle a trop rêvée. La compréhension d'une société consciente de la facticité de ses lois, doit amener les enseignants à enseigner la facticité de leur enseignement. Hélas, l'étatique formule, n'est pas encore arrivée à ce stade pratique. Si, elle réussissait à l'atteindre, quelle pourrait en être sa discipline ? Destructive, multiple, ou les deux à la fois, en négation rétroactivée. La pauvre Bess a cru bêtement, que l'Etat allait lui dispenser une instruction se dépassant.
Devant cette découverte de l'artificiel, d'une société se réalisant dans une continuité, que même ses penseurs ne saississent pas, elle réalise leur paradoxe de questions sans suite, dont la première donnée part de la cellule. Une interrogation posée dans un système, ne peut recevoir de réponse que dans ce même système.
Comment alors comprendre un langage nouveau et le faire saisir ? Puisqu'étant entièrement neuf, il ne peut se traduire. On voit l'inefficacité des médias, construits par une collectivité pour présenter, non des expressions neuves, ni même des événements modernes, mais pour aider l'individu à créer par leur présentation, des expressions d'information et actions adaptables à cet ensemble.
Comment faire connaître à une communauté, des expressions ou notations originales, qu'elle ne peut ni créer, ni aider ses membres à créer, ses médias étant inadaptés ?
On pourrait imaginer follement, que des médiations inédites, réussiraient à s'instaurer par miracle. Comment toutefois enployer ces novations, dont le langage ne peut être, ni compris des anciennes associations, ni de leurs membres ? Ce serait sans issue. A moins que l'on élabore des dictionnaires pour chaque structure mentale ? Seul, alors le processus bidimensionnel, comporterait les mots représentatifs de jugements de valeur, avec enfin leur décodage, pour les autres systèmes.
Chahut à la sortie du cours. Les étudiants se bousculent. Le soleil brille. Les oiseaux font cuicui. Tout le monde est là. La terre est simple dans son ensemble. Bess n'ose pas se méler à ses camarades, purs dans la perfection de ces idées, qui les auréole d'une lumière externe. Ils font un, avec leur coquille. Ce qui dépasse de la cuirasse, aura la tête tranchée. Quels détails infimes pourraient bien, d'ailleurs, déborder du cocon de ces merveilleux modèles ? Obscurcie par l'ombre de leurs oeillières, elle se sent à part, hors circuit, exclue de leur oeuf total, presque sale de vouloir à tout prix les survoler. Le professeur attendri, se penche sur la mine défaite de cette jeune étudiante, pour s'enquérir de son état général. A-t-elle besoin d'aide ? Elle murmure un aveu déconfit. Il hoche la tête? C'est normal, elle est trop petite et il s'en va.
Alors Bess aussi, part définitivement. Elle ne fera pas d'étude supérieure. C'est décidé. Pourquoi et comment utiliser ces connaissances restrictives, ces données, qui ne peuvent servir, faute de survol ? Surtout, pourquoi apprendre une science, avant d'en avoir besoin si tant est que l'on puisse le savoir ? Elle souhaite simplement que cela ne sera jamais nécessaire. L'avenir se dessine mal. Sa famille, apprenant cette décision, si contraire à ses voeux précédents, va s'indigner pour le principe, et pour cacher son désarroi. Tant pis. La mise au point est difficile. Elle détruit sa vocation de philosophe, pour ne rien mettre à la place. Elle n'a plus qu'une dernière démarche à faire avant l'anéantissement de tout espoir, point pâle, vacillant dans la pénombre, moins qu'une flamme de bougie, moins qu'un craquement d'allumette.
Elle remonte à la Baside en courant. Elle renonce au bus dont l'horaire insolite soulignerait sa fuite démissionnaire. Dans le jardin, cachée derrière les feuilles de laurier, elle attend que Marina, chantant longuement en italien, de vieilles rengaines romantiques, déambulant sans fin, rajoutant des pinces sur des torchons rayés, secouant des miettes invisibles sur son tablier fleuri, finisse d'étendre son linge. L'attente ressemble à ces guêts qu'elle faisait autrefois avec Nick, pour l'entraîner dans de multiples plans séduisants : vols de pain pour les canards, hold-up de chaises de cuisine, pour constructions de téléphériques. Finissant de fredonner, Marina rentre dans la cuisine. Le chemin est libre. Bess grimpe silencieusement jusqu'à sa chambre, pour prendre toutes ses notes réunies en un bref fascicule pratique, coupant court à tout mépris hâtif. Devant l'écriture imprimée, les détracteurs hésitent toujours un peu avant de critiquer. Ils s'inclinent même généralement avec quelque respect. Le mot devient alors une chose évidente.
Episode 19
Le soleil tape presque droit sur les rochers clairs creusant des tunnels de lumière sous les arbres, avec l'air chaud qui tremble et ondule. Etienne somnole, il sait que ce tiraillement dans l'estomac annonce l'approche du déjeuner, mais il ne bouge pas. A travers les tamaris, devant la digue, il peut voir son copain Fabrice ramer dans le silence, au ralenti, sa barque bleue bougeant à peine.
Un vieux chapeau sur l'oeil, les pieds au sud dans la direction de la mer, Etienne penche sa joue sur son épaule comme pour poser devant l'objectif brûlant. Deriière lui, Port Sallas s'affaire autour des urnes, dans les ruelles étroites, dans les boutiques, et lui ne bouge pas. Tout était différent lorsque sa mère vivait. Il lui fallait aider à la boulangerie, la plus belle affaire de la côte, faire des livraisons, empâqueter les gâteaux. La vie avait une autre couleur plus vive, plus bruyante. Il ne regrettait pas ce temps-là. Ce matin par exemple, il s'est levé tard, pas lavé, presque pas nourri et il est venu au hasard de sa marche jusqu'à la plage, au lieu de courir comme autrefois vers la magarin, aspiré par les clientes du dimanche matin.
Un jour sa mère était morte et il avait commencé à vivre. Il n'avait d'abord pas réalisé qu'un changement s'était produit. Il avait continué à manger, dormir, travailler, s'amuser avec les camarades, puis tout s'était dénoué doucement, la boulangerie et l'appartement pour sa tante, la bicoque du littoral pour lui avec l'argent des locations d'été, les soirées au bistrot, un ou deux copains, rien d'autre et enfin le calme était devenu son lot.
Au début, il s'imaginait dans son souvenir, que sa mère trottait devant lui, chapeau noir sur la tête pour aller aux vêpres, ou boudinée dans son tablier à bavette couvert de sucre fariné lui soulignant les seins et qu'elle revenait le hanter pour lui faire honte de son désoeuvrement. Puis il s'était tranquilisé la conscience depuis le jour où il avait la force de se dire que l'on n'a qu'une vie. Désormais Madame Evrasi aurait bien pu courir sur les dunes, chapeautés, corsetée pour aller à confesse, pleurant et le menaçant de son sac à fermoir d'argent, Etienne n'aurait pas bouger d'un poil et peut-être même par contraste en aurait-il roté de béatitude.
Lorsque les cloches signalant la fin de la messe sonnent en même temps que les douze coups de midi, il tire de sa poche un oignon, du pain et la moitié d'une tomate qu'il va manger sous les pins. Ce soir il dînera chez Titin derrière le port. Sa fille fait bien la cuisine ; il changera deux mots avec elle. Les femmes ne l'intéressent plus. Les rendez-vous chez la grande Berthe suffisent à calmer ses sens. Quant aux sentiments il y a bien longtemps qu'il n'y prête plus aucune attention. Fabrice range enfin ses lignes. Une femme et des enfants l'attendent autour de la table. Les vagues roulent en un friselis de moutonnement blanc avec des doigts de varech, remplaçant le silence par une berceuse monotone. La chaleur descend en buée et un cri isolé d'oiseau draine l'air en un trait sur son front. Le temps s'étire, mollement paresseux. La luminosité souligne les roches. Lorsque la lumière tourne, Etienne tire son béret devant les yeux et s'endort. Dans la lumière ensoleillée qui quadrille le sol sous les pins au-dessus de la pointe rase, les cigales en font autant.
Tard après le dîner, il revient jusqu'à la belle bleue assoupie. Sur le trottoir de cailloux ses espadrilles ne font pas de bruit. Il marche calmement à grandes enjambées. Le repas chez Titin l'a énervé. Ses voisins de table, des inconnus un peu trop bien habillés, ont étalé avec force des idées politiques qu'il a fait semblant de ne pas comprendre. Janine une jeune fille de seize ans qui habite avec sa mère la maison derrière la sienne est venue encore une fois malgré son jeune âge le provoquer, l'agacer et enfin, soleil ou embarras gastrique, il a mangé sans appétit un repas qui ne passe pas. Il se sent de mauvaise humeur avec un picotement au creux de l'estomac. Au bord de l'eau tiède, il se déshabille complètement. La pointe est trop isolée pour que l'on puisse venir le déranger. Dans la nuit miroitante, il glisse jusqu'au premier rocher. Sa tête brune se confond avec l'air sec. Il se laisse flotter pendant un quart d'heure et petit à petit la réaction se fait. Le sang monte à sa figure en bouffées de chaleur, puis ses membres se réchauffent et il se sent de nouveau bien. Avant de sortir de l'eau, il plonge deux ou trois fois vers les algues, juste assez longtemps pour se faire peur et cabriole le long des blocs de rochers.
Quand il émerge de l'onde noire devant le pin penché, il voit que Janine l'attend debout au pied de ses vêtements et il se sent stupide, mouillé et nu malgré l'obscurité. Le visage tourné vers les lumières de Port Fallas, elle semble ne pas l'avoir vu, se tenant immobile, presque invisible, mais comme il hésite sur la conduite à tenir, elle se retourne et vient à sa rencontre. En la longeant il se penche pour ramasser ses affaires. Un filet d'eau froide coule de son front jusqu'à sa bouche. Janine en revenant vers lui rapidement, passe sa robe par-dessus la tête et il voit qu'elle n'a rien dessous. Comme elle se colle contre lui, il lui prend le poignet et pose ses boucles trempées sur sa joue sans pouvoir résister. Elle s'offre si obstinément que pour un instant il oublie de fuir toute contrainte. Elle l'entoure de ses bras, posant ses seins chauds contre sa poitrine, le provocant, l'attirant en elle. Il sait que c'est un malentendu. De plus il s'aperçoit avec ennui qu'elle est vierge.
A son départ il enfile son pantalon de toile et son chandail, pose son chapeau sur les aiguilles de pins, sa joue par-dessus et sans plus penser à rien d'autre, s'endort pour un long moment, jusqu'à ce que les barques sorties pour pêcher, contournent la pointe, juste avant le lever du jour. Alors il rentre par la route pour débarquer chez lui à cette heure indécise de l'aube où tout devient bleu dans l'immobilité et le silence. La porte et la fenêtre de la terrasse se détachent en ombre sur la façade de la maison.
Il n'a dormi sous les arbres que de minuit à quatre heures. Pourtant, couché dans des draps frais, il ne peut retrouver le sommeil. Le sel de son bain nocturne lui pique la peau. Il se relève pour se laver avec l'eau douce du gros broc blanc. La lumière cercle la fente du bois ôcre d'un liseré de moins en moins bleuté, à mesure que le soleil s'annonce derrière l'horizon. Du fin fond de son oreiller Etienne voit briller l'étendue liquide comme l'huile plate d'une veilleuse. Il en déduit que la journée sera chaude. Il se tourne, se met sur le ventre, la joue dans le creux du traversin. Il se retourne, les reins en travers du lit, cherchant une place connue sans arriver à se rendormir. Contre le volet une branche de magniola empeste de parfum. Il allume une cigarette que presque aussitôt il écrase par deux fois dans le cendrier, méchamment, la bouche amère. Sur la commode un globe de verre protège un rossignol empaillé et des fleurs en papier. Etienne d'habitude plaint l'oiseau prisonnier, mais cette fois-ci il l'envie, car la triste bête semble dormir. Contre le plafond près des lézardes, la tapisserie rose pend par plaques. Pour la première fois depuis la mort de sa mère il pense que cela fait "sale". L'air doux, assez frais, s'étend comme la vie, sans ride derrière lui, telle l'eau de jade du vase japonais. Etienne ne se pose jamais la question, sauf peut-être celle-ci : pourquoi s'en poser ?
Hier à midi, il avait eu un coup de tracassin inhabituel. Fabrice remontait ses lignes. Il voyait la tache claire et passée de la chemise se plisser et se déformer dans la chaleur. Au fond de la crique, sur le bord de l'anse ressérée, des babaouets, sortes de tiques marines, agitaient leurs mille pattes dans le vide visqueux et ceci dans le but d'attraper les algues.
Demain il accompagnerait Fabrice à la pêche, ou bien mardi. Peut-être passerait-il voir sa tante dans l'après-midi. Lorsque midi sonna à l'horloge, il renifla son ennui. Sa vie était organisée pour le désordre, le farniente, le hasard, son équilibre. Il était nécessaire de continuer à exiger cette balance. Heureusement une mouette cria. La rame de Fabrice frappa la mousse. Etienne sortit son pain de sa poche. Il serait temps, demain, d'y penser.
Et demain était aujourd'hui. Il se relève, fait un café bien fort, y trempe les deux tranches de bâtard de la veille avec un reste de confiture de prune, se refait un lit bien tendu. Dans la glace, il voit l'image nette d'un garçon bronzé, maigre, dont les yeux noirs regardent franchement de face et derrière lui sur la chaise, le couvre-lit plié soigneusement, près de ses vêtements bien rangés, habitudes routinières dans son univers tranquille de vieux garçon solitaire. Il s'étire, roule sur le bord du lit. Il va pouvoir commencer une journée habituelle, sans souci, sans obligation. Chez Madame Prieto la mère de Janine, le coq chante. Etienne tourne la tête. La dernière chose qui voit, avant de se replonger dans le sommeil, est la marche de grosses pierres devant la porte, cernée de son rayon lumineux avec des trous emplis d'herbes jaunâtres, monter vers le ciel devenu blanc. Derrière le bois de pins, l'oiseau bavard pousse toujours le même cri, se répondant à lui-même rapidement.
Lorsqu'il se réveille pour la troisième fois, ce lundi matin, il est près de onze heures. Le pied de son matelas a glissé du lit sur le côté et gît par terre. Son front moite, ses épaules douloureuses, sa bouche pâteuse et un bon mal de crâne lui font déduire qu'il a dû faire des cauchemars, comme lorsqu'il était jeune enfant et que sa mère lui donnait de l'eau de fleurs d'orangers, pour le calmer. Pourtant il ne lui reste qu'un vague souvenir d'une Madame Evrasi le secouant par les poignets. Un vent de bas aigre, sorte de petit mistral, s'est levé, faisant battre le volet de la croisée et voltiger le rideau de coton, créant une chanson sèche, claquement sur fond sonore et bruissant de branches de platanes frappant, avec le fouet du lierre, les pierrailles sèches du muret. Il y a des feuilles de thuyas, jusque sous le lit. La maisonnette située face au midi, plongeant ses deux yeux asymétriques par-dessus les arbres vers le large, secoue les mèches folles des glycines de son toit pour tenir tête au vent en tanguant comme un bateau boîteux, sous le soleil déjà haut. Etienne, campé sur la terrasse de cailloux plats, larges et mal ajustés, estime que le vent arrive du sud-ouest, apportant embruns, forte odeur de varech, de marée et de beau temps. La boulangerie de Tante Louise, sa propriété en fait, n'est qu'à huit cents métres de son domicile. Il s'y rend de temps en temps pour déjeuner, bien que Louise Evrasi, aussi pénible que sa soeur, en profite à chaque fois pour le sermonner.
Dans le magasin, assis à une minuscule table ronde, il mange une pizza et des pommes. A côté de lui, Louise le harcèle de questions. Que peut-il bien faire de toutes ses journées ? Est-ce qu'il ne sait pas que Madame Cortot marie sa fille la semaine prochaine et qu'il lui a promis de réparer sa barrière de fer forgé du portail depuis au moins six mois? N'a-t-il pas envie de se marier lui-même ? Il serait plus que temps. Qu'attend-il pour prendre un travail sérieux, épouser une gentille fille, avoir des beaux enfants, cesser de rendre maboul toute sa famille ? Que s'était-il passé avec ses derniers locataires pour qu'ils partent huit jours plus tôt que d'ordinaire ? Il faut faire attention à l'argent par ces temps de chomage galopant. Bientôt il sera un mendiant comme les autres. Mais surtout il a bien mauvaise mine, bronzé oui, mais trop. Ne sait-il pas que le soleil sur les poumons déssèche et qu'il se trouve que des étrangers pour s'y exposer stupidement ? Ah, si ta pauvre mère te voyait !
A la table voisine, deux effrontées dégustent des sucreries. L'un d'elle, juchée sur talons hauts, culotte bouffante à carreaux découvrant un pli sous les fesses dodues, lui renverse, calcul ou maladresse, la crème de baba géant sur son pantalon. Mais il n'en tire pas parti. S'essuyant d'un manière fegmatique avec le torchon à verres, il recolle son béret sur sa tête et sans même répondre aux pépiements, quitte la boulangerie. Il marche pendant une heure le long du quai, s'arrêtant pour regarder l'eau qui frise sous les dérives moirées des ponants et autour des bonnets foncés des nageuses. L'une d'entre elles lui fait des signes, sa peau huilée luisant comme un chocolat rouge, dans les gouttes de flaques irrisées, projetées par le vent. Il pousse jusqu'à la mer, voit de la plage que la maison est ouverte et croise sur le chemin de la falaise, Bess grandie, méconnaissable de maigreur, plus pitoyable qu'un chat écorché, bien que drapée dans son air de fierté habituel. Il lui rend son sourire et arrive chez lui vers trois heures, avec sur ses doigts l'odeur âcre des herbes de thym, fleuries de bleu-mauve et des genêts qu'il a froissés en haut des marches. Le vent s'est régularisé en une fine bouffée de brise chaude se faufilant en zozotant entre les arbustes serrés en taillis que l'azerolier aux fruits doux-aigres protège de ses branches droites. Le ciel intense est exceptionnellement vert d'eau. Etienne est heureux. Il se couche dans les cythises à l'ombre des citronniers, le béret sur la figure, les mains sous la nuque, l'esprit engourdi, et avec une pleine conscience de son désoeuvrement, il referme ses paupières.
Episode 20
Le vent a fait tomber les feuilles des troènes qui gisent mouillées et salies dans l'allée, autour de la terrasse. Etienne a passé toute la matinée à nettoyer avec acharnement insolite les alentours de la maison. Cet effort musculaire lui faisant un grand bien, à midi il mange en toute quiétude sur un bout de table, un repas de cantonnier, pain et fromage, celui qu'il préfère, éliminant avec répugnance un vieux pamplemousse faussement juteux, ne se résolvant pas à boire le jus aigre contenu dans la peau granuleuse.
Dans le beau temps, enfin revenu, se reflétant sur toutes les surfaces humides, il se sent satisfait pleinement, joie de l'effort et du travail accompli, très content de lui-même sans savoir vraiment pourquoi. Avec euphorie il se remet tout de suite après le repas à ramasser les branches éparses que l'orage a apporté de la plage au jardin, avec plusieurs sortes de détritus. Il passe là un quart d'heure à essayer de deviner ce que représente le morceau de fer tordu, nanti de deux boulons et d'un écrou qui s'est caché derrière le mur du kiosque. Puis il traîne jusqu'au massif d'iris une grande barrique rongée par le sel et la mer que les vagues ont coincée entre deux rochers devant la crique et dont l'intérieur montre visiblement, entre les plinthes disjointes, des algues et de la mousse blanche. Aptès d'être demandé ce qu'il pourrait bien en faire, il se décide à la repousser sur le sable pour la brûler.
Tout au long de l'après-midi il n'entend que le cri des mouettes dans le ciel innondé de vapeur bleue. Le coin reste désert. Hormis quelques estivants qui accostent par bateau, et quelque fois ses jeunes voisins, il ne voit jamais personne dans sa baie, le mot baie étant d'ailleurs pompeux, mais il y tient. Lorsque le soleil commence enfin à redescendre, il part se baigner comme à son habitude, se plongeant ou plus exactement se frottant sans nager, l'eau étant trop fraîche. Il se tient un moment sous les rayons torrides pour faire réaction puis remonte vers la bicoque, son chandail à la main. Les feuilles et les branches du chemin ont déjà séché sous la chaleur. Il voit qu'un feu de broussaille a repris vers le col. Un vent de plus en plus violent en pousse les tourbillons de fumée vers l'est. En approchant de la terrasse il aperçoit une silhouette féminine et se rhabille rapidement derrière les acacias pour descendre par le chemin pierreux, enjamber la barrière et courir vers le port.
Lorsqu'il entre chez Titin, l'atmosphère familière lui saute aux yeux. Il y a des siècles qu'il n'y est venu, cela sent la cuisine simple et parfumée, bonne à l'estomac. Il file vers le fourneau et après avoir embrassé Toinette et Jeanne, il s'assied sans plus de façon à la table de l'office pour attaquer une soupe à l'ail et au pain. Il reste à rire et à boire jusqu'à minuit. De temps en temps Titin passe la tête par la porte. Dans son dos, le brouhaha de la salle de restaurant le pousse aux épaules. Etienne a des ampoules aux mains, un goût de rouille dans la bouche, les muscles douloureux; il est content. Il pense comme la mère de Napoléon au mieux du règne "pourvu que ça dure" et rentre se coucher doucement sous les éclairs menaçants en savourant jusqu'au matin les secousses du temps, tonnant sur la mer en roulements répétés.
Après l'orage de la nuit, le printemps tourne enfin au beau fixe. Il peut y avoir encore de belles journées en perpectives et de nombreux bains dans une mer moirée et calme avant que ne reviennent les perturbations des équinoxes d'été. Debout dès l'aube, il en profite pour aller jouer aux boules. Parmi les acharnés, se trouve son ami Paquet qui essaye en vain de l'entraîner dans une partie animée, mais Etienne qui n'a pas joué depuis trois mois, ne sent aucune envie de s'agiter sous le fort soleil strié par les feuilles pelées des platanes de la place. Les boules brillantes et salies par plaques roulent par saccades, se heurtant dans un claquement mat.
Etienne passe d'un joueur à l'autre, les mains dans les poches, le béret sur l'oeil, souple et maigre dans son pantalon de toile bleue. Il se sent exclu du jeu. D'accord il n'a pas envie de faire une pétanque mais il en veut aux autres de jouer sans lui. Il s'est mis en dehors du coup et ce qui l'agace n'est pas tant d'être à part que de s'y sentir. Sur le banc de la fontaine, le père Mathéi parle lentement avec le vieux Tim de l'incendie qui ravage la côte à l'ouest. Il paraîtrait qu'il se rapproche dangeureusement et que si le vent ne tombe pas, le port lui-même peut être menacé. Il s'assied à côté d'eux et bien qu'un nuage de fumée commence à obscurcir le ciel au-dessus du village montrant que cela devient sérieux, il ne croit pas que le feu viendra jusqu'ici.
Toutes les années c'est la même histoire. En définitive la grande colline l'arrête toujours. De plus la pente brûlée de ce côté, fait pare-feu. Devant les parcmètres, une dizaine de motos pétaradent et empestent la foule. Il reconnaît les frères Rapp avec toute la bande des bons à rien du coin qu'il ne peut pas souffrir. Un pied posé sur le bout du banc, Bernard Rapp fait le coq devant les filles, plastronant, fanfaron, brutal, grossier, vindicatif, et même méchant. Rien d'étonnant si on sait qu'il déteste tout le monde. Etienne s'est déjà battu deux ou trois fois avec lui, obligé malgré son goût prononcé pour la non-violence de lui rabattre le caquet.
Avant qu'il ait eu le temps de réagir, les motos repartent avec leurs occupants. Une fille en passant lui fait une grimace sympathique et remonte sa jupe pour lui faire voir son derrière. Elle s'accroche en riant à Hughes Rapp qui démarre en trombe. Etienne est contrarié. Il se passe des choses inquiétantes cette année au village. Les villas des estivants sont régulièrement cambriolées. La clique des jeunes autochtones crée une atmosphère de plus en plus brutale.
Mauvaise génération, pense-t-il. A moins que ce ne soit moi qui vieillisse. En réalité, il ne le croit pas. Il n'a jamais aimé l'agressivité. Elle lui fait peur. Il préférerait que le frères Rapp et leur mafia s'assagissent un peu, bien que cela l'ennuie de raisonner avec cette emphase moralisatrice. Il décide de rentrer pour finir de nettoyer sa terrasse. Elle est encombrée de feuilles ensablées, apportées par le vent.
De la porte, sa grande ombre sur l'épaisseur du mur, près du portant, Etienne reste là sans bouger. L'armoire a été astiquée. La vaisselle est faite, le couvre-pied de coton et une couverture se balancent dans le vent, sur le fil de fer, entre les oliviers. Le lit, avec son seul drap blanc, nu comme une couchette de bateau, a l'air d'attendre, ouvert, que l'on se roule dessus. Janine, les bras ballants, surprise en plein nettoyage, s'appuie contre la commode, le dos dans le vide. Le beau tablier à fleurs de Madame Evrasi, enserre sa robe rouge et fait ressortir ses seins gonflés.
Ainsi, le manège se précise. La main-mise se déploie mollement, sans heurt, sans exigence visible. Etienne se sent gagné par une sorte de colère. Jamais, depuis le mort de sa mère, il n'a eu de sensation aussi violente. Mécontentement, dégoût, révolte, se succèdent dans ses veines, avec les giclées d'adrénaline. Il ne veut pas, que cette quelconque fillette épanouie, le pousse à prendre une décision, lui fasse commettre des actes engageant son avenir.
Il veut garder encore longtemps, toute l'imprécision sur ses désirs. Végéter, se laisser pousser par le vent, attendre que se dessine une réalité profonde pressentie, est sa seule envie. Il refuse, à qui que ce soit, le droit d'en renverser le sablier.
Janine, les yeux fermés, se tient inerte, mains ouvertes, offerte et impudique. Elle projette la totalité de ses hormones féminines, en une passivité, frappante d'humiliation, faisant sourdre en lui, contre son gré, un désir furieux de sadisme.
Ne comprenant pas le sens de cette haine qui le fait trembler, il défait sous sa blouse de coton, le corsage léger. Il entraîne la fille dans le coin de la fenêtre, pour la détailler avec avidité. Un peu de noir des yeux filtre entre les cils brillants. La poitrine tremblante, dénudée, elle reste en attente. Emue, troublée, elle ne devine pas ce qui se joue dans ce moment présent et elle laisse les choses suivre un mauvais cours.
Finalement Etienne, déçu d'avoir guetté en vain une preuve de dignité, l'entraîne vers le lit, cruellement, brutalement. Puis renonçant, par pitié pour elle et respecr pour lui, à entrer dans le système dominant-dominé, il retrouve les gestes machinaux de banalité, par paresse, lassitude, ignorance, en sachant pourtant par-dessus tout, qu'il y a maldonne.
Episode 21
Un zéphir poli qui raffraichit une grappe de bosquets échauffés par une fin de mois de juin joyeux, un fumet de haut mijotage prouvant que les gargottes ne sont pas admises céans. Un parfum de rissole fine, de gibelotte odorante et non effluve de cuisine puante comme il y en a tant. Des cris aigus de bébé frappant l'eau des cuvettes posées sur les massifs. Un plaf dans la bouche qui braille du poupon d'en face et le rire qui éclate, franc, sincère, ravi d'en avoir reçu jusqu'aux yeux, un hihan-hihan contagieux gagnant de proche en proche vers la roulade dans la bassine jaillissant de tout son liquide éclaté. Le schlak à main plate du poupard affolé de rigolade jusqu'aux tripes, distribuant la surprise arrosante sur la nez d'une visiteuse curieuse devenue gargouille dégoulinante en un instant, robe collée, cheveu frappé entre deux sourcils par la giclée de l'ingénu rigolard. Le recul sur les pieds des vieillards attirés par l'estampillade bruyante d'humidité. Grand méli-mélo de gilets vacanciers en toile de bise élargie sur les ventres bedonnants traversés de chaînes de montres indiscrètes, devenus avec les canotiers, bousculade sur l'herbe glissante projetant ça et là quelques jambes bouffonnes cassées de rire à se fendre la pipe. Septum bloqué par l'extase. Propagation dantesque de l'esclaffade. Plouf des geignard incontrôlés dans leurs mille autres folies marines. Ejaculation de pelles, moules à sable, gerbe à grosses gouttes. C'est un cinéma de plein air de les voir ainsi se dilater la rate à tout va, en bouche de grenouilles salaces contagieuses, se bidonnant, gondolant, roulant par terre tant la suffoctaion s'étend à toute la maisonnée étonnée de pouvoir se poiler sans raison autre que la vie d'adultes avancés en âge, splatchés au milieu du nez, des lunettes aux oreilles dès leur approche imprudente sur les lieux du combat et, battements de bras ralentis, se mettre à s'hilarer comme une poignée de mouches. Les munitions commençant à manquer, les vagues allant décroissantes, un cri sorti nerveusement des tripes court encore par ci par là. On compte ses morts, lorgnons brisés, caleçons déchirés, chacun mouchant son nez. C'est le début des vacances avec l'ondulation saine des gloussements enfantins, des affolements stupides de grand-pères repentant, emplis de politique ministérielle, les allées caillouteuses. On devine les chuchotements de derrière les linges étendus sur le pré après la lessive, calme charmant , tenace jusqu'à l'arrivée redoutable de l'adolescence frelatée des semaines de juillet, devenant speeds en nocturne, molles de siestes diurnes entrecoupées par bonds en coupés sport, sons stridents de funk, smurf, jerks, raclets, trales. Il leur fait la vague. Bess hésite à regretter les jours précédents la tempète. Le temps riquiqui s'est enflé en passiflore emballée. Le complet trois pièces est déniché par le vide. Elle s'agite à tout faire, bénéfique occupation. Lorsque la ccoupe déborde, elle descend vers la mer, bondissant de tout son corps devenu élastique, arrondi, enfin à sa taille.
Le sable argenté mélangé de particules de mica brûle la plante des pieds. Elle roule dedans comme une balle de caoutchouc, rebondit sur l'eau. Le soleil fait miroiter les plates écailles collantes, brillantes, menus miroirs irréguliers. Elle enlève son maillot. La peau brune étincelle. La plage est silencieuse, chaleur plaquant au sol. Cela peut durer éternellement, toujours et encore. Par moment, la transpiration force à courir vers le vert liquide immobile, transparent. Les yeux aveugles, étourdis, ne distinguent plus les troncs d'arbres échoués, que l'on heurte des mollets, pour tomber dans le bouillon chaud, la tête secouée d'explosions jaunes. Les myriades de poissons rayés, tournent autour des hanches. Elle ne fait guère la différence, entre leurs frôlements suçotants et les courants tièdes aquatiques, traversés d'algues gluantes. Les babouets moustachus, s'écartent devant les plongeons, pour refermer leurs arabesques derrière.
Elle retrouve, en émergeant, le cri des cigales, mélangé au chant hachuré d'oiseaux inconnus, frères, peut-être, de ces diaboliques volatiles que lui décrivait Granie, prêts à rendre les chasseurs fous, par leurs inventions perverses. Elle les dessine dans le sable humide, là où les vagues en se retirant, laissent se sol lisse, dans l'enchantement stable des premières années, sans tracas, ni question. Elle se pose sur la solide forme de justice première, pas plus lui que moi. De nouveau, elle n'accorde de priorité à autrui, fut-il soi, que si ses besoins sont plus impératifs que les siens. Elle se régale de cette approche douce du monde enfantin. Il y a pourtant une différence primordiale ; cette connaissance supplémentaire des autres, cette interrogation repue, qui donne la réponse sur chacun. Sa forme de sensation, ici posée sur les fines ridules sablonneuses argentées, a le droit de choisir une de ses quatre propositions principales, continue, discontinue, autre avec le souvenir des deux premières, ou au contraire les ignorant.
Pour l'instant, Bess en pleine latence, ne cherche pas à savoir ce qui l'habite. Elle survole, tel l'aigle, ces quatre formes et les refuse. Ou alors elle les investit rapidement à tour de rôle. Ainsi, elle repousse les réflexions trop complexes. Elle regarde seulement les signaux de son proche environnement, les cigales, les galets, les lueurs changeantes, le ciel et sa panoplie. Le soleil passe au-dessus du pin parasol, boule de feu, comme un point sur le "i" du cèdre blanc.
En dessous, dans l'ombre noire des hévéas, une silhouette approche silencieusement. Etienne descend en souplesse jusqu'au rebord du varech. Le corps de Bess galope jusqu'à lui. Ses cheveux sombres, ses gestes lents, sa démarche hésitante, la ravissent. Elle était certaine qu'il n'était pas mort, mais on ne sait jamais d'un jour sur l'autre. Elle l'appelle. Tout disparait aux alentours, sauf l'odeur des pins. Elle marche, les yeux fermés par incertitude.
Tout à coup son corps maigre, rapproché sans y penser, est en face du sien. Les prunelles bleues regardent avec étonnement. Déjà, cette semaine, elle avait cru l'apercevoir dans la rue, dans la cour de la mairie, sur le marchepied de l'autobus. Une faible voix théorique disait que ce ne pouvait pas être lui. Pourtant chaque fois elle le reconnaissait. Aujourd'hui, pas d'erreur. Exceptionnellement, elle a envie que ce soit enfin réel. Elle retrouve en lui, cette attitude inquiète et gênée, que ses parents prennent pour la fuir. Il cherche à la repousser, comme s'il n'avait pas le droit, ni à la tendresse, ni aux baisers affectueux. Elle est bien décidée cette fois-ci à surmonter sa peur. Elle se serre, contre lui, blottie.
Le crépuscule descend lentement derrière la colline. Couchés sur les aiguilles de pins, ils ne parlent pas. De temps en temps, un tremblement. La nuit va arriver, comme dans ces pays de l'autre côté de la Terre, avec les étoiles renversées et inconnues. Elle décide de venir le retrouver après le dîner, lorsque la famille enfin couchée et redevenue invisible, la libère. Il faudra passer par la fenêtre du cabanon, qu'elle habite momentanément avec sa tante Agathe, depuis que l'afflux d'hôtes les ont chassés de la Bastide. Sa chambre est au-dessus du vide. Il lui faudra repérer les points d'appui, en direction du toit, puis sauter à travers les branches, vers le sentier. Elle attend avec impatience ce moment. Elle a tant de choses à apprendre de son corps récent, qui est intéressant comme un jouet neuf.
Pendant le repas, elle laisse courir les conversations, autour de la grande tablée. Puis repus, les convives sirotent les pousse-cafés en se glissant près des massifs, avant d'échanger sur les fronts, les embrassades nocturnes de toute la famille.
La nuit vient enfin avec la liberté. L'acrobatie vite réussie, Bess dévale la pente et retrouve le zigzag du sentier, le long de la côte. Le portillon ne fait pas de bruit dans l'obscurité emplie de frôlements imperceptibles. Etienne est venu à sa rencontre.
Assis l'un contre l'autre sur la marche de pierres, ils regardent les astres tourner lentement contre leur tête ; planétarium géant marchant dans le bon sens sur le plancher mobile. Bess n'en finit pas de découvrir les fumées lactées des planètes ressussitées pour elle, au travers des siècles. Etienne écoute les récits des voyages autour du ciel. Il ne savait pas que la Terre pouvait exister en petite boule fragile sur l'orbite d'une mémoire. Il redoute de quitter son univers d'équilibre étale pour l'équilibre instable qu'elle propose de rajouter à son innocente ignorance, dans le danger d'une balance ouverte, avec l'amplitude de l'encore plus sur l'encore moins. Elle l'entraîne loin, vers des univers éclatés, dans le déséquilibre des pourcentages de normes, dans des mélanges de conditionnels et de futurs, allant de si j'étais aux quand je serai, en probabilités inversement proportionnelles. Elle retrouve une fois de plus la liberté des vérités non absolues de l'instant, seule réalité enivrante de l'espace remis en question et sorti des multitudes d'états de prolifération, progressant vers ces quantités d'infinis, quittant la multiplication pour la puissance, pas de déséquilibre sans équilibre.
La lune est venue sur eux par une trajectoire imprévue. S'émerveillant de tout, Bess relate ces courses qu'elle faisait dans les montagnes de ses vacances anciennes. Comme elle veut le méler à ses souvenirs, il cesse de nier l'évidence, accepte un passé fictif commun, posant sa tête sur son coude, se mettant à rire légèrement comme un dément qui s'abandonne aux soins. Il la serre contre lui, caresse son épaule, le creux du genou, le tour de l'oreille, la bouche chaude, la taille, les seins récents, le haut des cuisses, toutes ces merveilles qu'elle découvre avec lui dans des sensations inconnues, agitations, secousses imprévues, sourires surpris, contentements acceptés. Alors pour la première fois un être vint vers elle autant qu'elle le voulait, la pressant, la roulant, touchant, raclant, faisant exister cette enveloppe charnelle que tous ceux qu'elle aime depuis sa naissance ont toujours refusé à tort.
Jusqu'à présent il y a généralement un lever de jour après la nuit. Bess se réveille luxueusement, nageant comme un poisson sans écaille dans les draps blancs, émerveillée par le jeu habile des muscles. Toutes les cellules, même celles du cerveau, pèsent sur un élastique frottement, dans un confort envoûtant. A cette minute, elle décide de se remélanger en toute urgence à l'entière nature, pour profiter du sursis, oublier civilisations ou projets, dormir de nouveau à la belle étoile en souvenir des fugues d'antan.
Cette pièce trop bien rangée lui donne envie de refuser l'amarre classique, vue par une porte entrouverte, sur les casseroles du célibataire, aspirateur accroché au placard, linge de maison, linge de corps, de toilette, de repas, de fête. Etienne, oeil à moitié ouvert la soupèse, attendri. Il va la demander en mariage, chose certaine. Il faudrait expliquer que les dés ordinaires ont à rester dans la boîte. Il insiste en allusions. On ne parle pas d'amour, cela vaut mieux. Bess est gênée brusquement. Se pourrait-il que dans ces romans stupides on puisse retrouver en parallèle l'amant séduit et abandonné bien que ce soit généralement le contraire. Il ne fait pas se plaindre ; quelle belle nuit, voluptueuse, somptueuse, irréfléchie, voulue cependant dans son interrogatif aléa. Oui, très bien, si, si, son seul tort est d'être finie. Ne voit-il pas que Bess n'est plus la même ? Qu'il n'insiste surtout pas. Comment dire ?
Il existe des coups de jarnac, des coups de bluff, coups de sang, coups de poker ; on trouve des coups de charme, de foudre, de rêves, de lunes et de colères ; il y a des plans de bataille, des plans de longue haleine, sur la comète, ou de jardinier à la Le Notre, d'architectures classiques, de situation, de sol, de ciel, de terre et de mer, mais jamais on rencontre de plan si tordu pour un coup difficile et complètement loupé, de Bess expliquant franchement à un êttre sainement simple, comment la liberté réclame totalement la discontinuité de sa matière, en une fois et pour toujours, à chaque fois détruite, fermant la bouche à celui d'en face. Quand elle parle on ne peut que l'écouter.
Episode 22
Le soir même, une réunion familiale réveille la maisonnée. Les grands-parents reçoivent les vacanciers environnants. Pendant que les libations vont bon train, autour de la grande table dressée sous la tonnelle, Alexis se fait remarquer, en mal, comme à l'accoutumée. Il lance des plaisanteries grossières, des noyaux d'olive dans le corsage de sa timide voisine, une certaine Sandra, nouvellement mariée, qui jette des regards apeurés vers son redoutable mari.
Bess, indignée, foudroie son cousin, de regards de réprobation méprisante. Comment peut-on prendre plaisir à choquer par malice ? Al est un individu qu'elle n'aimerait pas, s'ils n'avaient été élevés quasiment ensemble. Elle le trouve pervers, immoral, morbide, impur, nuisible, pourri, brutal. Combien de fois ne s'est-elle pas battue contre lui, pour contrecarrer des projets malpropres ? Malgré sa petite stature, elle réussit généralement, grâce à la colère qui décuple ses forces, à lui faire lâcher prise.
Admiratif, il lui cède alors la place en riant. Cruel avec les faibles, servile devant les forts par ironie, il s'amuse des prérogatives sociales. La vindicte de Bess est une des rares choses qu'il apprécie chez elle. A part son dynamisme endiablé, il la trouve nulle, sans finesse, sans goût, sans panache et surtout sans humour. Il juge son manque d'esprit, sinistre. Devant elle, impossible d'arroser les passants du haut des murs d'enceinte de la propriété, d'envoyer des flèches, de tirer des coups de carabine à plomb dans les jambes des petits ou des visiteurs modestes, de tartiner de confiture les rampes d'escaliers, toutes ces choses considérées par lui comme d'innocentes farces. Que dire de ce qu'elle ignore ? Alexis est quelq'un qui se complait dans des occupations que les adultes qualifient habituellement de malsaines. La médisance, la luxure, intriguer, espionner, surveiller, surprendre, sont ses actions préférées. Souvent, la nuit, il parcourt les couloirs de la Bastide, glissant furtivement sur les planchers grinçants, pour écouter au travers des portes, les respirations nocturnes des dormeurs, leurs hoquets, ronflements, gémissements. Il épie le craquement des sommiers, les mouvements amoureux, ou les insomnies douloureuses. Il projette sur les murs épais, l'ombre allongée de sa tête funeste, découpée en bleu par la lumière froide de la lune, qui passe par l'oeil-de-boeuf.
De temps en temps, lorsque tout dort, il descend en ville, pénètre dans l'hôpital, se faufile dans les chambres, savoure les plaintes des salles communes, les bruits d'urine dans les pots de faïence, les soupirs d'agonie, poussés derrière les paravents, dépliés pour les dernières heures des mourants. Il recherche la violence, la cruauté, le vice, les intrigues, les trames des villes portuaires, les découvertes pernicieuses, au détour des rues polluées de la basse ville, avec les filles à matelots, des trafics de marchandises, de sexe, de drogues de toutes sortes.
Pendant les vacances qu'il passe dans la propriété, il entraîne ses cousins, sa soeur Ulla, et aussi Roseline, dans des jeux interdits, punis à grands renforts de cris indignés, ce qui contrinue à les auréoler de prestige. Il n'a pas son pareil pour empoisonner toute une maisonnée. Pour couronner ses dons brillants pour le sadisme, maniant le raffinement humoristique, il aime joindre l'utile à l'agréable.
Une nuit de pleine lune, inspiré par l'atmosphère nerveuse, hautement exacerbée et profitant d'une arrivée importante d'invités de marque, il joua du clairon sur le perron. Le capitaine en tête, ils sont sortis pour le faire taire, le coursant jusque dans la colline, toutes tenues de nuit au vent, pans de chemises retroussés sur des mollets poilus, peignoirs de hasard à rayures de bain, ou fanfreluchés de frangess ondulées, semant boutons et strasses dans l'effort. Dès que le calme revenait, ponctué des derniers grommellements de récréminations indignées glissant vers le sommeil, il remettait ça, haut et clair, sonneries militaires, taïauts de chasses à courre brillamment trompettés, faisant se lever une fois de plus, les tenues hétéroclites, chaussures dépareillées, bretelles déployées, braguettes abandonnées, chignons échevelés, nudismes drapés de courte-pointe, additionnés de jurons, insultes, galopades sur le terre-plein, roulades de frestanques en paliers, culbutes dans les bassins, culs par-dessus les têtes des bretteurs acharnés dans leur colère, mouvements paroxystiques, chatouillemnts de rage et crispations oppressantes pour les dormeurs dérangés, qui le mettaient en joie. La sarabande se poursuit jusqu'au petit matin, moment où il exige pour prix de son futur silence, de n'être pas puni.
Il se mit vers les treize ans à faire de la politique, pour embêter son père. Il avait pris soin de choisir le camp opposé. Il ramenait à la maison, des tracts, bulletins, programmes subversifs et corrosifs, qu'il collait sur les glaces, distribuait dans les cuisines, pour fomenter des révoltes, qu'elles soient d'extrème-droite ou d'extrème-gauche, l'une au détriment de l'autre et vice-versa, sans distinction aucune, à la seule condition que les harangues soient exagérées.
Au plus fort de la lutte, front populaire ou national, contre les immigrés, il prit l'habitude de s'habiller en kabyle. Le crâne couvert d'un chèche blanc soulignant son teint mat, ses cheveux noirs et le contraste de ses yeux clairs bridés, étirés vers les tempes, il promenait sa stature élancée, des quartiers musulmans aux cafés du centre, ces fiefs de colonisateurs enragés, dans une provocation pro ou anti-arabe ambiguë. A cette bonne blague, les colons s'esclaffaient. Ses soi-disants coréligionnaires, au contraire, se jetaient à ses pieds, lors de ses traversées en territoire indigène, pour s'écrier : "Alors que nous nous habillons en européens pour échapper aux insultes, toi, fils de chef, tu oses montrer ton courage. Sois béni".
Il voulut à cette époque, persuader Régis de se déguiser en hallebardier pour descendre au village et ce, malgré les répugnances manifestes de l'intéressé. En plus de cette insistance, faite charitablement pour son bien, dans le but de l'affranchir, il l'incitait à se farder pour sortir le soir, arguant qu'il n'y avait aucune raison pour que seules les femmes aient droit, en ce siècle rétrograde, de se maquiller. Il était temps de renverser la vapeur. Les hommes doivent pouvoir se mettre de la peinture sur les lèvres, sans aucune idée sexuelle et sans que l'on puisse les accuser de pédérastie.
Dans ces cas précis, le pauvre Régis résistait courageusement. Al, ne le décourageant pas, le poursuivait inlasseblement. Il l'accablait de ses conseils d'une voix maternelle. Car il faut faire son éducation, à ce piteux garçon si en retard socialement et sexuellement. Qu'il se laisse aller. Bravo. Et puis ce cher Régis se sent moins seul si l'on s'occupe un peu de lui. Même si l'effort pour son émancipation reste sans résultat.
Bess a horreur de ce cinéma. Elle ne comprend pas ni le charme, ni le raisonnement. Elle reconnait objectivement, que la plus grande divergence de vue en son cousin et elle, repose sur l'emploi de processus de raisonnements différents. Alexis fait jouer le manichéisme de la bidimension, avec l'idée de transgression, défense, faute, lutte, victoire, honte, faisant partie d'une forme depensée dualiste, véhicule d'approche de soi, que Bess refuse d'utiliser. Elle préfère l'unidimension de l'enfant, ou à la rigueur divers fonctionnements à la vitesse de leurs trois, quatre multidimensions et d'autres choix de position.
Rendue inquiète, elle réalise avec terreur, que ces systèmes distincts, ou ensemble fermés, sont interpénétrables et ne s'interfèrent pas. A tel point qu'il devient urgent de créer pour chaque structure mentale, des langages ayant leurs propres termes. Elle pense qu'aucun autre moyen de communication verbale ne pourra exister autrement. Le terrible et draconien Janus à deux faces, bien que ses instants soient comptés, domine pour l'instant la Terre. Un jour viendra, croit-elle, où les individus dégagés de ces encombrantes notions du bien et du mal, connaîtront le partage d'autres formes de pensées plus larges. Ils pourront alors abandonner les racismes de peaux, de générations, de sexes ou d'esprits. Cette ère en route devrait, et elle l'espère, remplacer la barbarie nourrie de la survivance des générations sacrifiées. Le sadisme, le masochisme et les autres genres de même état, reposent bien sur la croyance de l'humain en leur existence. La connaissance de la facticité de cette crédibilité, ferait donc disparaître l'envie de s'y plier ? Comment le plaisir pervers de la méchanceté peut-il demeurer dans la représentation fictive de ces jeux, autrement que par une sorte de transfert ? Pour que le transvasement s'exécute, il suffit qu'une seule personne au monde y croit. L'individu, n'arrivant plus à se sentir le maître d'une chose inanimée, ou d'un être vivant, en découvrant qu'il n'est rien de fixe, ne pourra se concevoir esclave, lorsqu'il ne sait même pas ce qu'il est. Après une appréhension de discontinuité, véhiculée par une méthode, autre que bidimensionnelle, l'être humain, devrait-il renoncer totalement à tout sado-masochisme, ou pratique similaire ? S'il se met de plus, à se saisir simplifié, dans un état de simple sensation, ignorant la sésure ou la stabilité, serait-il capable de comprendre jusqu'à l'idée de cette archaïque contrainte de la cruauté ?
Plongée dans cette saine réflexion, Bess observe la tablée, cernée de ces gens qu'elle juge, sauf un ou deux, emmurés dans une continuité véhiculée d'une manière dualiste. Cette pensée l'irrite particulièrement. En pénétrant dans cette univers synthétique qu'est la vision manichéenne du monde d'Alexis, elle réalise, une fois de plus, qu'elle hait absolument, ce que représente ce cousin-là. Il l'agace, d'autant plus qu'elle ne peut s'empêcher, en artiste, d'admirer son élégance esthétique superflue, luxe inutile, qu'elle réprouve profondément.
Ce soir, penché sur l'épaule de sa voisine, chuchotant à son oreille, il est particulièrement beau et séduisant. Bess n'est qu'à moitié surprise de le voir s'éclipser vers la fin du repas, en entraînant la frivole Sandra dans son sillage. Chantage, insultes, charme, menaces, toute la gamme de ses séductions habituelles y est passée.
Bess prend le parti de les suivre. Pour la première fois, elle veut essayer de comprendre ce domaine dans lequel elle n'est jamais entrée et qui s'appelle la sensation du péché. Près du couloir d'entrée, à deux pas d'elle, caché par la porte de la cave, dans l'angle qui fait le rideau, Alexis insinueusement, cruellement, brutalement, presse la jeune femme de sa main, glissée dans l'échancrure du corsage. Bess a déjà vu, au cinéma, de semblables provocations. Elle les effleurait en kaléidoscope, sans s'y apesantir. Elle refusait absolument de s'y arrêter. Cette fois-ci, elle se force à l'apprentissage. Rien ne se fait sans raison apparente, apparence n'étant rien, une destruction, un flottement. Bref, rien ne se fait sans raison, tout simplement.
Al insiste. Il contrecarre les dérobades. Son poignet persiste, chair de poule sur l'épaule lisse. Rien ne bouge, pendant une halte. L'atmosphère liquide fige le bruit du tissu, en direct. Ce n'est qu'une conséquence de plus. Sandra ne le sait même pas. Non qu'elle soit trop jeune, bien que l'épiderme soit sans faille, ferme, propre comme on sait le faire à vingt ans. Elle ne le sait pas, car elle ne connait pas ce genre de personnage, un conquérant de plus. Frêle, devant la glace du corridor, elle ne rejette, ni la contrainte, ni le contraignant. Film muet. Il sait ce qu'il est. Elle sait ce qu'elle n'est pas, appelé féminin. Elle y croit. Oui, pourquoi pas ? Le contraire n'existe pas, ni lui, ni ses compléments. Elle pressent que tout prendra forme, lorsque les opposés s'éveilleront plus tard. Elle a juste le genre qu'il faut, pour ouvrir encore les lèvres à volonté, accepter la passivité du sexe inférieur. Le manque devient alors un plus. Non pas supérieur. Juste une qualité qui serait manquante et par là, malheureusement considéré comme amoindrissante.
Alexis se charge de le lui faire sentir. Le jeu social du sexuel se soulève lentement. Elle, envie, besoin ? Qui est clair, qui chute, sinon l'idée neuve, tendant la main vers la liberté de ne pas rêver ? Elle se fixe sur un effort ludique, ce que l'on appelle une réalité sans leurre. L'ouverure du corsage lui donne ce frisson large. Il faut savoir attendre. Les minuscules prunelles closes se serrent sur une pensée fragile. Le corps bouge en réplique de l'autre, sans le vouloir. Elle a des années de points d'interrogation. Déjà, dès que maintenant le réflexe est flou. C'est une pierre dans un pré, qui ne se connait pas la présence. Elle cherche des explications, car elle ne peut pas questionner. Elle jouit de la sensation amorphe, perverse et forte du viol consenti. Qui accepte ? Elle, ou Bess regardant Al la dénuder devant la glace ? La main glisse autour du morceau rond de l'épaule, vers l'aisselle. Visionner le mouvement, ou l'auteur du geste ? Finalement, on ne voit pas la différence, ni surtout la signification. La femme ne sait pas faire cette observation. Lres doigts crispés sur la peau forment un pinçon en vrille. Sandra lâche un cri perçant. Avoir mal, ça elle sait. Le gémissement existe avec la souffrance.
Bess surveille, par le jeu des miroirs, sans plus savoir ce qu'il faut faire. Elle est curieusement bouleversée par ce rôle de voyeur. La vision de ce corps dévêtu, pressé, offert au risque des allers et venues imprévues, sur le sol carrelé des corridors de leur enfance, les hochements des boucles blondes récusant silencieusement les doigts bruns sur la peau rose, rendue obscène par les soubressauts, tableau saisissant, qu'elle claque sur un film détestable décrivant l'abaissement vicieux d'une fille stupide que la salle entière et elle avec, souhaitait dans la honte de la violence voir avilir à travers l'image, lui font horreur.
Dans ces émotions, pensées, sentiments, devenant des informations de brutalités, malmenée, maltraitée de moqueries au travers des allusions, la victime, belle et presque luxueuse, ne serait cette petite odeur corporelle, geint en évoquant avec crainte son conjoint. Ce mari ne tient, pour Bess, aucun rôle important.Et il poursuit sa position dynamique, en suivant une orbite de classe supérieure. Le jeune loup est sportif, point du tout solitaire, prêt sans handicap, portant un drôle de nom. Le ridicule surnage. La vie est de le sentir. Cette évocation réveille en Bess, le goût de la lutte.
Avilie, elle ? Jamais. Pourquoi choisir ses comparaisons dans la honte, la gêne, l'horreur du "sans honneur", alors que la pureté existe ? Ce que l'oeil ne voit pas, ne touche pas le coeur. Il faut refuser, décider ici-même, de ne jamais créer ces sortes d'impressions avilissantes. Ne jamais les réaliser, ni pour soi, ni par transfert. Sinon, pourquoi ne pas aller jusqu'au bout, en transports nécrophiles, zoophiles, fétichistes et le reste, drogues et autres moyens de plus en plus amers ?
Elle se jette abruptement sur Alexis. Elle frappe de ses poings. Il se défend. Ils roulent dans l'escalier de la cave. Fragile, Sandra a fui. Ils rebondissent dans le charbon, griffes, pieds, genoux décrochés dans les mâchoires, écorchés de noir. La famille, alertée, se masse en haut du tunnel. "Cessez de vous battre, allons les enfants. Quand finirez-vous vos gamineries ? Lâchez les pelles à tartes et les bouteilles".
Ils remontent, salement amochés. Bess rage entre ses dents, des invectives injurieuses. Alexis, se tenant le maxillaire, observe entre ses cils son adversaire, l'oeil plissé de patte griffue rentré momentanément en dedans. Amusante Bess tout de même, douteuse, bizarre, pureté attirante. Affaire à suivre.
Episode 23
Le mois de juillet se termine dans la splendeur d'une incompréhension générale. Il est dit que les systèmes s'éloignent d'autant plus vite qu'ils s'éloignent continuellement.. On ne peut pas toujours tout traiter, les chats, les chiens, dans une familiarité indécente, compromission, mais jamais confiance. Les uns vont ainsi de leur côté, les autres vers le mois d'août.
Tant que l'on ne réfléchit pas, les tâches s'accomplissent avec un pétillant, plutôt réconfortant. Puis la science vient, dans le brouillement de l'entendement. Et cela n'est plus raisonnable, de langer les bébés sur le pré ombré. Car, plus loin, d'autres font des devoirs de vacances. Puis, l'âge s'avance vers une turpitude, que l'on fait semblant de nommer "clean", ces gestes de fonction, autour du livre, contre les lunettes qui se veulent mesurées, alors qur'elles devraient jeter leurs écailles aux orties, risquer de perdre les bannières qui ont été amassées dans la tête, flamber la torchère, ne plus chercher à faire une récupération.
Secoué par ces terribles phrases frangées, hachées de tranchoir clair, en bref, faible courage, on ne sait pas si c'est soi qui dégoise en vain, ou le voisin. Qu'est-ce donc qui se raconte dans cette moiteur chaude près des bassins à côté des pompes, langage humide, détourné de sa route, que l'on nomme unique ? L'un parle de la loi d'harmonie universelle et l'autre ne comprend pas, ne voit rien, sauf cette incompréhension générale, dans sa splendeur généreuse d'un mois de juillet qui se termine en apothéose de méconnaissance de soi-même.
Voici l'impuissance, chagrin inutile puisé au hasard du filet, pour un rien, une phrase de trop, ou peut-être même pas. Ou peut-être oui, un frémissement de sieste inconfortable entrée en interférence, avec les particuliers se campronnant à leur repos de vacances, fistule incommode à peine gênante, bientôt prurit, s'il en faut, mais on ne sait pas. A part une ou deux personnes incommodées par le hiatus vibrant des mots en trop, et il y en a, ne serait-ce qu'ici, les autres décrochent. Par exemple, Bess n'aurait pas dû prononcer, du bas de la plage, en secouant la tête, cette phrase tragique qui en inquiète plus d'un : "Je me demande si quelqu'un n'aurait pas sonné et que la sonnette n'aurait pas fonctionné ?"
L'indétermination agaçante est secouée d'obstination. Nick en reçoit du sable plein la figure. Voilà exactement le genre d'expressions qui l'importune au plus haut point, celles dont Bess a le secret. Elle les formule en s'agitant. Il se désole, se délabre, ne sait même pas ce qu'il fait là. Le soleil tape très fort, lui brouillant la vue. Il n'arrive plus à distinguer les signes de la lettre de Fève, tachée de gras, parlant de l'ennui qui règne là-bas, dans sa ville natale. Le train-train quotidien est morne. Le petit Jules fait l'extravagant, demandant qu'on lui envoie des boules de bowling sur la tête, se frappant le front sur le rebord des pistes, des larmes sur les joues, en disant qu'il aime ça.
Le récit ne choque pas Nick outre mesure. Il lui rappelle les jeux qu'il faisait au même âge sur la plage. On se partage en deux camps. On se jette les uns sur les autres, pour frapper avec des orties, ou encore se donner des giffles, de plus en plus violentes, pour voir qui lâchera le premier. On rentre chez soi, en sang. Les enfants habitant les blockhaus des bidonvilles de la falaise, viennent voir les combattants. Une petite fille, entre autre, avec de grands yeux noirs, des joues et des cheveux très sales, s'assied sur la poitrine des vaincus, affalés dans leur honte.
Il n'avait pas toujours le dessus. Parfois même il fuyait lâchement, se faisant mal tout seul, en rentrant chez lui. Pour se punir, il s'écorchait les doigts et les ongles, se brûlait avec des allumettes. C'était le bon temps.
Il hoche la tête avec nostalgie. Le soleil est chaud, de pire en pire. Nick ramène ses pieds sous le parasol. Il porte un grand kimono molletonné. Habillé de laine et de coton par-dessous, il transpire terriblement. C'est ce qu'il veut. Pourtant ce n'est pas un bon jour. Al pérore avec aisance, sur le ton haché du mépris. D'une élégance bronzée, musclée, très bonne image de marque, maillot restreint, il s'étire, se roule dans quelques gestes non gymnastique, s'admire, fait en sorte que la mer se reflète dans ses yeux clairs. Nicolas est immonde par rapport, bien entendu. C'est un individu maudit, veule, abject de surcroît. La confidence, faite à haute voix, à son attrention, parle clairement de faux jeton, revenant par derrière, donner des coups de couteau, dans le dos des adversaires, à tout va, comme une sorte de tueur de bas de gamme. Surtout, aucune affinité entre eux.
Heureusement, on peut savoir dormir sans sommeil. Ce que fait Nick n'importe où, pour ignorer les inimités et suivre les vagues gonflées de respiration silencieuse, monter, descendre, devant son visage. Alexis continue à discourir. Il ne l'entend plus. Sous la ligne ondulée du parasol, on voit Ulla, arriver avec son air méchant. Nick veut oublier qu'elle l'ignore. Il s'endort complète et se sent presque bien, avec le calme relatif. Seule l'inquiétude de Bess le dérange un peu. Il devine l'ondulation lucide qui le parcourt et encore il ne sait pas qu'elle est décidée à régler son problème, avec elle-même, en même temps qu'avec tous les autres, une fois pour toutes.
Ulla porte un short rose, qui moule le haut de ses longues jambes couleur de miel. Le mot, vraiment romantique, signifie qu'elle n'est pas hâlée. Le haut du corps nu, est caché par les cheveux. Elle enfonce ses talons dans le sable. Elle est de mauvais poil. Elle le sait nettement, regarde le parasol avec hargne, d'une vue brouillée, tellement en colère, qu'elle ne prend même pas la peine de l'ajuster. Le garçon couché près de Nick, se lève à son approche. Ses cheveux sont noirs, comme ceux d'Alexis. Il triture du bout de son bâton, une méduse spongieuse, de la forme d'un moule à tarte, plein de gelée. Il se dirige nonchalemment vers la cabane de la falaise. Inconsciemment, elle le suit, détaillant sa démarche balancée, ses longs mollets durs, ses épaules noircies par les rayons. Des images d'enfants qui ont eu ces mêmes muscles, se superposent dans son esprit. Al à quatorze ans. Al, baissé, en train de trier des puces de chien. Al, penché sur elle, pour lui parler à mi-voix. Ce type pourrait être son frère. Mais un détail ne s'ajuste pas. Il a des oreilles trop pointues.
Elle le poursuit jusque dans la maison. Il entre dans la cuisine, pour se servir un verre d'eau. Fascinée, elle pose sa main sur son épaule, pendant qu'il boit. Sa peau sèche l'attire. Les phalanges glacées donnent une secousse au garçon. Le verre tombe, rebondit une fois, avant de se casser. Il se retrourne, la repousse fâchée, lève le bras. Ulla se détourne trop tard. Le geste aboutit en force contre son cou. Les larmes glissent le long du nez. Sans passion, la violence les remplace. Il se pense quand même pour l'apaiser. Il écarte les cheveux longs qui cachent les seins, pour sentir la poitrine froide contre lui. Elle retrouve les gestes d'autrefois, lorsqu'elle réveillait un désir, pour se donner l'illusion de l'affection. Les deux bras d'Alexis, la bouche d'Alexis, l'amour fictif et sa conclusion sexuelle en elle, sont mieux que rien.
Tirant sur son short rose, il se dépêche. Elle sent qu'il va s'en aller. C'est si vite fait. Quand il part, elle s'aperçoit que le garçon inconnu, est encore une fois Alexis. Il redescend en courant la pente de la falaise. Elle le voit dévaler le sentier, avec un haut de coeur. Celui qui s'en va d'elle, si vite, est bien son frère. Les images collent enfin. Tant qu'une information les contrecarre, on ne peut pas les reconnaître. En comparant, à toutes les copies précédentes, on se rend compte qu'aucune ne correspond. L'énumération des éléments séparés, donne une image générique sans vérité, puisque des mille photos que l'on possède, aucune ne répond. Ulla désire quelqu'un, qui, n'ayant pas de réalité, n'existe pas.
Bess, en les voyant revenir vers elle, comprend maintenant leurs disputes, les hargnes, les malveillances. L'évocation claire de la situation lui fait regretter désespéremment son ancienne ignorance. Ce nouveau savoir ternit cruellement son besoin de pureté. Elle sent, pressent, ressent, dans une invite délicieuse à aller plus loin, le vertige de ces aléas troublants. La lutte, arabesque incomplète, non comptabilisée, en allers et retours troubles d'incertitude, allant de la force contenue du non-permis, jusqu'au défendu, salissure du péché, non en elle-même qui accorderait tout, seulement vis-à-vis de la pensée légiférée des autres, se baigne dans la faute. Le mot est lâché. Il faut le connaître pour jouir de cette moisissure, simple information pour elle, mais cri d'alarme de la détresse des poules arrachées au poulailler, pour être portées au marché du sacrifice, sentant en place de la mort naturelle, calmement venue, le sang, le cou coupé dans une mare, la volonté de la main douce de la femme boucher, communication sans valeur pour les autres, alors qu'elle fait basculer le monde pour soi. Ainsi, Bess revoit la première présentation de ses quatre ans, qu'elle peut dorénavant appeler sexuelle, avec ses nouveaux attributs.
Le temps des vacances approchant, l'enfant ne tenait plus en place. Le beau temps arrivait avec la liberté. Alors Faustine, une jeune fille à qui on la confiait de temps en temps, pour une promenade dans le parc zoologique, l'a emmenée donner du pain au canards, que les cygnes repus pourchassent malgré tout, parmi les quignons gonflés d'eau croupie. La petite Bess a touché le museau de la girafe, poursuivi les pigeons sur les bancs. Maintenant elle regarde Guignol flanquer une trempe au gendarme, criant avec les autres, pendant que sa jeune gardienne rit derrière elle, des plaisanteries d'un bidasse. Brusquement l'atmosphère change. Les gloussements cessent. L'oeil de la fille est devenu glauque. Un peu de salive pend sur sa lèvre. La main du soldat, posée sur le mollet, remonte doucement jusqu'aux genoux qu'elle ressère pour se protéger. Bess ressent fortement l'émotion des deux autres. Ses jambes tremblent. Ses mains sont moites. Les sensations sont presque agréables parce que nouvelles. Mais elle n'aime pas ces visages qui ont cessé de sourire. Le message lui crie que le jeu n'est pas drôle. Il lui transmet un plaisir trouble lié à cette insistance, pour découvrir ce qui est caché. La violation acceptée est attendue et elle a honte de la faiblesse de la fille.
Pendant plusieurs jours, Bess compare chaque sensation, cette impression liée à ce qu'elle ne savait pas encore être de la sexualité, les poignées de main, contacts familiers avec gens, animaux, objets, la font frissonner. Elle guette chez Faustine, sans les retrouver, l'humilité, la transformation de la lumière en ombre, l'attente qui tue l'amusement. Elle cherche à comprendre comment et à quel moment, les adultes, ses parents par exemple, peuvent passer de la joie, de la légèreté, ou de la dignité, à cette gravité sombre, violente, soumise, aperçue dans le parc.
Son existence devient érotique. Se fatiguant à comfronter chaque soir sa moisson avec des copies de registres de plus en plus chargées, elle n'arrive plus à lâcher ce mouvement perpétuel, clôturé par les murs d'une prison qui lui donne le droit d'exiger désormais, l'accomplissement rituel et journalier, d'orgasmes obligatoires. Elle voit son insouciance se transformer en inquiétude d'avare assoifé.
Un matin, lasse de cette nouvelle connaissance, elle se lève et la quitte comme on laisse tomber un vêtement trop lourd. Elle décide, une fois de plus, de ne mesurer ses sensations qu'à des éléments dénués de complication. Elle retrouve alors le rire limpide, les chatouillis innocents des lèvres tendres, les grands élans affectueux, les coups de coeur parfaits qui effrayent ses parents, les contacts naturels des patoches enfantines, échangeant des billes contre des bonbons poisseux, traçant des croix et des carrés maladroits dans les paumes ouvertes, emmélant les doigts balancées, pendant que l'on chantonne dans les allées ombragées de la cour. Elle veut réclamer de nouveau, en toute candeur, les caresses que l'on donne aux bébés puisqu'elle en est redevenu un. Elle quitte cette attitude compassée des enfants trop vieux, que l'on ne touche plus, qui ne retrouveront des contacts épidermiques nécessaires, que dans des jeux érotiques de la puberté trop brève. Elle repousse toute contrainte, ne refusant pas le plaisir, mais ses définitions figées. Derechef, plus de tabou. Elle n'a pas à se refuser, en serrant ses genoux pour protéger ce qui est caché, symbole de la féminité. Elle s'offre, cesse de distinguer les hommes des femmes, oublie les barrières des différences, la hiérarchie des puissances, dans lesquelles l'esclavage, n'étant pas la face contraire de la liberté, le tyran reste toujours l'esclave de l'esclave qu'il opprime. Elle demande ainsi innocemment, pourquoi à part établir une normale et juste égalité sociologique, la femme chercherait à être l'égale de l'homme, puisque l'homme n'est rien ?
Aujourd'hui, presque adulte, allongée près des cousins, sur le sable des vacances, la question se repose de la même manière. Le choix absurde est remis sur le tapis. Être, oui ou non, sexuelle ? La question est rapidement tranchée. D'un côté se trouve un apprentissage tissé de ruses, de craintes, jalousies, manies, comédies, échanges, trafics d'influences, orgasmes réclamés en qualité et en quantités notifiées obligatoires, prisons appelées amoureuses ou passionnées. De l'autre, elle retrouve la perpétuelle insoucinate du rire sans contrainte, la formidable impudeur débile de l'innocence.
De nouveau infantile, elle s'allonge sans regret, sur cette île déserte, rêche de silice et de sel, sur laquelle personne ne la cherchera plus. Il serait difficile de renoncer à ce qu'ils appellent l'amour, si le mot n'était pas usurpé. Encore nouvelle comme être humain, bien que déjà avec un trou d'épingle à la place du coeur, aspirant ce qui passe, feuilles, mousses, étranger malade, vent plaintif faisant bouger les orgues solitaires et les plantes sur la lande, lyre de vibration tendre, frôlements de lumière, le reste devenant des ombres de famille, de vie nommée habituelle, elle se transforme en pélerin. Elle accroche à son épaule, la coquille vide de Saint Jacques de Compostelle. Entrée de religion, avec le voeu de chasteté, plus social que physique, plus réel que conçu en totalité.
Sur la plage, les couples se forment, se déforment et se reforment en échappant à la solitude. Elle s'empêche de revenir en arrière, vers un projet de vie, qui n'existera plus, comme on l'aurait cru. Ce n'est même plus la peine d'y songer. Le péché contre soi-même, est de s'endormir dans le bien-être rassurant. Alors l'inquiétude redevint enfin son lot, avec la fausse tranquilité, que rien ne pourrait désormais être pire.
Episode 24
Bess stagne encore longtemps, sur la grève, après que la Bastide allumée ait attiré ses hôtes. Seule à regarder les étoiles filantes cligner de l'oeil, pour inciter à faire des voeux, elle continue à avancer vers elles, pour une course en solitaire, tout autour du monde. Vers le soir, l'orage éclate. Trempée, elle remonte vers la bicoque, pour commencer une future histoire, qui permette de ne pas s'engourdir, inventer une nouvelle affaire scintillante, comme il en existe souvent. Elle a hâte d'y goûter comme une friandise. Il suffit de changer de vêtement, détourner la tête, sortir sur un pas de danse. En quittant la pièce, un trou noir s'installe à la place et dedans. Elle supprime définitivement ce faux, que la sexualité cache, appelé l'âme-soeur, cet amour fictif, douteuse perpective, reproduction nécessaire ancestrale, le superficiel plaisir, les réussites factices fabriquées, qui rendent suspecte, la simple antisolitude sociale.
Elle attend de trouver à quoi correspond cette interrogation et la raye momentanément de sa carte. Les éclairs se succèdent sans arrêt, explosant à sec, au-dessus de la mer. Le feu de forêt, à l'opposé, flamboit, illuminant les crêtes des collines. Bess, recroquevillée au pied de son lit dans le cabanon éteint et vide, ne se sent pas le courage d'aller retrouver l'animation échauffée de la grande bâtisse principale. Le trou de son estomac lui confirme qu'elle ne peut plus compter que sur elle-même, si tant est qu'il y eut jamais d'autre alternative. Finie la recherche du succès dans la peinture. Elle renonce à cette illusion de l'intérêt de fans, qui ne désirent que ce qu'elle peut leur apporter par éclaboussure de notoriété, par copinage de fraternité, par amour fou remplaçant celui que les parents sont incapables de donner, par affolement assoiffé de plaisir. L'intérêt des autres fait croire qu'on existe faussement. Il est temps qu'on ne l'aime plus. Sans question pour répondre "j'ai mal", il faut casser comme autrefois, s'embraser de colère tel l'incendie, devenir cendre insensible. Puis repartir encore.
La musique arrive plein pot de la maison. A travers les arbres, elle voit les lumières clignoter en s'escamotant entre les feuilles. Ils se sont tous entassés pour rire et pour manger, dans une vie joyeuse qui la remplit d'aise. Derrière la colline, les voitures de pompiers affairés passent et repassent d'interrogations en points de suspension. Elle sait que tout va basculer dans une énorme roue clignotante de lumières colorées. Elle voudrait suspendre le moment, encore un peu. Juste une minute entre ces deux temps de l'enfance, celle où l'on regarde de loin, les autres s'amuser et vous combler de leurs rires. Elle aimerait pouvoir les remercier de ne plus trop peser sur ses sourcils.
Elle entend Ulla chanter Dixie, pendant que les autres accompagnent. Le piano est recouvert de bruits bizarres de casseroles. En tournant la tête, elle voit la mer, muette pour ce soir, peut-être sidérée par la cacophonie, en tous cas, agitée seulement en silence. Qu'est-ce que cela veut dire ? On marche, on crie, on s'abrutit, pendant que l'arrière plafonne et sans heurt on se trouve à l'arrière. Ce sont les accessoires qui deviennent lumières. On les voit prendre la place du premier rang. Il y aurait de quoi s'affoler si l'on ne savait pas que les rôles vont tourner. Pour le moment on regarde, on savoure, on se détend dans le lit de l'oeil regardant l'oeil qui regarde. Combien est douce l'inexistence de la mousse qui attend de devenir monde aborescent, empli de fournitudes grouillantes de puissances explosives. Il ne faudrait jamais que cela cesse, ces instants suspendus entre deux états, toujours les mêmes en démarche inéluctable.
Un genou posé, l'autre surpris, hésitant, le regard fermé au-dessus et l'orage grondant d'exaltation sur la ligne imperceptible de l'horizon, la main sans réalité, le corps précis dessiné en trompe-l'oeil dans l'obscurité, les bruits improvisés des convives ravis pour rien, mais par principe, sont aussi mûrs que le renflement spasmodique du poignet, montrant autour du pouls, que la vie débridée, désordonnée, effrénée, existe en débandade.
Ce matin, c'est-à-dire il y a des années, elle a rencontré Etienne qui entrait à la poste avec sa tante. La décision de ne plus le voir, s'associe bien avec l'orage. Elle les a regardé fièrement dans les yeux, sans peur que l'on puisse lire dans les siens, sans baisser les paupières. Il n'y a pas si longtemps, elle croyait que les pensées se lisaient sur les visages. Elle se souvenait toujours sans doute, de ces phrases terrifiantes prononcées par les grandes personnes au plus fort de leurs délires : "Regarde-moi en face. Tu as menti. Ton nez a bougé".
Un jour, pour en avoir le coeur net, elle répondit à son père qu'elle avait d'excellentes notes en classe. Elle ajouta, rouge de son audace, que s'il la croyait, il n'était qu'un imbécile. Le tapotage affectueux lui montra que, dorénanvant, elle pouvait probablement dire n'importe quoi, à n'importe qui. Comprend qui veut et ce que l'on peut. On traduit.
Ainsi, la vieille Mélanie fait souvent du repassage dans la cuisine avec sa soeur Marina. La table est inondée de lumière, parce que le jour entre à flots par la porte grande ouverte. Les deux femmes papotent magiquement. Elles ont lancées dans une de ces conversations mustérieuses que les enfants comprennent entièrement, mais à la manière. De loin en loin, une phrase plus marquante, vient frapper l'oreille de Bess, au sujet du mariage de la fille des voisins. Les noces furent fastueuses. Les ragots parlent de la vie dissolue du promis du temps de son célibat, de la candeur de la mariée, de la perte de sa vertu.
Friande de déguisements, la petite fille s'était alors vue dans cette immense robe blanche surchargée de dentelles, de volants, avec une traîne de tulle. Autour d'elle on mange, on boit avec les invités. La journée se passe. Elle se retrouve là, dans une chambre sombre. Elle enlève sa peur, sa robe, tous les jupons. Le coucher se passe exactement comme tous les soirs, mais une chose terrible arrive. Il faut enlever cette magnifique tenue pour mettre, devant un inconnu, une chemise de nuit ordinaire et cette peur, cette honte de quitter la beauté de la fête pour se montrer en tenue banale, s'appelle perdre sa vertu et tout ce qu'elle a de magique. Voilà la faute à ne pas faire, celle que Bess se refuserait à commettre. Jamais, jamais, on ne réussirait à lui enlever la lumière qui l'enveloppait comme une robe couleur du temps, le voile resplendissant, éblouissant de la pureté, car il fait tant partie d'elle, qu'il devient Bess elle-même.
Une pirouette, un pied de nez. Ah! Ils peuvent bien se liguer, s'armer, préparer les bombardes, serrer les rangs, elle s'en moque. Elle rit d'eux, de toute la force de sa moquerie. Puis, elle échappe au filet. Elle décide tout de suite de refuser les images conformistes, de cesser de créer des évocations monables, de renoncer à construire des informations importunes, des négations fatales, des inventions désoeuvrées, dans la petitesse de la facilité. Il est si commode de décider l'effacement du sordide, trame d'erreurs, comme ces informations nommés pêchés. Elle les neutralise pour les remplacer par la tendresse. Si l'affectivité se transforme par hasard en aboutissement de plaisir, tant pis, ou plutôt tant mieux. La surprise s'oublie, sitôt reçue. Et on se frotte les yeux de contentement.
Vers vingt heures, Ulla vient la chercher. Sa mère la demande au téléphone de la Bastide. Elles courent sous la pluie de nouveau revenue, en se tenant par la main, comme lorsqu'elles étaient petites filles. Il fait frais. Arrivées, elles bavardent, serrées devant le feu de la cheminée, sur les banquettes de la bibliothèque. Ulla essaye d'expliquer à Bess, par quels cheminements, elle a détruit des faits qui lui avaient paru solides jusqu'à présent, tels que le passé, les réalités du présent, la certitude de l'avenir. Elle lui demande anxieusement, quel effet cela fait de penser que le concept n'existe plus ? Mais Bess répond, qu'elle ne savait même pas qu'il aie jamais existé.
Episode 25
Il ne faut plus poser ses pieds devant soi sans raison, rire sans retenue, parler de combat à tort et à travers. Il ne faut pas errer pour ne pas rentrer. Ils ont dit : "marche, salue, souris". Il faut qu'il dise : "c'est bien". Il faut qu'il dise sans trêve et très vite : "c'est très bien".
Ils se sont moqués. Un cognac ça donne le hoquet et vous verrez, madame Lucienne, tout se paye, tout est écrit. Regardez votre horoscope. Même le chat sous la table a vomi.
Le garçon, un sale type, a douté que sous les sièges se trouvait un diamant, un gros bijou de verre taillé. L'obscurité a tordu un boyau noir, vers l'arrière du train. Il ne faut pas qu'il penche la tête loin derrière, qu'il parle de son parapluie, de son beau bouton de nacre, de ses amis si bons, si riches. Vous verrez qu'il va en parler, alors qu'il faudrait surtout qu'il se taise. Bess n'en peut plus, sur le marron du siège. Elle pose sa tête sur la vitre du couloir. De l'autre côté les gens sont verts et bleus, avec sur la tête des petits chapeaux stupides de carnaval et des masques noirs devant les yeux. Il y en a un avec un museau de cheval sur le visage. Il lui sourit parce qu'il est jeune.
C'est maintenant que les gens dorment avec la bouche ouverte et la lippe baissée. Les lunettes font un rond brillant au-dessus des cravates. Les cabots des convois leur rentrent la tête dans le cou. Les lumières ne sont pas les mêmes, puisque c'est le soir. Dans la nuit, l'intérieur devient plus clair. Ainsi, contre le noir, le wagon semble blanc, étouffé, niché, chuchoteur, déflorant, insinuant, de cette familiarité indécente, insistante, ouatée, de convivialité compromettante.
Sous la banquette roule un cabochon de diamant, bobèche ou bouton déguisé, aiguisé comme un verre taillé que la jeune fille cherche et vous verrez qu'elle ne le trouvera pas. Il se glisse entre deux pieds. Un trou dessine une ouverture allongée, qu'elle reconnaît comme de forme habituelle, alors qu'il est rond et mal vu. C'est une sorte de trombonne qui n'a pas sa place ici. S'il pouvait seulement se poser sur une chemise de bureau transparente, il permettrait à l'oeil de le créer. Ils se parlent doucement et Bess a beau se boucher les oreilles, elle l'entend se plaindre.
-- Je suis partie avec toi, dans un petit train de banlieue, un petit train qui ne va nulle part, qui part simplement et qui cahote et qui vous botte le train de son petit coussin de cuir noir, toi et moi. Tu as pris tes journaux, des petits ciseaux pour te gratter les ongles. Je n'ai pas de tricot. J'ai la bonne odeur de ton corps, qui a chaud. De temps en temps on traverse un bois. Tu lèves ton nez trop tard, toujours trop tard pour voir les oiseaux. Quelquefois, je te prends la main et quelquefois la mienne traîne. Il fait chaud et mes souliers me gênent. J'attends sans fin et je resterai sage, parce que tu ne sais pas qu'il nous cahote sur la voie de garage.
Dans le coin couloir, les mains sur un paquet enveloppé de papier journal grossièrement ficelé, Bess se tient très droite, tête sur appui-tête, coudes sur accoudoirs, dans ce train pris à la hâte. Elle reste sans dormir malgré l'heure avancée. Elle se torture sans relâche, presque sans bouger, momifiée sur le regret d'avoir raté le mot d'explication et d'adieu posé sur le principal buffet de la Bastide.
Elle sait qu'il lui est devenu impossible de rester plus longtemps dans cette atmosphère de fête perpétuellement amicale, familièrement confinée sur les habitudes non expliquées, arbitrairement posées, imposées dans l'inconnu, consolidées par l'affection, maintenues on ne sait pourquoi. Elle s'en va pour toujours. On pourrait la comprendre et ne plus en parler. Mais ce n'est pas tout. Pour réaliser une fugue de ce genre, il est nécessaire d'avoir une seule vraie motivation. Est-ce que vous comprenez ? Elle est obligée de mettre tout ses atouts dans la balance. Point de calcul compliqué, elle sort seulement le contenu de son cerveau en letrres capitales : DANGER. Elle part simplement avant de pourrir sur place. Elle ferme les yeux pour y voir plus clair. L'explication peut paraître obscure, s'il en faut, comme toutes celles données en plus. Elle n'a rien trouvé de meilleur pour l'instant. L'essentiel est de conjurer ce mauvais sort, cette conjuration qu'elle brave depuis la disparition de Granie, en se laissant aller à trop de compromissions. La réflexion est rendue difficile, par le rythme infernal des cahots de l'express. Elle ne sait pas où elle va.
Sans pouvoir s'allonger, elle songe déjà en somnolent, comment ranger son encombrant bagage intellectuel, sa seule valise, ce paquet de papiers fucelés, pesant une tonne sur ses genoux. Mais surtout, comment bientôt s'en débarrasser. Elle visionne une dernière fois les trois entités monstrueuses de simplicité, les critères de solidité, d'échange et de dynamisme. Le premier, lourd de son poids de pavé dans la mare, englobe bien quatre appréhensions stables, instables et autres que l'on peut saisir, visions à l'emporte-pièce. Le second stocke les merveilleux engins, processus de pensées, servant à véhiculer ces appréhensions. Le troisième, qui se trouve être le circuit de leur aventure, forme avec les deux autres un ensemble complet. Ainsi, à eux trois, ils définissent exactement cet individu que Bess représente, au moment où elle répond à son interrogation.
L'incompréhension des autres se noue ici. Voilà le tragique. C'est sur cette personnalité de l'instant, que le jeu se base complètement, se réajustant d'après les réactions, tout au long de la partie. Personne ne veut vraiment la croire, car c'est une affaire dangereuse. Elle en a tout à fait conscience. Sur un coup de dé, on mise à qui perd gagne, un coup son cerveau, un coup sa raison, un coup sa vie.
Pour comprendre une histoire de ce genre, il faut bien connaître l'art du funambule. Cet équilibriste a choisi le risque. De temps en temps, les places des vieux marchés de village se voient affubler, un soir d'été, de deux perches reliées par un fil. A la nuit tombée, épinglé dans le ciel par le rond des projecteurs, un homme, un balancier à la main, accompagné de roulements de tambour, s'engage sur ce chemin montant. Qu'il soit à pied, en moto, à vélo, qu'il porte deux ou trois personnes sur son dos, ou qu'il soit seul, la route qu'il parcourt s'élève vers les étoiles. Il s'élance avec légèreté, tel un danseur d'opéra. Bientôt, sa démarche se déforme, devient pesante. Elle le transforme en un montagnard tassé, assurant ses prises pour atteindre le sommet, La pente est devenue presque verticale.
L'aboyeur nous fait sentir le danger de l'expédition. Le père est mort quinze ans auparavant, le frère ainé et le cadet ces dernières années. Tous ont été balayés par l'art difficile de la voltige. Le fait inexorable est planté avec le décor. D'un côté, les spectateurs, de l'autre l'acteur menacé. Pas de mélange. On est d'un bord ou de l'autre, sans partage. On ne peut pas être un peu par terre et un peu sur le fil. Il faut choisir.
Dans une représentation aussi éloignée de la pensée habituelle, que cette vision instantielle, d'une discontinuité insolite, il faut agir de même. Ou quitter le sol rassurant, pour apprendre les nouveaux gestes de l'équilibre inconnu. Ou tourner le dos, à cette dimension d'aventure, pour rester par terre. Si l'on choisit de brûler ses vaisseaux derrière soi, on renonce à tout préjugé, tout acquis. On se jette dans le vide, avec pour balancier, des notions impensables et pour point d'appui, le fil invisible. Seule reste pour lien, l'image du rêve de cette invention.
Bess est devenue, pour ce voyage initiatique, un étranger occulte, dont la description est impossible par manque de point de comparaison. Il faut composer. On pourrait prendre pour exemple, cette histoire de science fiction, présentée dans les années soixante en feuilleton télévisée. L'invraisemblable récit s'intitulait "L'Homme Invisible". Le scénario était simple et même simpliste.
Après avoir absorbé par mégarde, au moment de ses fiançailles, un breuvage inadéquat, un jeune Américain, que rien ne désignait particulièrement pour ce genre d'exploit, disparait physiquement. Son enveloppe corporelle s'effaçant, la situation est rendue peu pratique pour la vie courante. Lorsque besoin est, de transporter des objets, sans que ceux-ci aient l'air de flotter dans l'espace, cet handicapé de la forme, s'habille entièrement. De plus, il va jusqu'à recouvrir sa tête d'un pansement blanc de bandelettes pour grand blessé crânien.
Le symbole, illustre parfaitement la facticité d'un individu, Bess entre autre, face à l'intrigue de l'existence normale. Situé dans le même roman, de par son tragique besoin permanent d'adaptation totale, débarrassé de toute nature, n'étant plus rien, un individu, au gré des circonstances de sociétés, d'époques, d'us et coutumes, se saisissant continu, hachuré ou autre, se vêt de ces appréhentions multiples de lui-même, comme il le ferait d'effets lui permettant de devenir visible à ses yeux et pour les autres.
Bess sélectionne ainsi sa garde-robe, la tenue du moment, pour et par cet instant. Elle a le choix. Elle se voit, posée irréellement devant la glace de sa chambre. Son reflet est inexistant, mais la vie l'attend. L'armoire est pleine de vêtements. Dans le garage de l'auberge, toutes sortes de véhicules sont à sa disposition, pour le voyage qu'elle va entreprendre. Elle tape dans ses mains avec animation. Comment va-t-elle s'habiller ?
Par exemple, elle peut se glisser dans une armure rigide, soutenant un corset robuste, sa décision d'être solidement continue. L'identification avec la gaîne est totale. Il lui est impossible de l'enlever, au risque de s'écrouler, à moins d'enfiler un autre oripeau, semblablement vigoureux, ou qu'elle pense être aussi valable.
Au contraire, si par goût du danger, elle désire mettre ce frêle vêtement incertain, léger et chimérique, à la discontinuité instable, différent des autres vêtures de la penderie, elle prend un risque. La défroque est pourtant bonne pour un être aérien. Elle permet de se mouvoir allégrement, alors que la cuirasse précédente, clouant au sol, privant de liberté, ne convient qu'aux êtres pesant de tous leurs multiples pieds sur la Terre.
Chose curieuse, Bess décide maintenant, pendant son échappée définitive, de mettre ici-même, dans ce compartiment étriqué, pour mieux saisir sa position de départ, les deux frusques l'une sur l'autre. Elle mélange alors deux sensations opposées d'elle-même, qui pourtant contre toute attente, se trouvent actuellement aller bien ensemble. A tour de rôle, les deux tenues s'aident à l'exalter. Elles se soutiennent, jusqu'au moment où s'annulant simultanément, elles la laissent finalement réouverte de la seule connaissance de leur refus, cette troisième robe de papier-souvenir, simple photo qui fixe, et l'armure increvable, et le voile léger qui la recouvre.
Assise sagement, dans un coin du wagon, Bess doit visionner encore dans sa tête, la quatrième toge de rigueur, pliée dans son armoire d'individu invisible. La guenille somptueuse est de la couleur du temps. Elle l'a souvent mise autrefois, avant sa rencontre d'avec les trois premières. Il lui est plus difficile à présent de la porter, car il lui faut alors oublier complètement, ces notions contraires de fermeté ou de précarité. Seule la primitive impression du vent passant sur une émotion inconnue, pourrait lui redonner d'elle-même, une appréhension uniquement réceptive, état de simple sensation, ignorance de tout le reste, chiffon fabuleux, qu'elle laisse pour l'instant au rancart, en attendant mieux.
Elle se regarde, éblouie de voir que son vêtement la fait exister, dans son émotion, plus grande qu'une maison.
Episode 26
Le train a pris de la vitesse dans la nuit. Bess ne veut surtout pas regarder les traits de lumière sillonnant la campagne. Elle a peur de découvrir que les pas se recoupent. Son travail actuel est de terminer le jeu de donjons et dragons qu'elle vient d'entreprendre une fois de plus. A chaque fois, elle va un peu plus loin dans sa pensée et le danger grandit. Elle ne sait pas pourquoi.
Elle s'échappe du wagon de dernière classe qu'elle a pris pour fuir concrêtement la maison douillette de la Bastide, et elle sort par un troisième oeil, pour retrouver la chambre fictive dans laquelle elle finit de s'habiller pour ce voyage irréel, doublant le vrai. Elle admire dans la glace, cette tenue frêle et forte de la connaissance des deux états opposés, continuité et instabilité. Elle lui va si bien. C'est le vêtement exact qu'il faut pour cette aventure.
Elle réalise que le moment est venu d'aller plus en avant. Une fois le costume de circonstance enfilé, il lui faut se concrétiser, c'est-à-dire véhiculer son personnage devenu visible grâce aux tissus le faisant apparaître. Le moyen de transport ne sera jamais le langage, trop succinct et sujet à caution, mais ce processus de pensée, reposant sur une, deux ou pluisurs dimensions. Les engins de circulation, voitures, berlines, autobus, vélos, ballons dirigeables, calèches de toutes sortes, la feront avancer et passer des uns aux autres, mais également de Bess à elle-même. Le moteur du mouvement, indispensable pour le dialogue, lui servira pour communiquer, transmettre, passer de soi, à soi et à un autre soi.
Le premier outil qui s'offre à sa sélection, le plus simple, est un landau premier âge. Il s'identifie à l'enfant, représentant avec évidence, sa candeur, dans un raisonnement primitif unidimensionnel. Bess peut toutefois, lui préférer ce fourgon blindé, sécurisant, inconfortable mais sûr, qui est la propriété de tous les juges et représentants de la loi. C'est un moyen certain, pour savoir où l'on va , avec qui, pourquoi, comment, grâce aux jugements bidimensionnels, souvent manichéens. Il protège les règles sociales, nécessaires pour la survie du système.
Le troisième caisson, sorte d'intérieur de fusée en état d'apesanteur, est actuellement le moyen de locomotion préféré de Bess. Sa forme de pensée en trois dimensions la fascine par le flottement en un même lieu, du permis et du défendu, du pour et du contre, du clair et du sombre.
Il est toutefois beaucoup moins fatiguant de s'en sevir que de la quatrième machine, sorte de centrale nucléaire à plein rendement, turbine savante de prolifération de cellules à la vitesse de leur puissance pluridimensionnelle. Cette bombe effroyable que seuls les savants sont capables d'emprunter en est d'une manipulation épuisante. Cependant, sa solidité est rassurante, à côté du cinquième moyen de propulsion qui s'offre aux voyageurs, cette cariole insensée de raisonnement non dimensionnel qui permet toutes les inversions. Là, les planchers, brancards, banquettes, n'existent que par leur non-existence positive. La charette est plaisante, mais uniquement pour le bouffon régalé de paradoxes. Il tient dans ses mains, un non-volant qui fait tourner des non-roues. Quelque soit la solide réalité du conducteur, il ne peut que se sentir surpris, par la non-réalité de son véhicule.
Mais il y a pire. Imaginez un sixième piège, un tapis volant, sans chaîne, ni trame. La locomotion du sage, à vision sans dimension, est ici, image du zéro. Le raisonnement est mort, ou plutôt le paraît. Ses qualités manquent dans la vie des chiffres et des êtres. Son positif se pose ailleurs. Il se transporte et son chauffeur avec lui, dans le milieu hors milieu, d'une machinerie, dont la vision échappe au terrestre. On survole alors, sur un tapis qui n'existe pas, des contrées d'une beauté fantastique dans leurs hauteurs grandioses, forteresses religieuses stupéfiantes, dont les cloches sonnent au-dessus d'ovales renversées, de visages de moines en extase. Il faut alors, éloigner absolument de l'esprit, le fait que l'on vole a contrario de toute logique. Cela pourrait faire mal.
Bess poursuit l'expérience. Récapitulons. Elle est déjà habillée solidement : corset, gaine, chausses et bottes. Les armatures de fer couvrent une partie des pièces lacées en force. Elle a besoin de se sentir soutenue par tous les principes et acquis, durs et raides. Mais comme elle a aussi envie de souplesse, elle a posé par-dessus, le voile aux reflets bleutés de l'instabilité. Les deux tenues l'écartèlent dans sa sensation des extrêmes. Elles se combinent et s'effacent. Elles sont remplacées par le simple papier dessiné, contracté sensitivement de la troisième appréhension. Il est temps de poursuivre.
Cet individu transparent, Bess, devenue observable grâce à sa tenue, n'est pas immobile. Elle file dans la fusée implacable qu'elle s'est choisie pour voyager. Elle la carrosse en voiture de course. Elle monte dedans, elle est prête à partir.
D'après le troisième critère, elle sait qu'elle est obligée de circuler dynamiquement sur une route dont la longueur correspond exactement à la durée de sa croisière. En clair, Bess reconnaît qu'elle va mettre un certain temps, variable à chaque séquence, pour parcourir le trajet qui la mène, du début de son instant présent, à sa fin. Géométriquement, ce chemin est représenté par une ligne finie. Cette courbe de dynamisme est une figure, coïncidant d'ailleurs avec la durée de traitement de l'information de cet instant, appelé séquence. Le symbole graphique, visualise cette aventure instantielle, des Bess exploratrice, mis en demeure de prendre la route, à chaque arrivée d'information. Le temps de l'expédirion, est celui de son traitement.
Bess ne sait pas, avant de partir, si elle doit déjà être fatiguée. De sa décision dépend son mal de tête. Elle écoute alors la fille d'à côté. Le garçon vilain, qui l'accompagne s'est endormi. On peut enfin parler de lui. Doucement, par chuchotements lamentables, elle le raconte à Bess, dans le faux qui se voudrait parfait, par le bruit huilé des bielles extérieures, les chuintements de l'air, forçant les doubles vitres, le froissement des photos tombées du portefeuille éventré.
-- Je suis partie avec lui dans le Transsibérien. Oui, Madame, dans le Transsibérien. Nous avons traversé les montagnes. Nous avons bravé la neige, bravé le froid et puis les loups, les ours. Il me racontait des histoires, Madame, la nuit, quand nous campions et que les hyènes hurlaient aux alentours, des histoires d'amour, des histoires de fabuleux trésors, des histoires dans lesquelles les méchants sint punis et les bons sont récompensés, toujours. Et toujours le train repartait. Ce train, Madame, que l'on appelle le Transsibérien. Un train qui traverse les montagnes et qui zigzague jusqu'au bout du monde et qui revient en méandres. Oh ! Madame, si vous aviez vu comme ma mère pleurait, lorsque je suis partie dans le Transsibérien, avec lui. Vous savez ce que c'est une mère et des voyages, des voyages...
On s'arrêtait parfois dans la jungle. Sur les arbres, les feuilles étaient toutes en cuivre, comme des plats de cuivre rouge sous les fruits rouges. La pluie tombait et sa chanson faisait comme une batterie. Mais si, Madame, c'est vrai. Vous ne me croyez pas ? Je suis bien bonne de vous le conter. Vous n'êtes qu'une ombre sur la vitre, une ombre qui fait peur et qui ne veut rien dire. Si je veux, je peux vous effacer comme un rien, avant qu'il ne se réveille. Regardez comme il dort. C'est un train de banlieu, je le sais. Mais peut-être qu'il rêve aussi et qu'il croit que mon train est le Transsibérien.
Bien sûr, ce n'est qu'un compartiment en bois, aux vitres sombres. Je le sais. Le soir, la lumière crache un rond jaune sur nous, rien que nous deux, toujours. Il a des allures de faune dans la pénombre et je voudrais... Réveille-toi, Julien. Je te parle de choses douces, presque insensées, naturellement. Mais un voyage pour lui, c'est sérieux. Il ne faut pas rire avec les ombres. Il faut mettre les jeux en cage dans le filet, toujours, avec les bagages. Quand il sort, c'est pour faire quelque chose de grave et de sérieux, à bon escient, comme par exemple, d'aller à la porte du fond du corridor, à droite.
Regardez. Dans le couloir, ces gens verts et bleus courent avec sur la tête des petits chapeaux stupides de carnaval et des masques noirs devant les yeux. Il y en a un, avec une tête de cheval sur le visage. Lorsqu'elle glisse, on peut voir le bleu des yeux, les cheveux courts qui brillent comme la soie et quelquefois, la bouche, rose du fond jusqu'au dehors des lèvres. Il me fait signe parce qu'il est jeune et je suis jeune aussi. Pour jouer, je mets ma bouche contre la vitre et il met la sienne aussi. Mais jamais je n'ouvre sur le couloir et quand Julien part, je tire le rideau et je l'attends.
Le jeune homme dort encore. On peut lui faire confiance. Bess est émue. Elle voudrait refaire avec la fille, le chemin en sens inverse, sans correspondance, sans station et reprendre le revers de la laisse, alors que tout s'effaçant, tout finit.
Elle hésite. Elle ne sait plus exactement ce qui se passe à ces moments subtils, où l'on voit courir les chats de gouttière, briller les étoiles à vingt branches, les hâlos verts sur le givre et surgir les crispements de paupière, les manteaux cachant des heures de bernes aux barrières, la surprise pendant laquelle on sait que certains se pendent dans les hoquets des wagons désaccordés, soulignés de signaux pauvrement éclairés le long des voies, poursuivant leurs routes incertaines, pendant que d'autres refusent de se noyer.
Episode 27
C'est une longue histoire, sorte de suspense pendant le bal des rescapés. La première fois que Bess l'a vu, du côté des iris, elle ne savait pas qu'elle le connaissait déjà. Il avait des petits cheveux courts collés sur le front mouillé, les yeux plissés, du bleu de méthylène sur les doigts. Il a chanté les "Trois grands rois partis en voyages", sans savoir reconnaître qu'elle pouvait avoir avec lui une longue histoire, peut-être une affaire lumineuse de points brillants dessinés sur les étoiles, avec toutes les poussières légères que l'on voit traverser le coin du ciel plissé, vert froncé autour des feuilles.
Puis l'aventure commence avec un autre début que la dernière fois, une question de tohu-bohu fragile, de foire de carnaval, lorsque les gorilles velus lancent des confettis sur les majorettes bleutées, jamais fatiguées, sauf sous les pieds.
Elle aurait voulu prendre avec lui les peintures, pour les poser directement sur le papier granuleux, sous l'image chantée, près des ormes, ces arbres centenaires qui ne veulent plus vivre dans ce temps présent. Mais alors, l'air était plus pur, même si les rencontres se faisaient plus faibles. Elle voulait savoir ce qu'ils faisaient, père, fille ou soeur, de ce qu'ils aimaient. Elle ne reconnaissait que son regard frileux et encore parce que cela lui rappelait quelque chose de doux. Elle essaye de se souvenir. Les arbres tournaient en rond au bout du sentier. Il avait une autre voix, un autre nez et peut-être aussi le nom de sa mère collé au sien. Maintenant c'est un petit garçon qui pose sa tête contre sa jambe, debout.
Elle sait bien que le récit continu est haché. Il y a le fil, la bobine de glue, la touche imperceptible de pollen, fiché dans le registre d'une mémoire ordinaire, puis les voiles du bateau sur la mer, les oiseaux qui lissent leurs plumes entrecroissées, les billes d'agathe brillantes, les clous tintants, les fourmis délicates qu'il faut protéger malgré elles, l'herbe à verrue, l'ortie avec ses aiguilles de feu transparentes de piqûres en bouquets et aussi les glissades dans l'eau, lorsque l'on se noie pour faire un rire de clac éclaboussé, les roulades sous les jets froids des tuyaux d'arrosage contre la bassine, les mains frottées sur les piqûres de moustiques.
Où était-il avant ? Dans quelle marche, sur quelle terre glaise, près de quelle étendue de pierres ou de sable, dans quelle nourriture magique, avec qui ? Pour qui cueillait-il les feuilles, les herbes à boire la rosée et pourquoi faire, comment, combien de fois ? Etait-ce elle ou le contraire ? A moins que cela ne remonte à plus longtemps, avant que les maisons se referment déjà, que les chemins se tracent dans l'usure et dans le regret de leur virginité, avant le chaos, avant le train, avant les malles de tissus entassés pour plus tard et sans doute même avant le froid de l'hiver lorsque les singes remontent dans les arbres parce qu'il n'y a pas encore de majorette bleue.
C'est cela qui s'appelle vivre une longue histoire, une sorte brillante, tout au long des planètes millénaires, poursuivie pour longtemps, jusqu'à hier, bien qu'il ne sache pas le reconnaître du côté des iris, avec son front moite et ses cheveux frisés en touchant le bleu de méthylène de ses doigts, la première fois qu'il l'a vu, froncée près des sourcils, frissonnante de recherches têtues, dans les piétinements de sa colère contenue. La prochaine fois qu'ils se reverront, elle sera peut-être le petit garçon et lui l'autre, ou encore un autre, bien que ce soit elle, ou le contraire ?
Elle y pense en le voyant passer dans le couloir, avec sa mère gantée de blanc. Elle voudrait l'appeler par son prénom, ou par celui de son grand-père. Elle sait qu'il a fait partie de sa famille, en rêve, ou il y a bien longtemps. C'est assez pour expliquer dans un monde rempli de sensations ordinaires. Il vaut mieux se taire et imaginer que les iris sont de l'autre côté du ballast, inventés pour les besoins de la cause, contre une autre image.
Elle préfère reprendre son voyage fictif, parrallèle à sa fugue. Elle pose sa tête confuse contre les accoudoirs en simili cuir. Les secousses et les bruits des fourgons, les sifflets de la locomotive font un arrière fond à l'excursion qu'elle recommence dans sa tête.
Dans l'armoire de ses appréhensions du moment, elle a sélectionné l'habit la définissant au mieux, et dans le garage elle a pris la machine exacte, que ce soit une bagnole sans histoire, un sleeping de luxe ou autre, qui va la transporter, là où elle doit aller. La croisière instantielle débute enfin.
Le démarrage est lent. Le trajet se présente toujours de la même manière, avec une cartographie simple et un circuit limité. Au départ, se trouve une plaine, la route est droite, le paysage est plat. Ni arbre, ni maison n'orne le désert sec. Le silence souligne l'attente de la véritable aventure. Il fait à peine jour. Le conducteur somnole dans sa nouvelle installation. Sans entrain, la voiture d'emprunt se met en marche lentement. Bess roule, pendant un moment sur une piste horizontale, mal définie. Les panneaux de signalisation indiquent que l'on se trouve dans la zone L. La lettre est choisie pour signifier la latence. L'altitude et la latitude sont à zéro. On ne voit rien de bien stimulant pendant la traversée, jusqu'à ce que se distingue une montagne. Petit à petit, l'environnement change.
Lorsque Bess aborde l'ascension progressive de l'arrivée de sa nouvelle information, une certaine animation la saisit. Le paysage lui semble tout à coup terriblement réel et vivant. La voiture grimpe gaillardement un chemin en assez bon état. La rampe est en ligne droite, sans lacet. Bien que le sentier devienne de plus en plus escarpé, elle se réalise pleinement dans sa course. Elle cherche à rester sur sa lancée, sans ralentissement, jusqu'au somment de la crête, dont on aperçoit l'arête scintillante briller dans la lumière grandissante.
Sur une banderole joliment colorée, le nom de l'endroit se détache en paillettes brillantes : " Bienvenue au Mont Création". La première lettre se souligne gaierment dans le soleil levant. En pleine forme, la voiture, qu'elle soit patache déjetée, ou berline clinquante, recouvre un moteur nerveux de Formule 1. Le temps est magnifique. Le moral se maintient au beau fixe. Le ronronnement est au rythme de la butée. L'astre solaire, chaleureux, exalte les couleurs des nuages rosés, des charrues rouges à filets bleus, des chapeaux champêtres que les autochtones exhibent fièrement, en faisant des signes amicaux de la main. Les fleurs, les cascades, les singes caracolant au milieu d'oiseaux colorés, les fruits mûrs, pêches, raisins, cueillis au passage, prouvent par mille douceurs, que la vie est somptueuse, L'ambiance est brillante de vérité, dans sa réalité de bonheur ou de malheur. Heureusement, la joie est au programme pour cette fois, ce qui n'est pas toujours le cas. Profitons-en.
Bess sent qu'elle va s'amuser une fois de plus. Pourquoi pas, puisque c'est elle qui décide de son état. La journée est réussie. Le beau temps et la perfection de ce bolide, aussi robuste qu'un tank de la guerre des étoiles, bourré de provisions de bouche, prévues pour un super pique-nique, viennent le confirmer. L'engin grimpe gaillardement. Le coeur bondit avec lui. Bess triomphante, est pressée d'arriver au sommet d'où elle pourra contempler la plaine, jusqu'au delà de l'horizon. Avec ce matin de printemps, elle est tout simplement devenue le propriétaire du lieu, le roi du monde. A mi-chemin, le carter s'échauffe un peu. Mais plus l'escalade devient dure, plus il s'accroche. Lorsqu'enfin la voyageuse arrive au but, elle en est récompensée par une vue magnifique. La cible est atteinte, avec la cime. Le soleil est haut. Midi. La tête tourne, secouée peut-être par l'altitude. La performance est réussie. A l'arrivée, elle découvre un panneau marqué "Point P", la lettre signifiant, en raccourci, le mot panorama. Bess freine alors. Elle jette dans le télescope un bref regard en arrière, et inspecte le chemin parcouru.
Est-ce la fatigue, la lassitude ? La vie lui semble tout à coup moins belle et surtout moins vraie. La brume couvre maintenant la plaine et les champs, s'insinuant avec rapidité jusqu'à elle. Inquiète, oppressée par un mauvais présage, elle ne distingue plus que des silhouettes déformées par l'air chaud ondulé. Les pâquerettes assoiffées, penchent la tête. Elle s'aperçoit que le paysage, vu au travers de l'excitation de la montée, n'est pas aussi fantastique qu'elle le croit. Le "Point P", après mise au point, rend sa vue plus terne, moins touristique aussi. Les singes ne sont plus que d'affreux macaques pelés et malades. Les sources limpides crachent en réalité une eau boueuse. Son oeil, terni par un éclat de miroir diabolique, contemple à travers un prisme de laideur, le ciel entourant à la fois son personnage, ses habits d'emprunt et sa voiture de location. Cette exaltation confiante, sans fondement, cette griserie d'une victoire somme doute banale, est seulement devenue la vision de son état fini. La connaissance de cette promenade, en fait déjà un souvenir, en train de figer les photos des étapes pour les classer dans un album. L'animation tombée, Bess se voit jouer son rôle de jeune freluquet naïf et benêt, devenu vieux barbon sur le tard. Ce regard d'elle, sur elle, hors elle, la fige et la détruit. A la saturation de la puissance de création, elle éclate avec le "C" de la banderole, comme une baudruche.
Commence alors, sur le versant opposé, une déstructuration de descente vertigineuse. La carte apprend que cette portion en pente de l'autre côté de la montagne, s'appelle "Secteur D" avec le signe D pour dégringolade. Le soir tombe plus vite que prévu. Elle n'a pas envie de chanter cocorico. La lumière décline. Il fait froid. Les alentours sinistres la dépriment. Le parcours, assez mauvais au départ, se dégrade rapidement. La route plonge dans un abîme de défaite, par une chute désespérée qui semble ne jamais devoir finir. L'accélération démentielle, négation à la force de sa déstruction, transforme la promenade joyeuse, en un trou noir, avalant par multiplication, le personnage, ses hardes, ses bagages, sa bagnole et sa réalité. Tout a une fin. Le gouffre qui engloutit, avale, dévore, digère, dissout, se termine dans son inéluctabilité. Elle aboutit, après s'être rayée des vivants, sur un plat terrain mollasse, qui l'aspire, l'enlise. C'est de nouveau le "Lieu L" de la latence.
La lune s'efface, avec sa voie lactée, ses mousses d'étoiles, sa nuit constellée. Plus de bruit. On n'entend, ni ne voit plus rien. On ne distingue même plus les mains sur un volant disparu, ni les vêtements sur un corps inexistant, pas plus que les valises posées sur le siège évanoui. Bess va jusqu'à s'anéantir dans un arrêt de sensation. Plus personne, fini, enfui, effacé le particulier appelé "Nul", sous le nom de Bess et qui ne se nomme même plus "Personne". La place privilégiée est déjà gommée de la planète, de tous ses univers parallèles. Plus rien n'existe jusqu'à ce que le jour se lève de nouveau, avec un voyage neuf en perspective.
D'ailleurs, de nouvelles nippes l'attendent déjà, avec un futur choix à faire. Dans le sous-sol, des moyens de transport inconnus sont prêts pour le départ suivant. Elle va devoir faire un parcours différent, avec les mêmes escales, la même montée réaliste qu'elle décidera joyeuse ou triste, dans l'exaltation de sa croyance en cet instant. Puis viendra la cristallisation de ce prochain moment, tombé sitôt atteint, avec la même chute de désespor et la même mort de l'information qui, pourtant toujours pareils, ne seront plus jamais semblables.
Chaque fois que la route redevient plane, elle s'amenuise dans le désert de sable sec, pour mourir au bord d'une falaise. En bas, loin de la faille, une auberge est prête à recevoir les prochains voyageurs, d'une destinée momentanée. L'identique croisière est déjà organisée, avec la prévision de l'escalade d'une montagne inconnue au tracé similaire. Bien que l'on reconnaisse les malles dans le débarras de l'hôtel, les machines dans les boxes, qui peut dire qu'un homme invisible, n'existant que par le choix de ses revêtements, véhicules et trajets, se tient semblable à lui-même ?
Avant de rendre agréable le malaise que la question soulève, Bess se gratte une dernière croûte. Ses voisins de banquettes regardent leur montre. Le tout petit garçon repasse dans le couloir. Il ne la regarde pas. Elle le voit, comme autrefois, se serrer contre elle, debout et poser sa tête contre sa jambe. Elle sait qu'il fait partie de sa chair, ou même plus, quand elle était petite et lui, autre, ou le contraire. Maintenant, c'est l'heure où les gens qui se cotoyent par routine, ont peur, en dehors des tanières. Généralement, dès l'horloge des pantoufles, on découvre partout, des chaussons, des bandeaux et bandes pour la poitrine, des oeillières et mitaines portées sur les doigts boudinés, serrés, caustiques, acides, crevant le coeur des fleurs en papier, déployées rapidement dans l'eau brouillée, devant les chiens. Bess pense que l'idée de chiens vivants à l'extrême, est intéressante. Il faut s'y cramponner, comme à une idée de l'idée englobant un élément qui englobe lui-même un élément de plus, semblable et différent pourtant, ne serait-ce que par la taille. L'entêtée, devenant jusqu'auboutiste, posera comme condition, que le tout n'est que le tout et non plus la fameuse antithèse de son antithèse. Certains, et il y en a de moins en moins, pensent qu'ils sont solidement personnalisés, dans le seul moment de leur mise au point, le reste n'étant que des états les mettant hors d'eux-mêmes. Les autres croient que même la réflexion est un état.
De marche en marche, de vol en butinage, perdue dans un amalgame vivant, Bess se crée en l'insant. L'observateur trouble l'expérience. Les entités absolues n'ont plus de valeur. Les uns, les autres se contractent en une seule cause. Une eau chaude reconnue à 38° par le thermomètre est inséparable de son témoin. La température désigne l'ensemble thermomètre-eau. Ceci modifie cela. L'état de Bess s'intéressant à Bess, transforme Bess.
Elle voit se dresser devant elle, comme une armée en marche, ces enfants, ces savants, ces poètes, ces chefs habillés de casaques militaires, de robes de bal chiffonnées, de capes voltigeantes, de capotes fourrées. Ils avancent vers leurs montures, chars, poussettes, bicyclettes, pur-sangs, aéroplanes, pour se mélanger entre eux, explorateurs éperdus, meurtris, multiples, qui sont les multitudes de ceux qui l'entourent et qu'elle représente à elle seule, tour à tour.
Quelle importance ? Vivre pour Bess est plus réel que de s'enfermer dans le grenier fossilisé, préférentiel, de son analyse. Elle refuse de se confronter à son existence impensable. Le passé-mort est créé de plus belle. La joie l'habite de façon non mitigée. Adieu maison de sa jeunesse, parents insaisissables, rêves de son enfance, Etienne de son éveil adulte, Alex de ses découvertes dangereuses. Il est assez dur de quitter définitivement ceux que l'on aime. Pourtant elle refuse tout en bloc, pour ne plus être que ce train-univers qui l'emporte ici et tout de suite, vers la création future de son présent inconnu.
La page tourne sur le mot fin. Alors le lecteur meurt avec le livre. C'est bien fini pour ce coup-ci. Or, n'est-il pas possible de croire que tout peut repartir avec une autre histoire, un autre mouvement, dans une aventure vivante, qui ne demande qu'à être passion ? Chaque fois que Bess crée quelqu'un, il existe pour toujours avec elle et elle ne peut plus s'en passer.
Episode 28
Un ravalement d'immeuble comme on en fait peu, véritable baraque foraire de 14 juillet, HLM scintillant d'activités nettoyantes et terrestres, poutrelles métalliques érigées, hommes liges en tenues blanches de guerriers scaphandres au pied des falaises, l'échafaudage face nord-est, barre après barre, rivets devant la craie en montage d'écume, particules de peinture sèche, molécules de béton flottant, crampons bottés, en silhouette l'échafaudage dos sud'ouest se découpe sur la tranche des escarpements érodés, abrasés en arrondi, blanchis d'un crayeux gris fané, sommet crû décalqué sur le bleu clair d'un vent tyranique venu du large. En tintements galvaniques, tubes en tubes, cible claire contre les coques nickelées l'assemblant branche après branche, grimpée en reflet de feu, de main à main dans la levée, marrée montante avec deux hommes vers les autres qui les attendent, un dans l'escalier de fer des soudures étanches, coeur essouflé en arrondi et sèchement grandi par l'oxygène âpre de l'air des cimes, tous frères, mains élargies dans les mouffles platines de l'équipement ouaté. Du milieu des escarpements, du pied des montagnes de sable ancien qu'a frisé le rebord de l'eau retirée depuis des millénaires que le matin aspire en pétillement plat, en triangle horizon devenu liquide, du cap immobile et sage qui regarde le petit friselis humide de son ventre, du galet rond, de l'algue sèche qui se gonfle de sel, de la poussière, des vents soufflant vers le haut des crêtes, le regard aveuglé de gouttes d'eau, les scaphandres aériens, main après main vers le soleil caché par le rebord sale, contre l'ourlet crayeux du mur, se sont posés sur le sommet. Hourra ! La foule crie, agitant les bannières, des jets de pierres en assomment plus d'un, qu'importe, on est toujours trop nombreux. Là-haut, un petit coup sévère de libation après l'effort, verre qui trinque contre le quart de rouge, Bacchus devant Hercule pour fêter virilement le futur exploit planté d'un drapeau. La ville collée derrière, fait confraternellement corps, représentant en construction grotesque, château difforme de toits et de toits plats, donjons accolés aux immeubles modernes, un ensemble imbriqué comme du temps où Bagdad la magnifique sa soeur, emplie de marchands, de vizirs, de femmes voilées passant de terrasses en terrasses, colportait les informations précieuses, comme de ces siècles reluisants sur lesquels descendaient des nuits étoilées où Bagdad la bleue jumelle avec les minarets en plus, lui envoyait ses présents de l'au-delà des mers.
Cet amalgame édifice abrite, on s'en doute, des milliers de pièces diverses, chambres multiples, alcôves, offices, officines, cuisines, antichambres, salons dorés, pauvres mansardes, enfilades de compartiments, recoins, réceptions, apparats, chacune représentant un emplacement spécifique, ambiance, odeur, onde comprise. Devant cette vision mijotante, l'oeil s'ébaudit de la ressemblance avec la proposition d'une maison cervicale de quatre-vingt-seize compartiments, chacun représentant la possibilité de position d'un être à chaque moment de son existence, situation définie d'une manière classique par trois paramètres d'une entité invisible embrassant la femme vierge ou non et ses progénitures. Ayant ajouté quelques paramètres supplémentaires, thèmes, ascendants, prévisions astrales pour la journée, rythmes biologiques, réactions physiologiques, situations de terrains, quartiers de lune personnalisée, Bess accumule illico quelques ingrédients diversement subtiles, la baraque limitée primitivement se retrouve démultipliée, devenue cette cité adonnée au gigantisme exponentiel qui s'étend à la vue, dans le désordre de ses ravalements.
Un individu sort de l'une de ces échopes, Aldo illustrant fort à propos la scène, jaillissant de sa cuisine où en vrai scorpion il gratinait une décoction asphysiante de poivre vert, poivrons farcis de piments rouges, moutarde forte, éjection violente du juste qui enguirlande les ouvriers pour l'adjonction à sa tambouille de ciment en poudre, projection déplaisante, pas tant par la couleur ni pour l'âpreté, mais par la consistance. Il projette la casserolle éclaboussante de sauce, dégât théorique, plus significatif qu'une action de jeter à bas, oeil incendiaire plus absolu qu'un anéantissement de frelons par les pompiers, dévastation totale, extermination guerrière, avènement même d'une dégradation jusquà la dissolution de ruines par le temps. Il court dangereusement derrière le vieux du groupe toutefois plus agile que lui sur ce terrain branlant au-dessus du vide et se résigne à se raccrocher désespérement au balcon voisin pour pénétrer dans le casier de son humeur suivante, suite logique sur la ligne de massacre, descente au-delà des enfers selon la formule consacrée, vers l'étalement inexorable d'une nullité devenant absence.
En effet Madame Absconce le calme par un bon coup de whisky et, sorti d'un état dépressif, il devient miraculeusement, enfin pour combien de temps, quelqu'un de réfléchi jusqu'au prochain retour tumultueux, à moins qu'il ne se décide en cours de route, sans beaucoup de chances pour cela, de prendre cette seule porte de sortie, ouverture ultime menant à l'initiation totale de la communion avec l'éther. L'entrée existe pourtant, il la franchira un jour ou l'autre à force de passer devant, en allant à son travail tous les matins. Il suffirait que la curiosité le prenne de chercher à rencontrer chaque atmosphère cachée derrière tous ces panneaux signalés à sa vue, et aussi bien d'autres encore. Alors commencerait une aventure sans fin, car après son habitation à loyer modéré d'une centaine de places, il voudra connaître les maisons avoisinantes, les trois mille six cents ambiances feutrées intimes et personnelles de la place, puis pourquoi pas les indestructibles., les indéfinissables, les insaississables, les quatre-vingt-seize millions de notifications précises que les éléments interplanétaires lui proposent dans un rêve de consistance. A force de fracturer les serrures, il cherchera alors les détails de chaque emplacement, son fonctionnement, son pourquoi, c'est là que Bess l'attend, dans le hurlement strident des machines à projeter la colle à ravalement, raclant tout sur leurs passages, volets non protégés et intérieurs violés jusque dans les tiroirs à secrets, lingeries fines, caches à trésors, dessinant dans les détails à grands traits directement dans la page vierge de son cerveau à peine nettoyé par les grandes eaux, le schéma type d'une de ces fameuses chambres dont on parle tant du dehors, mystère ne décevant pas les prévisions les plus folles, les détails les plus curieux se trouvant dans la composition du mobilier, les murs n'étant que d'immenses placards formant des cadres théoriques, descriptifs de l'état acruel que l'individu occupe au moment où on l'observe.
En en ouvrant les doubles fonds, on déboule sur une immensité insoupçonnée, cette petite pièce s'écartant sur des formes de construction, jardins, environnements sociaux, urbains, planétaires d'un seul moment, étoiles et toiles, décors construits pour une seule représentation, montagnes et rivières, peuples et cimetières compris, avec en transparent le circuit phénoménal tout terrain, emprunté par les informations en voie d'élaboration et qui débouche sur une situation donnée. D'une alcôve symbole de l'instant présent, on débouche sur la ville cosmique que cette minute cache, avec l'aventure totale qu'elle représente, brève et pourtant complexe, véritable stade international. Au-dessus de la piste olympique, sur la droite personnelle du moment intime, les tribunes aménagées en gradins derrière leurs verrières translucides ou opaques en plans de caches, reçoivent en invitées toutes les mémoires visionneuses qui, de leur emplacement privilégié, ordonnent de là-haut et à grande exigence, la circulation des informations engagées sur les champs de course bourbeux. Brouhaha indescriptible, commentateurs, mécaniciens, coureurs, organisateurs, spectateurs, marchands de frites, stands, gradins, tous craquent, remuent, frissonnent et entrent en interférence.
La première épreuve commence, consistant en une priorité dans la sélection des concurrents. L'information numéro un de l'Aldo du moment, fillette banale mais très performante appelé "J'AI FAIM", se présente au pesage, passage sombre en forme d'entonnoir, sorte d'embouchure rétrécie menat à la case Accept. Si celle-ci est libre, la petite "J'AI FAIM" y pénètre. Elle y est soupesée comme élément non encore identifié, puis ditigée vers le casier des comparaisons. Grand branlebas de combat dans cet antre fabuleux. Les mémoires intéressées par cette arrivée, vont chercher dans le stock chronologique de la gigantesque mémoire "Cerveau" ou de préférence dans le classement par analogie de la bibliothèque de l'archiviste mémoire "Classeur", les fiches qui leur semblent adéquates pour les mettre en face de l'intruse anonyme.
Une grande contreverse anime alors généralement ces dames. Il faut tout d'abord savoir quels éléments choisir, puis déduire astucieusement de cet affrontement, en quoi "J'AI FAIM" s'assimile aux éléments choisis et en quoi elle diverge. Chaque résultat donne lieu à une nouvelle naissance jusqu'au stop par cessation de désordre, sanctionné par la mémoire "Equilibre". On habille la candidate enfin admise, avec les échanges définis par les présentations et la voilà lâchée sur la piste en tant qu'information estampillée légalement "FAIM", pour voir qui, d'elle ou des autres bolides va remporter la course, lutte consistant en une épreuve de rapidité, réflexe, justesse d'assimilation, aller-retour compris, sorte de passage de flambeau, parcours du combattant pour le ou la candidate sont le nom est inscrit sur le casque, estafette de la communication entre les éléments extérieurs aux tribunes et à celles-ci. La victoire est assurée lorsque le coureur revient premier avec l'accusé de réception créant la partie communicable des deux échangeurs, cachet de la poste faisant foi.
Aldo ayant reconnu son information de fringale se prépare en toute quiétude un sandwich à l'ail pour remplacer ses poivrons gueule de feu farcis à la provençale, sans se douter que son circuit intérieur analysé par Bess se dissèque de lui-même dans sa simplicité. Voilà à quoi peuvent rêver les jeunes filles. Certaines rêvent à de banales affaires de prises goulues de possessions castratrices, basées sur l'envoûtement du quotidien resserré autour d'un égo féminin entretenu par un détail vestimentaire, nourricier, ou autre ; d'autres rêvent d'une façon plus insolite à de rudes joutes sociales sans aboutissement concret autre que d'être encouragées par la démarche politique virilement vouées au paradoxe de l'impasse ; les dernières enfin rêvent simplement, tout comme Bess, tournées à des évocations saines de circulation avec ou sans problème de blocage, embouteillages menant de toute façon à l'établissement de sa fluidité, complément indispensable à sa bonne santé, rêverie bonasse, rieuse, adjointe à la contemplation des immeubles citadins ci-devant, ville méridionale préfigurant les autres cités de l'Europe à l'Asie, vision cinématographique facile à comprendre, si l'on aime les images symboliques ; c'est pourquoi rien n'est plus simple que l'évacuation de pensées vers d'autres horizons, pouvant englober un gratte-ciel plus haut que celui-ci, soixante-huit étages au moins dont l'échafaudage monté le long de la corniche, prend son appui derrière le toit en terrasse sur une plateforme de deux mètres carrés accrochée au rebord d'une pierre formant aspérité au-dessus du vide.
Bess en rêve brusquement. Au-dessus d'une sorte d'ensemble de poutrelles en forme de grue démontable, un menu siège arqué comme une selle de pur-sang arabe, se penche contre la caméra, en bonne visibilité. Bess prend place à côté du caméraman, assujétie solidement au cran de sécurité, elle s'attache sur le vide, l'oeil sur la lunette de visée. Le mécanisme se met lentement en marche, docks, port, statue centrés dans l'objectif en départ de course, plongeant graduellement le long de Central Avenue vers Chistopher Park, bruit ronronnant de l'appareil entretenant le vertige. Les trois pâtés de Cross-Circus se détachent un instant sous la prunelle, glissent vers la gauche, vision panoramique s'étendant en basculant. Cul par-dessus tête il faut planer, oiseau arraché par trois fils en croix an bord de la façade. Le ciel, les immeubles, puis les immeubles inversés et le ciel, la caméra, les poutrelles descendent dans l'abîme. Deux fois le bruit d'un avion sans pour autant être visisble, puis distinctement cadré, scintillant au-dessus de la mer, flèche rapide aspirée par le rayon photographique de l'appareil, préparation de la détente des zooms, objet grandi, grossi, disparu, un simple choc. La vue, cinéma mouvant et objectif emplie de ciel, maisons, ouvertures, arbres en zinc par surplus, tourbillonne abruptement, temps suspendu aidant à planer, arrêté au sommet de sa respiration avant de se renverser, tomber en oiseau léger fatalement déçu vers le point brillant et bruyant d'un océan de lumière tracé à l'infini, du haut des soixante-huit étages vers la chute définitive au pied de la pierre. Tout au long de la chute, Bess ravie, se refusant à croire à une normale défaite catastrophique, attend que le point strié en ombre de la descente défilant sur les pans du building, s'ajuste dans sa mémoire à l'image de l'oiseau réel plongeant sur le sandwich que la main d'Aldo porte à sa bouche sans deviner le tonnerre que cet acte désinvolte déclenchera aussitôt chez un pessimiste tel que lui, bloqué dans cet instant présent.
L'horrible cri déferle sur la rue de la Sidérurgie jusqu'au balcon de la Bastide, franchissant la vallée, courant sur l'océan de l'autre côté des mers, faisant revenir le corps astral de Bess en parfait état de marche, pile en face du bâtiment allumé en chaîne de haut en bas des étages, sur les ouvriers jambes ballantes entièrement dégagées, lâchant par compensation et surprise leurs gamelles de la pause midi sur la tête du frustré qui n'en veut pas, raffinement oblige, et qui réintégrant toutes ses propositions se tord d'invectives venimeuses sous la pluie de projectiles divers, accessoires de mécaniques, machines outils, freins de sécurité sautés par détentes nerveuses de place en place, chevilles ouvrières perdant pied en se balançant au bout des fillins de sécurité, contenairs éclatés, colles et pinceaux en voltiges aériennes pour jaillissements de volcans modernes, feux d'artifice de jurons et rivets claquants malicieux, pans de terrasses s'écroullant par plaques, spectacle de haute couleur pour qui sait l'apprécier de loin avec une bonne place de premoer rang, comme Bess réussit à faire généralement avant de se jeter dans la mêlée en tant que secouriste amateur bénévole, maladroitement ailleurs en innefficacité et momentanément distrait, troublé par la situation.
Episode 29
-- Gofie et Gomy sont dans un bateau. L'un deux tombe à l'eau. Qu'est-ce qui reste ?
-- Pince-moi. Les jumeaux Go ne bronchent pas sous les pinçons. La taquinerie niaise tombée à plat, ne les fait même pas sourire. Il faut faire très attention avec l'humour, certains en abusent par héridité. Dans la branche cousine, deux authentiques rigolos quasi professionnels soulevant l'unanimité neuf fois sur dix contre eux, se sont mariés. L'erreur, ils firent cinq enfants qui se fendirent la gueule à plus se supporter entre eux. Voyez le résultat, un d'un côté, les autres au petit bonheur, aucune cohérence et par ces jours minutés, on ne sait pourquoi, pour être de carnaval, où l'harmonie est aux jeux frustes, époque de plaisir et d'amusements rudimentaires, ils arrivent dans la famille même à faire tâche par faute de goût. Par grâce pour eux, ils ne sont pas les seuls de par la ville, dans cette cohue méridionale où la mascarade, les déguisements descendent dans la rue avec les pères et mères de famille endossant pour accompagner la jeunesse les costumes traditionnels, soufflets en main pour poursuivre leurs victimes à coup de crachement d'air sous la jupe ou dans le cou. Les défroques audacieuses, malabars aux ceintures et décorations de rubans peints de scènes licencieuses croisent vivement les porteurs de lanternes en papier en forme de quenouille, les arlequins et colombines pour des assauts de danses soulignées de tambourinades, d'offrandes mignonnes de jus de rouquin, cette purée de septembre accueillie à toute heure par de bons vide-pots appréciateurs de culs de bouteilles souplement occites en partisans assidus de la dive, pour cette foire du "Je va, je vais et je reviens" enflée de fierté comme joueur de cornemuse en goguette . Alors que la ville danse, dans les ruelles, les allées et les maisons, ici ou ailleurs, les familles de concert acceptent d'accorder un ultime délai aux petits par permissions exceptionnelles de nuit pour jouir des kermesses, jouer des pièces de comédie ou des pantomines, pastorales attardées profitant de l'occasion du travestissement. Bien que la nuit s'avance, les pétards claquent encore impunément dans les mollets, dans les vases, verres, boîtes aux lettres, faisant exploser maints récipients, sciant les vieillards au jarret, striant les trompes d'Eustache de chacun dans des hoquets incontrôlés, rendant dans un délirium tremens les chiens affolés, sensibles aux utra-sons, tirant ventre à terre leurs maîtres à bout de laisse, et traînés en tous sens parfois à même le sol.
La terrasse du haut de la Bastide s'est tranformée, cette année encore, en théâtre, rideaux noirs agités de soubresauts de bonne augure, grande folie, nippes friponnes, souffleur affairé à retrouver ses partitions détournées par vengeance, vedettes d'un jour réclament en divas, leur verre de sirop avant les trois coups, affolement de dernière minute, est-on prêt, il fait y aller, fanfare éclatant nerveusement alors que les spectateurs familiaux en sont encore à se héler joyeusement ; c'est parti en gloussements, spots colorés, gestes déliés, scénario familier, personnages campés fortement dans l'improvisation avec l'inquiétant "Baron Pépin de Citron" en tête, chargé de son symbolique message, vie future embryonnaire contenue en cette enveloppe lisse giclant vite entre les deux doigts, écoeurante de ses mystères fécondants, face à une demoiselle "La Fraise", gracieuse et masquée, maquillée pour être méconnaissable jusqu'aux yeux et même par-dessus généreusement, pressée par "Guignol" d'une galanterie que l'on jugerait obscène, n'était l'âge tendre des jeunes acteurs. Le gendarme qui cherche sa rosée, madame " Gnafon", bien connue de certains, suivis de comparses plus novices, campent la situation dès le début dans un éclectisme bienveillant et fuyant de concert devant la "Mauvaise-Odeur", rôle délicat s'il en est, que seul le plus jeune comédien de la troupe sait tenir parfaitement dans son innocent ravissement devant les interjections écoeurées, nées de son approche et, soulignant les cris pouah, beurk, la fameuse réplique qui en comble plus d'un : "Mais d'où vient donc cette Mauvaise Odeur ?"
Ce soir, le dialogue plus fourni que jamais, relance magiquement les débats. Gofie en elfe "Origan", juché fièrement sur son destrier noir, un balai à tête de branchages fleuris, caracole terriblement, provoquant de piques perfides ses camarades, compatriotes, adversaires, chanteurs, danseurs, public, sans résultat comme d'habitude, passant inaperçu, ignoré. Un elfe sans consistance réglementée n'existant pas, les virevoltes restent sans effet, nullité, friselis vagues, évoluements piano-piano malgré le bruit enflé, multiplié, propagé de-ci de-là, effets de lumière, émotion, faux fracas, grandiloquence sans contenu. Bess est surprise, un air connu, elle retrouve, croit voir, imagine, dans le fatras en montage préfabriqué par la mise en scène des deux Go, la transposition en fa mageur du circuit affiné d'une information experte. Classiquement tout y est, juste la temps qu'il faut, dix minutes avant l'entracte, pour opérer librement devant elle, sur scène, la donnée suspecte incriminée, le sylphe "Origan", celui qui n'a pas de réalité, l'invisible pas reconnu par ses pères puisque jamais vu par temps clair. Même au commencement.
Dans l'éclairage des projecteurs colorés en dégradé de vert et de jaune, Golfie-Origan voltige sans qu'aucun autre rôle ne le rejette. Josée vêtue de feu, figurant la mémoire d'urgence, somnole dans le coin côté cour du plateau, signe que le programme présenté en priorité par Octavie est tout à fait convaincant, cohérent, sans affolement, marié à un ensemble sain, harmonieusement intégré. Les spectateurs se trouvent devant une séance de vie courante, prélude à l'agitation, le calme précédant toutes les tortures. Pour l'instant, choeur de chants folkloriques, chorégraphies prévues, corps homogène du ballet fonctionnant sans hiatus, allant de Sabine, annulant juste ce qu'il faut des gestes en trop risquant de compromettre la balance des autres, face à Agnès celle qui survole vers les buts, longue et sage mémoire, jusqu'à Sarah distribuant le vin de la vie en thérapeute avertie, occupée ici à ne soigner qu'inperfections mineures, ne songeant qu'à vivifier par ses dons et libations les éléments parfaitement souples. Même Claire, tranchante et décidée, glaive flamboyant en main, s'est assise dans son coin, sans travail ni souci, laissant agir le tout venant, champ libre à la création, ne donnant son coup de pouce à l'action que pour aider la liberté créatrice de l'improvisation des tous petits vêtus en angelots rigolards. Le beau schéma se déroule sous nos yeux, scène flashante, illumination de la comédie tragique de l'elfe non-reconnu pour cette raison fulgurante qu'on ne le connait pas, telle la casserole placée sous le nez que l'on cherche en vain dans le placard de la voisine sans la distinguer, chose devenue invisible de par son incommunicabilité inhabituelle, représentation calme du premier élément de ce circuit classique.
Le public patenté, de parentées diverses, fraternel par le sang et les alliances, venu parfois de loin, frères étrangers par manque de fréquentation, aïeuls imprévus amenés par convois sur des chaises percées pour faire une dernière fois la connaissance des rejetons de la famille, présentés aux feux de la rampe en fière lignée bien portante avec des bajoues remplies de châtaignes, nez roses perlés de lait, derrières debondis, nourris, emplissant les culottes jaunes rayées de blanc, nouées de noeuds en rubans de soie, galops timides sur les planches face aux géniteurs gratifiés, assistance familiale en parterres jusqu'aux balcons, des nounous satisfaites de leurs poupons braillards aux filles de cuisine intérimaires dont les yeux s'agrandissent de tant de splendeur miroitante, représentant à eux tous, un corps entier, cellules multiples et diverses de cet individu d'un soir dans lequel circule avec cette affolante hésitation, l'information informelle. Doit-on ou non traiter cette combinaison redoutablement inquiétante d'un sillage réel, compagnonnage dangereux, capable de faire vaciller par son insolite proposition, la chandelle clignotante de l'esprit perdu dans cette savane inconnue, réalité des êtres irréels, limites des confins du pays répertorié, sables mouvants dans lesquels la main de l'homme n'a jamais mis le moindre doigt.
Bess voit oncle Ernie rire au premier rang, en solide gaillard ne distinguant dans l'elfe que chimèr et jeux débiles. Son circuit type privilégiant les structures en place ne gardera aucune trace valable d'incohérence dans sa vision azuréenne. L'évocation de la réalité des korrigans, fées, fantômes, esprits de toutes sortes, ne présentant aucune urgence, sera normalement écartée par sa mémoire, soutenue en cela par tous les autres. Bess, par contre, ne suit pas le tracé conforme en entrant dans le jeu des priorités de mémorisation, d'après la construction de leurs programmes préférentiels. N'employant la rigueur qu'occasionnellement, à l'opposé de l'oncle Ernie, elle se trouve au coeur de l'harmonie des interférences en complète fragilité et instabilité. Moins les positions sont solides, plus les mémoires s'interprogramment entre elles. En allant plus loin dans ce jeu de balance intellectuelle, on rencontre, proche d'Ernie, sa femme Ermance éloignée d'un cran, dans ce double point immuable.
Mais c'est sûr que l'elfe existe, je l'ai touché. La clameur coïncide avec l'apothéose en fin de spectacle. La théorie quantique supposant un principe d'incertitude vient à point pour dérouter l'esprit d'Einstein qui a pourtant appris depuis peu à jouer le monde aux dés avec Dieu, les jumeaux Go le savent et l'annoncent élégamment en rossant le gendarme avec l'aide de Guignol, pour facilitation de passage forcé sur les circuits inter-neurones au niveau des aiguillages, hypothèse scientifique séduisante s'il en est, bon chic, bon genre dans sa sobriété lumineuse, même si, mis à part quelques initiés, la foule restée en dehors des découvertes cybernétiques, informatiques, mécaniques ou autres, n'ayant rien compris à l'antithèse ne sachant pas qu'il y avait une thèse, se console en se précipitant sur les sandwichs. Il faut bien se réconforter de ne pas vraiment saisir ces jeux bizarres de ces enfants du siècle qui sont toujours un peu les enfants diaboliques, et quel moyen que la nourriture pour se rasséréner, soulager, calmer, apaiser, distraire. Chère mangeaille, aliment sacré, pitance taboue, que de meurtres l'on commet en ton sein rituel adoré par substance, que de génocides économiques l'on règle en ton divin nom.
Episode 30
-- Veux-tu un bonbon ?
-- Non, merci.
-- Tu es anglaise ?
-- Mais non. Pas du tout. Elle est suprise. Peut-être ses cheveux blonds frisés sont-ils la cause de la méprise ? Les quatre garçons de douze à treize ans assis à la table à côté de la sienne lui sourient, placés dans ce coin du restaurant chic de la patinoire. Ils ne sont, à première vue, ni très élégants ni même très propres, quoique l'on sente qu'ils se sont mis sur eux ce qu'ils avaient de mieux. Bess leur rend leur sourire, étant justement en train de penser qu'il faudrait que les gens soient moins ronchons. De l'autre côté, une fille boudinée -jupe de patinage endimanchée, gants blancs, tricot lache et crème à grosses mailles mode- tient par la main un garçon qui regarde ailleurs, gêné quand la fille se serre contre lui et puis hop, un bref coup d'oeil plein d'amour, d'émotion retenue, jolie tableau. Il vaut mieux donner dans ces échanges d'affection, car si on se laisse aller à penser à toutes ces damnées personnes, tout à fait pénibles, qui ne sont pas supportables dans leur haine comme Alex qui la regarde d'un air si barbare parce qu'elle ne veut pas aller sur la piste avec lui pour souligner en banal faire-valoir, quel remarquable surfleur il est. Elle a mal aux chevilles, avec des patins trop petits. Il n'a qu'à évoluer avec Connie la championne de la station, pérorant dans sa luxueuse tenue brillante, rien sous la veste blanche où l'on peut voir sa peau crémeuse, les bas chatoyant sous la jupette plissée dans les hautes bottines allongeant encore ses grandes jambes. Fameuse, miroitante et fumeuse, Bess se recroqueville en une immonde attitude, ce qu'elle désire, plus pratique pour tout finalement. Le clinquant avec ces voix haut-perché, précieuses, pleine de miel confidentiel pour murmurer qu'il faut mettre le talc dans les interstices si l'on ne veut pas souffrir à l'entraînement, la plante des pieds surtout, trempage dans les bains d'acide sulfurique ou quelque chose de moins corrosif mais avec le même genre de nom. Elle en perd le fil dans sa réflexion.
-- Ils sont comment tes pieds ?
-- L'objet de soins attentifs. Plaisanterie ridicule. Alex s'en fait éclater la rate, puis se renfrogne. Gracieusement Connie part sur la piste jouer au chien fou, jeu rapide qui consiste à viser une victime avec une balle molle. Personne n'a encore réussi à toucher la vedette de la glisse. Ils s'y mettent à plusieurs. Elle file, voltige, attire les regards et les projectiles. Est-ce l'énergie qui donne du mouvement à sa matière ou le déplacement qui fabrique de la force énergétique, question pas si simple ? On peut croire que l'essort et les ondes légères du ballon ne font partie que d'un seul et même ensemble. Bess voit bien que non. Si elle place un quorum de dynamisme dans un solide comme matériau sur la courbe du ballon, courbure elle-même placée sur une plus grande ligne inscrite dans une volute supérieure plus générale qui régit de proche en loin toute la stratosphère avec le reste, la petite arabesque de la jambe de la célèbre Connie, athlète tous terrains, va naître, mourir et disparaître en ne parcourant qu'une infime partie de la grande spirale cosmique. L'impulsion suivante prend le relai en coupures, faille, chevauchement et aléa superficiel.
Bess devine par transparence subite que l'énergie du mollet musclé entraîne la matière tranchante du patin vers l'essort en particules de fer, fabriquant la volonté qui le pousse tout simplement jusqu'à saturation du transport, puisque la circulation suit sa propre sinuosité avec déplacement plus ou moins intense, en mouvement positif. Réconciliation des deux grandes percées théoriques de la physique moderne, relativité générale et principe d'incertitude de mécanique quantique, avec fractures présentées à chaque instant, acceptées ou non selon les élégantes lois de la tolérance, de cohérence et d'harmonie universelle. Bess en petite fille sagement mesurée admire de loin les figures esthétiquement galbées se répercutant en coups de symbale dans le monde, poinçonnant son âme par transfert de calories, la vieillissant en dame presque majeure, à près de 100 ans. Par derrière le garçonnet, celui qui a des cheveux ondulés, lui pince les fesses.
-- Tu nous plais beaucoup. On veut sortir avec toi. Elle rit, ébauhie devant ce goût mis en commun et avoué aisément parce qu'indivisible.
-- Vous avez du culot. Tous en même temps. Qu'est-ce que cela veut dire ? Et d'abord je suis trop vieille pour vous.
-- Cela ne nous gêne pas, c'est même mieux. Elle est furieuse. Ils insistent pour lui offrir un esquimau. Le plus grand ne lui arrive même pas à l'épaule.
-- Allez jouer avec les gosses de votre âge. Elle a honte de répondre ainsi, mais il le faut. Arrivé à un certain âge, toute manifestation d'amitié est sexuellement mal interprétée. On rabroue alors, code complexe signifiant crûment le refus d'une sexualité, en sortant le rapport affectif de son contexte, l'annulant, participant à la chaîne d'une société de violence, les uns poussant les autres, comme dans ce mouvement de foule à l'entrée de la piste, en gravitation, fascination, racolage de photographes, d'autographes, attisé par la surprise de la venue de ce personnage important pour la région, en l'occurence le ministre de la Défense en villégiature dans la ville, suivi d'une troupe de supporters en goguette auréolés de flashes et parmi le groupe, un individu efflanqué faisant des signes dans leur direction.
-- C'est Paulin, dit Alex sobrement. Sincère stupéfaction de Bess. Elle ne l'identifie en aucune manière et, gênée dans sa honte, avoue inconsidérément.
-- Je ne reconnais jamais personne, et là encore moins.
-- Moi non plus, ou difficilement, admet également Alex. Alors là, la nouvelle est de taille. Alex serait-il plus fragile qu'il n'y parait avec un espoir de récupération intellectuelle.
-- Toi aussi Alex, tu vois les gens et tu hésites parce qu'il faut ajuster les informations. Cet individu a les cheveux de Georges Paulin, mais Georges n'a jamais eu cet air jovial ou du moins je ne le lui ai jamais vu, ce qui fait que l'on ne peut pas être certain que ce soit lui, surtout s'il est en blanc comme aujourd'hui alors que la dernière fois il portait du gris métallisé. Tout compte fait ce ne peut pas être lui car ses cheveux sont plus foncés d'habitude, à moins que les lumières de la patinoire ne les éclaircissent présentement. Il est nécessaire de l'entendre parler pour être certain de son identité et même alors il sera impossible d'affirmer en toute quiétude que c'est bien lui. Il faut s'attendre à tant d'imprévisibilités échappant au contrôle pendant le bref instant passé à regarder ailleurs. Finalement, on se prononce pour une éventualité par décision arbitraire pour éviter de s'embourber indéfiniment, solution peu fiable. Alex veut savoir ce qu'elle entend par là. Ravie de recontrer pour une fois un auditeur intéressé, elle s'emballe brusquement dans une suffocation de débit verbal.
-- Voilà pourquoi j'oublie l'heure, le temps car les instants sont coupés les uns des autres. Je dessine un oeuf, non je vais trop vite. Les vitres colorées des projecteurs envoient des reflets qui entrent dans les yeux comme des aiguilles.
-- Alors raconte, presse Alex d'un air cruel.
-- Quelquefois on est heureux. On croit que l'on a faim ou chaud et on se rend compte dix minutes plus tard que l'on s'est trompé. On était à peine réveillé ou on avait une fausse boulimie due certainement à un ulcère. Que reste-t-il si les sens et l'imagination nous trompent, si l'image est chimérique ? L'instant est immédiat. Même pas une impression plus ou moins équivoque, seulement la sensation d'une contraction de seconde. Le poing de Bess, serré sous le nez d'Alex, se crispe, tirant les tables, le barman, les éléments avec le toit vitré, les maisons plongeantes, le ciel, la montagne, les pigeons, pour faire entrer le tourbillon à l'intérieur des doigts, le tenir bloqué sur soi-même, comme la balle en circulation sur la place glacée, que l'on attrape au vol avec chaque être, la planète et tout ce qui l'entoure.
Imagine, Alex, un oeuf sphérique, complet, entier, unique, semblable au ballon en mouvement. Autour de lui gravite la frange du surplus inconscient, indéfinissable potentiel cherchant à pénétrer à travers la coquille poreuse fabriquée de tabous. Solide à part ses trous, elle entoure le noyau conscient tournant rapidement en une immense roulette. Au moment de la contraction, l'extérieur vise les interstices, se précipite vers le coeur pour faire partie de l'instant au contact, moment fabuleux où l'on se SENT vivre. Cette aventure seule est réelle, peu importe que l'on se trompe ou que l'on têve. L'exclusive vérité est la perception de ce moment-là. Puis le rejet refusé retourne vers les limites du non-conscient et l'ensemble explose, signifiant que le moment présent est terminé. Le suivant commence avec la formation d'une nouvelle coquille.
-- Et après, continue ton histoire, réclame Alex, la poussant rapidement à parler en gosse méchant exigeant la suite, s'irritant avec condescendance. Elle hésite à poursuivre, méfiante brusquemant, baissant le ton, parlant seulement désormais pour elle-même. Après tout, n'est-ce pas l'important ?
-- Lorsque l'explosion se fait, le noyau retient en image ce qui fera partie de la réalité suivante et cherche pour facilité à présenter un instant ressemblant à l'instant précédent, la légère variation faisant croire à une évolution. Parfois un événement imprévisible dissout la coque, la déplace et la crée différente. Miracle, la transformation est alors énorme, remarquable. Des phrases populaires la soulignent : "Ce n'est pas le même homme" - "Depuis la mort de son mari, on ne la reconnaît pas" - "Depuis son accident, elle n'est plus la même". Alex pose ses yeux bridés sur elle avec gravité. Elle ne sait plus pourquoi elle parle. Quand elle cesse, il lui dit qu'elle est stupide. La planéte est stable, il le sait bien, le bon sens le prouve, on évolue. Une théorie de discontinuité ne présente aucun intérêt, même si on le croit plus enrichissante que son contraire.
-- Pourtant, tu m'as dit toi-même que tu ne reconnais personne.
-- Parce que j'étais à contre-jour ; ça m'éblouit, c'est tout. Déception. Bess glousse pour cacher son écoeurement ; une simple méprise, quelle bêtise. Son attitude vexe Alex qui s'engage dans un flirt poussé avec la fille rousse. Bess pense, on ne sait pourquoi, à cette vieille poule qui s'était cassée la patte l'année dernière et qui avait été réparée avec une béquille. La bestiole boîtait horriblement sur son attelle ; vision terrible, attristante pensée, lugubre journée d'autant plus que le Georges en question qu'ils connaissaient les a rejoint. On pense qu'il ne va pas rester mais il pérore en s'incrustant : "Ma femme, une grande blonde ravissante", dans un gargarisme frétillant avec des succions d'intérieur de dent cassée et il saute du coq à l'âne sur un projet assez confus qui va marcher, il l'affirme. Il y arrivera très facilement puisqu'il réussit toujours ce qu'il entreprend.
-- Une seule fois j'ai raté mon affaire, ce n'était pas de ma faute mais de celle de ces imbéciles qui sont partout, voilà le drame ; on ne devrait pas les faire travailler. Il faut faire les choses soigneusement, l'une après l'autre pour être sûr que tout est possible. Derrière le dos du bavard, un surprenant orchestre de campagne attaque abruptement une rumba par surprise totale. Un moment avant il n'y avait personne. Soudain une chanteuse sans masque antipollution émergeant d'une jupe à ballon plus boléro marabout que rose avec des poils partout, sac à main du soir en forme de résine et pailleté, accompagnée d'un pianiste joueur de trompette d'une main, orgue électronique de l'autre, se met à pousser des cris de belette asphyxiée par la fumée des cigarettes. Rien n'est moins stable que l'énergie. Bess assure le contrôle de la situation en assurant le bon fonctionnement du système de circulation de la sienne, évitant les blocages énergétiques, surveillant la régulation par équilibre entre les plus et les moins, l'intensité génétrice des court-circuits, les rétentions et sujets de fuites, les parasites par détournementss. Bref elle veille au grain. En bon état de matche, son système nerveux dispose normalement de plus d'énergie qu'il n'est nécessaire, éliminant les surplus, en prenant soin que l'environnement reste fluide. Aujourd'hui, conditions défavorables extérieures ou faiblesse personnelle, elle traite mal ses informations. sa pauvre courbe de dynamisme personnel, positionnant chaque quantum d'énergie durant un certain temps, réclame une dépense cérébro-spinale, chimique, électrique, mécanique plus grande que prévue. Réaction fatiguante car toute onde, élément sensible matériel ou non, se situe par la force qu'elle déploie dans son existence d'un instant. Toute transformantion devient manipulation si minime que ce soit dès qu'une action directe a lieu sur la personne, compression par autrui ou par elle-même. La vie étant mouvement, chaque pulsion correspond à une information qui produit elle-même une propagation neutre d'abord, puis de plus en plus positive jusqu'au point de retournement négatif vers le zéro.
Pour l'instant Bess se retrouve avec un mal de tête effrayant, au seuil de la saturation du stress, ce moment où l'on passe de la maîtrise de l'agression à celui d'un début de malaise débouchant sur l'état psychologique "complexe-peur-douleur". Ce ne sera pas une classique médecine qui pourra soigner un symptôme de déréglement psycho-physiologique, facilitant par cette mise en condition de faiblesse, la réception de troubles somatiques. Seuls les grands principes de l'énergie, lois de compréhension, règles du seuil de saturation au stress, d'échanges potentiels, toutes disciplines regroupées sous le code de liberté de l'unité universelle, peuvent y remédier mais à quel prix. Il faudrait qu'elle change d'univers rapidement, que ce futur devienne une niche confortable stable dans safaçon d'être, ou une balance instable dans son angoisse, ou peut-être une bascule franchement déséquilibrée dans son enfer des tourments. Malheureusement Bess s'accroche à son ancien Plan à Long-Terme devenue inadéquat. Elle se cramponne à sa misère sous le faible prétexte qu'elle la soutient par la continuation d'une apocryphe consolation permanente.
La réflexion l'entraîne dans le vertige. Elle choisit de faire un tour aux toilettes. Elle marche sur les pieds de ce jeune frisé pour aller plus vite et bouscule l'affreuse rouquine. Seulement ce n'est pas la peine de se presser autant parce que dans les toilettes il y a deux marches cachées par un rideau fendu qui donne sur l'orchestre. A la première, elle se tord le pied et saute comme il se doit sur l'autre qui se plie aussi. Pas de pied supplémentaire. Elle arrive tête baissée sur la piste, tellement au ras du sol que le voilage ne s'entrouve même pas, et se retrouve applatie comme une limande sous les regards des consommateurs stupéfaits, au milieu du rond des projecteurs, devant son cousin qui fait sembant de ne pas la connaître. Elle rit si fort qu'il faut la relever et la ramener sur sa chaise telle une paralytique. Alex voudrait se cacher. Il a honte, pas elle. Elle, elle a le fou rire. On ne peut pas tout avoir. Connie revenue à leur table l'observe avec répugnance, chuchotant avec quelques-uns de ses amis, ce jeune homme corpulant quoique élégant, cette fille noiraude au teint de pruneau mat plus foncé par endroit, tâches ou maquillages exécutés à base de produits peu sérieux, cette gentille jeune femme aussi grande assise que debout. Le gamin ondulé vient à côté d'elle. Bess lui tient finalement le crachoir. Le garçon aime les gens ridicules, il le dit. Il est bien tombé. Il déteste ceux qui se prennent au sérieux, les vomit presque plus que la physique et les maths. Par contre il est très fort en patins à roulettes, surf, planche à voile, delta. Il est extrêmement déluré, mangeant gâteaux à la crème, buvant de la bière, se mettant de la mousse et de la farine de sucre glacé sous le nez, offrant une tournée générale. Ses parents savent-ils qu'il gaspille son argent ?
-- Oh, mes parents s'en fichent et puis ils ne sont pas là. Ils croient que je suis chez un copain mais je ne veux pas y aller. Je préfère rester seul au chalet. La famille de cet ami, Charles, est terrible. Ils sont tous en survêtements, même pour prendre le train. Une fois nous sommes partis pour l'Angleterre. Je suis arrivé dans le compartiment le premier. Ils sont entrés tous les trois en survêment bleu à rayures jaunes, cheveux rasés, même la mère. Je suis sûr qu'au lit ils gardent leur survêtement. Bess a pitié de lui malgré son mal de tête. Elle lui prend la main et la tapote. En y réfléchissant bien, c'est trerriblement fort toute une famille en survêtements ; ça peut même aller juqu'au stress.
Episode 31
Dans la loge de la concierge, silencieusement penchés en avant, le commissaire et Bess se regardent dans les yeux. Il représente la loi. Il voudrait qu'elle en soit convaincue, c'est donc qu'il y a un doute. Pourtant il néglige rien, le commissaire Bullud. Il s'est présenté, a montré sa carte, s'est installé poliment. Elle devrait se sentir petite, pêteuse, honteuse, aplatie, écrasée, enchaînée, pour définir une Bess déférente. Elle ne se prosterne ni fait des courbettes. Elle remarque qu'il a des dents cassées, jaunes. Des brins de tabac collés attirent son oeil qu'elle essaye de décoller et de détacher du décor. Rien à faire, elle plonge entre lèvres lippues, fascination, spectacle total, la langue va et vient, la salive balaye les détritus qui s'accrochent férocement, tomberont ou pas, suspence, elle ne voit rien d'autre, ni ce qu'elle faisait hier soir, ce qu'elle faisait avant, où elle était trois ans auparavant au moment du meutre, pourquoi elle pactise avec Foton, détenteur de manuscrits secrets. Bullud tapote, grince, fait un avec sa chaise, carbure, pointe, craque des jointures. Bess fait un effort, dit n'importe quoi sans conviction. Il la contredit, il la soupçonne de dissimulation, de mensonge, de perversion, de complicité, de crime. Il l'accuse carrément. Serait-ce elle, le vampire des Morillons qui dépèce et torture, hurle la nuit, la force du mal qui rampe couleur muraille avec son chien satanesque suceur de sang, volé à Aldo ? Elle minimise, elle fait sa moue dubitative, elle ne voit pas, elle lasse. Ils se séparent en situation fausse. A priori, bien qu'elle en doute, la femme est légale de l'homme, il vient d'en avoir la preuve contraire. Il laisse un peu de champ. Il reviendra au blocus, à l'impasse intellectuelle quand il aura repris des forces. C'est un policier qui va s'user très vite à courir au bout du delà, après l'extrême. Sait-on qu'il n'a encore pas pu faire sa toilette bien qu'il soit déjà midi ? Bess le sait, mais il doute de sa compréhension. Il essaye de faire le tri avec le persiflage. Ses yeux normalement se rétrécissent une fois de plus sur le doute, une deuxième fois, aussitôt sur l'ironie, jusqu'où ira-t-il ? C'est un homme qui est très soupçonneux, professionnellement.
Le gros rouquin, l'adjoint du commissaire se donne un mal de chien pour interroger les habitants de l'immeuble. Seuls les Arranguiers manquent à l'appel comme au jour du meurtre. Ils sont vacances avec leur fille Alice. L'enquête a d'ailleurs révélé que personne n'était dans le coin ce jour-là à dix-sept heures quarante-cinq, heure du crime. Incroyable. Un homme est assassiné, tronçonné, transporté dans un immeuble où une trentaine de personnes vivent en permanence et juste à ce moment-là c'est le désert. De la cuisine à la loge, Bullud a déplacé son bureau jusque dans la cour, espérant à tort respirer mieux dehors. Malgré son supplément d'enquête et ses nouveaux indices, il n'en revient pas, récapitule, recompte son monde, embrouille ses fiches, fait la preuve par neuf. Le père Machi, habituellement sans son atelier, était exceptionnellemnt parti livrer les harnais au Cirque d'Hiver, madame Ascasse, Aldo, Antoine et Flossie au travail, les Absconces sortis pour la journée voir une tante en grande banlieue, la concierge se tenait au bout de la rue avec la mère Machi et le bébé pour prendre l'air, les gosses étaient en classe, l'amiral bouquinait à la bibliothèque comme tous les vendredi, Van Den Aren se trouvait chez sa maîtresse, même monsieur Anset, le père aveugle d'Antoine était parti avec Foton faire une course chez le cordonnier, les occupants des chambres de bonnes étaient absentes, Ulla la jeune suédoise au pair chez les Absconce n'était pas revenue de sa fugue avec un étudiant suisse, Arlande travaille dans la crémerie jusqu'au soir. Seule Artmise au deuxième, n'a pas d'alibi solide. Elle ignore où se trouvait à ce moment-là sa propre personne vu qu'elle voyageait dans l'espace pour une longue régression dans un sommeil profond. Bullud craint le pire et le ridicule. Il se se refuse, à tort peut-être, à considérer la vieille demoiselle comme une coupable. Il s'agace, ronge son frein, masqué derrière sa main se récuse une dent, voudrait suspendre les secondes jusqu'à l'aveu, se rendre couleur muraille pour remonter le temps, régresser de trois ans avec Artmise au vendredi dix-sept septembre et pincer le coupable sur le fait, ce serait tellement plus simple. Au lieu de chercher les indices pour le compte à rebours, on descendrait le courant en se laissant porter. Les enquêtes seraient plus logiques, il n'y aurait plus d'erreur judiciaire. J.A. Bullud deviendrait le superman du quai des Orfèvres ; on le supplierait de renoncer à la retraite ; il se ferait prier, oui, non, peut-être en recours légitime vue sa vie privée gâchée par le métier, tout de même c'est tentant. Enfin il rêve, il a le droit légal pour lui, évidemment. En plein transfert il se fait apporter des sandwichs, recommence plusieurs fois le trajet de haut en bas, fait le mort, rentre sans sa coquille, met le drapeau en berne, décide de retourner au bercail faire une toilette et dormir quelques heures. Qu'a-t-il fait cette nuit ? Mille choses. Il n'a pas que l'affaire de la rue de la Petite Sidérurgie en tête, il faut le savoir. Il laisse deux agents pour surveiller l'immeuble, et puisque personne n'est arrêté, autant vivre intensément en attendant la condamnation future dans ce monde ou dans un autre.
Des vivas éclatent chez Aline. Le père Machi a proposé d'emmener en voiture tout son monde jusqu'à la nouvelle piscine en plein air près de la mairie. Durée du trajet, quatre minutes trente-six. Les enfants frappent dans leurs mains, la réaction se fait aussitôt ; on rit ; on prépare les maillots ; Artmise fait des manières ; les Absconce refusent, à moins que le bar de la piscine ne soit abrité du soleil. Aldo cesse de bouder en regardant Anna tirer sur les bretelles de son corsage. Il se concentre. Les nuages aussi, en organisant une poursuite de safari vers le soleil. L'astre profite de son avance pour continuer sa course en arrosant de calories bénéfiques la décapotable familiale, plus couverte de bouées et canots pneumatiques qu'un submersible. Les sièges avant, emplis de jeunes exubérants, entourés de la mère et du père Machi plus les bébés ; les sièges arrière hérissés d'ombrelles, cannes, chapeaux, voilettes, têtes d'amiraux en retraite, les époux Absconce ; les strapontins écrasés de derrière en surnombre avec Foton, Aline, Flossie, Anna forment la partie la plus appréciable de la voiture. Le moteur essaye de rivaliser de grandeur ; il remplace la puissance par des crachats ; son tube digestif se vrille, frémit, lâche quelques pets par le pot d'échappement ; les hourras scandent les régurgitations acides ; une légère fumée ponctue les opérations avant/arrière ; quelques personnes poussent à l'arrière ; d'autres poussent à l'avant ; les chiens aboyent ; les pigeons déambulent devant les pare-chocs, tranquilles, sereins ; ils ont le temps de finir leur affaires ; ils se le confirment en gallinacé ; on prend même rendez-vous pour la semaine prochaine ; les secrétaires notent sans hâte ; trois roucoulements de stagiaires pour parler de vacances pendant le repos des standartistes ; finalement les volatiles acceptent d'aller poursuivre leurs thèmes de recherches en crotin ailleurs, quelques secondes seulement après le grand frisson de plaisir qui saisit la carcasse jaune et marron. On est parti. Bess, invitée expressément, suit en vélo. Armande promet de les rejoindre après la fermeture du magasin. Von Aren agite la main en courant derrière. On fait deux fois le tour du paté de maison, suite à une erreur de sens interdit. La concierge remonte avec Antoine les trois marches de l'impasse et arrive à point pour assister au déchargement devant la mairie, juste sous le porche neuf de la nouvelle cuve à bouillon de culture nommée pompeusement piscine par l'attaché de presse de l'adjoint au maire. L'établissement s'avère très chic pour son inauguration. Les familles avec enfants s'étalent autour des petits bassins. Plus haut sur les terrasses les dames bronzent ; une odeur d'ambre solaire se dégage fortement ; les regards laissent des empreintes sur les fesses des demoiselles ; le claquement des hauts talons fait monter une tension ondulée. Il faut avoir de l'estomac pour vouloir enjamber, s'excuser, trébucher, remercier, écarter, repousser, voler un interstice, déplier le coin de sa serviette, planter son drapeau, se redresser, mordre. Alors on s'aperçoit que l'on est juste à côté d'un monsieur en excellente forme qui se gonfle pour un fantasme gratuit avec appui manuel et on envisage d'appeler la police mais on y renonce. Une place est une place.
Bess regarde ailleurs vers les barbotages incertains dans une embrocation d'huile solaire légèrement étendue d'eau anormalement bleue. Cinq bidasses plongent au centimètre près sous les aisselles des pucelles pudiques en gueulant : "la quille, nom de dieu". Le soleil se cache chaque fois que l'on sort de l'eau avec la chair de poule. Ces messieurs remontent leur slip virilement, cuisses écartées pour la circonstance Foton louche particulièrement bien ; il n'est pas vraiment à son affaire. Un abus de chocolat peut-être, ou l'impossibilité de prendre des notes dans l'eau. Les petits Machi veulent le faire plonger et sa mère insiste courageusement pour qu'il les suive sur les barreaux. Comme elle ne sait pas que sa progéniture projette une suppression de mots radicalement fatale pour plus d'un dont elle, elle déplore seulement que cet enfant, le sien c'est sûr, ne puisse être au moins comme le fils Machi, physique, sportif, simple, conforme, reconnaissable. Elle n'a jamais vu semblable spécimen, elle est donc naturellement incapable de l'identifier, elle l'aime c'est tout, enfin c'est la mère. Elle le regarde en flou, il porte son appareil dentaire, ça ne l'arrange pas, elle soupire aux anges, après tout c'est son enfant, ce n'est pas parce qu'il est laid qu'elle ne s'en send pas responsable, elle essaye un véritable regard maternel, celui qui sort du coeur, elle ne peut pas ; il fait exprès ce n'est pas possible, le strabisme atteint les -genoux, le slip remonte sous le bras gauche, il s'agrippe au plongeoir en boîtant, on craint un malheur s'il loupe la passerelle ; la pudeur, le crâne ou le reste pendrait le coup ; éperdu, pensif, il continue de grimper, amorce le deuxième niveau ; ici on s'affole, on le hèle, il n'entend rien, il se croit dans l'escalier ou quoi ; la mère est très agitée, mais après tout c'est son enfant ; elle geint faiblement ; elle se rend compte que la maternité exige toujours plus ; elle ne sait si elle pourra ; elle n'est qu'une pauvre femme, veuve ou tout comme ; elle a tout donné, tout fait ; il ne lui reste qu'un sanglot, même pas, un hoquet, une simple crispation de gorge bloquant le spasme, aboutissant fatalement sur la sclérose graisseuse, l'ulcère gastrique, le grand état dépressif, la tétanie, la gigantesque paranoïa ; elle ne sait pas si on la comprend ; arrivée tout au bord elle s'en fout ; elle se penche dans le vide, ses bras se tendent, mon fils ; elle a trop vu de films policiers ; la chute fatale, l'ombre de la mort, le récépissé du crime ; si le petit s'en sort elle est sûre que l'assassin viendra l'achever ; elle n'a su que souffrir, panser, soigner, veiller le petit monstre pervers, têtu ; déjà à deux ans il affrontait sa patience, fauchait les confitures, la narguait sur son pot pour retenir ses besoins naturels. Elle dodeline ; l'angoisse l'égare ; la douleur visuelle la reprend ; la lionne bondit sous le triple plongeoir, écarte de sa puissante main le maître-nageur accouru à tout hasard, se redresse, lâche son rugissement qui réveillant le somnambule le projette à plat ventre dans la flaque à deux doigts du rebord, entre deux grasses nageuses néophytes qui en profitent pour boire la tasse dans les règles de l'art, sous leur bonnet dentelé :
"Mon fiston". La scène fameuse devient ensuite beaucoup trop connue pour que l'on se fatigue à la raconter. Méli-mélo, il n'y a qu'à imaginer la pierre dans la mare, les remous concentriques gagnant de proche en proche les baigneurs buvant la tasse par centaine, les surveillants sifflant c'est ce qu'ils réussissent le mieux, police-secours sécurisant l'accès à la piscine. Foton a droit au bouche à bouche d'un inconnu myope qui croit le faire à une jeune fille, le maître nageur ayant renoncer à le faire. On fait la respiration artificielle à la maman récalcitrante vu les haleines fétides. Il en résulte un vent frais qui glace les survivants. On se vêt avec n'importe quoi. Aline se réchauffe avec un peignoir d'emprunt ; Aldo veut faire entrer Anna dans le pantalon qu'il lui a passé ; les Absconce sont drapés dans le tissu de la tente. Le maire arrache à Antoine le ruban inaugural dans lequel il se serre pour le couper avec son canif faute de mieux, ouvrant ainsi le grand bal des pompiers devant l'amiral rajeuni par une valse avec Artmise. Foton, réchauffé par le punch, quasiment ivre, momifié avec des serviettes de bain mauves nuisant à son teint blafard, parle sans suite et sans racune, sa mère ne survolant plus la situation toute en profondeur, s'emmure dans une confortable sensation rassurante du devoir accompli dans ce sauvetage réussi, sûre d'elle, raisonnant sur deux positions inattaquables. Sa vie belle ou laide a du pour et du contre. Elle a fait ses preuves irréversiblement.
Le remontant alcoolisé pousse le ressort de la brave dame de plus en plus émue, cinquante pastis plus loin la timidité disparaît. Elle pérore, accalme Lénine, la révolution d'octobre, la nuit sur le mont chauve. La fête bat son plein. Absconce reçoit une feuille de chou trop cuite sue sa tranche de cake, une soupière de mayonnaise sur sa cravate et quelques instants plus tard sa femme est coiffée d'une perruque de choucroute verdâtre en prime. C'est la joie, le grand soir des petits bonheurs à partager pas cher. Les baraques foraines du terrain vague ne réalisent le carnage qu'après le passage des enfants Machi. Le train fantôme hurle de peur devant la horde. Un enfant perdu échappe terrorisé par ce qu'il vient de voir, le visage marqué par l'horreur, la bouche ouverte bloquée par son cri qui ne passe pas. Le père Machi fait sauter le manomètre sur mesureur de force et la dentition du boxeur de sevice sur le ring. Aldo et Arthur se tabassent d'émotion en croyant lutter contre un ennemi commun. On s'amuse et pourtant la kermesse débraillée laisse Bess rêveuse.
Elle reprend son vélo pour rentrer se coucher sans périphrase aucune, les dernières vingt-quatre heures planant lourdement. Elle aborde l'immeuble éteint. Pour descendre la bicyclette à la cave de celui qui la lui a prêtée, il fait s'accrocher à la minuterie plusieurs fois pour qu'une lumière clignote dans le fond vers la pièce qu'Antoine a aménagée en chambre froide. Le bruit mou d'un chuintement se répand visqueseusement dans le sous-sol, rampant sur le sol bétonné des couloirs. Bess en mauvaise forme par les débuts de stress de la veille, s'arrête net, le coeur serré dans la main droite avec la poignée du frein. Horreur blême, un inspecteur est là, remontant la caméra lentement, accrochée et branchée aux battements des organes cardiaques vers le rai de lumière de la porte qui s'entrouve en grinçant ce qui est imperceptiblement insoutenable, mais assez pour Bess qui va craquer avant de se rendre compte que le monstre né de son imagination cinématographique ne sont que ses deux neveux, vision insolite à cette heure vu leur jeune âge, s'évassouissant brutalement au tournant, chaque génération ayant ses mystères, les siens ne s'étant jamais fixés dans les caves mais au grande air. Elle ne comprend pas, déjà dépassée par les événements et ce n'est rien à côté de ce qui l'attend encore.
Episode 32
En se coiffant devant la glace, elle s'aperçoit qu'elle a la peau striée de légères zébrures. Entre ces ridules, des sillons plus petits, enfoncés comme des têtes de centaines d'aiguilles, forment des marques blanches. Autour de chaque cratère, des pointillés rouges tracent des cibles. Elle en a un hoquet de stupeur. Boîte à malices qui projette quand on l'ouvre un objet inattendu,, son visage l'attaque brusquement à l'improviste. Lourde depuis le matin, vieillie dans sa sensation de lassitude l'empêchant de se mouvoir librement, écoeurement grandissant devenu habituel, elle ne peut plus réagir dans cette envie morbide d'aller jusqu'à n'en plus pouvoir se laisser glisser, d'abandonner la lutte vitale, de renoncer à mettre du feu purifiant aux poudres afin de faire sauter le dégoût d'elle-même.
Sur le haut de son front, un moucheron se pose et fonce par soubresautss saccadés vers le refuge embroussaillé d'une mèche de cheveux. Elle le happe rapidement entre le pouce et l'index dans cette horreur de voir bêtes et insectes se glisser dans des endroits qui peuvent leur servir de retraite pour, une fois leurs forces rassemblées, envisager en toute quiétude une attaque assurée. Cette nouvelle crainte des animaux la pousse à toute extrémité. La semaine dernière, elle a tué sur le pas de la porte une vipère longue de plus de cinquante centimètres, une vouivre velue, tenue dans l'encadrement du bois, tendue vers le soleil, traîteusement en retrait, tête dressée, prête à se faufiler dans la maison en investisseuse. L'évocation de cettre menace tapie sous les meubles, guettant les chevilles de ses victimes potentielles, l'avait poussée à se défendre, à prendre un outil pour frapper, frapper, frapper. Lorsque le tranchant de la pelle avait touché l'épine dorsale du reptile qui se tordait, elle avait eu un frisson sadique, joie à laquelle elle avait donné le nom de devoir accompli devant la maudite bête gisant, tronçonnée de ses propres mains tremblantes de crispation nerveuse. Dents serrées sur une crise de larmes qu'elle n'arrivait pas à endiguer, elle cherchait à se justifier : elle n'aurait plus à poursuivre le serpent dans la crainte de sa langue fourchue et mortelle au sein des endroits les plus innocents comme armoire à linge, fourneau tiède, fond de lit dans l'assouplissement dangereux provoqué par la chaleur. Elle n'aime pas tuer pourtant ; enfin elle le croit.
Elle prend le moucheron entre les doigts, espérant l'épargner, ne pas le blesser en provoquant le pire, car supprimer une vie si primaire soit-elle, ce don précieux, est révoltant. Malheureusement la bestiole s'écrase sous mes ongles maladroits, répandant une odeur nauséabonde, faisant se lever en elle une répulsion, un dégoût immonde, doublé de la découverte que seule cette impression de broyer un corps composé de boyaux, yeux, chair visqueuse et molle lui soulève le coeur, lui déplaît et par là-même excite sa cruauté. Elle se révulse en sentant sur ses doigts la traînée jaune et marron que l'insecte crache par le bas ventre, n'osant pas essuyer les débris collants ni même les regarder. Elle s'aperçoit, honteuse, que le triple miroir reflète plusieurs masques criminels. Elle ne s'aime pas une fois de plus, méprisant sa peau, ses prunelles, ses membres, toute la chair de cette Bess qu'elle en vient à ne plus pouvoir souffrir, pâte molle influençable, loque dont les terminaisons nerveuses réagissent à volonté, machine au programme brouillé par le poids de l'influence de chaque acte au lieu de s'engager plus avant dans le choix d'une négation du passé. Sélectionner c'est renoncer dans l'obligation de se contenter d'une seule enveloppe, c'est un déchirement alors que l'on peut disposer de plusieurs vies par l'effort simple de retrouver l'image neutre, l'innocence perdue, bouillie informe modelée à chaque utilisation du stock de mémoire vierge et en appelant deux groupes d'éléments à la fois, possibilité de se partager, de se dédoubler dans l'envie d'être quelqu'un d'autre tout en étant deux êtres opposés.
Elle se tortille sur son lit avec une impression nouvelle de jambes lourdes, fesses s'écrasant sur le matelas en formant deux grosses boules molles disposées de chaque côté du corps énorme plein de nourritures lourdes, de désirs grassement charnels. Regardant mieux l'image que la glace lui reflète, elle découvre des bajoues remplaçant ses joues creuses, de fortes hanches et des épaules asipeuses enveloppant son maigre squelette, autres formes, autres lieux, autres temps ; un soi différent accepté pour pouvoir s'échapper d'elle et tandis qu'elle y songe, cela arrive, elle se dédouble, une aventure impossible se déroulant facilement, délicat picotement du nez, brume déliée de l'oeil, puis d'autres pensées. L'astuce est évidente. Elle décèle dans son cerveau des images inconnues en plus des siennes, visions insolites qu'elle trouverait normales si elle était cette autre chair gonflée, mollasse, larges cuissots flottants et blancs, seins lourds tombants, ballottements sous une chemise crasseuse, frottant de leurs têtines rondes et froissées un tissu rêche qui les fait saillir, ventre large faisant des plis sous la peau crémeuse, donnant à l'ensemble l'aspect consistant d'un beurre grossier, amples plis pubiens écartés au-dessous d'un bassin trappu, structure mentale en accord, souvenirs chargés d'agapes licencieuses à leurs odeurs épicées de sauces huileuses pimentées, relents écoeurants lui apportant pourtant pleinitude et épanouissement décalé.
Elle traîne péniblement ses savattes le long du corridor étroit. Dans la salle de bains, les deux visages se superposent ; les vitres répercutent la surprenante vue de cheveux roux descendant en volutes volumineuses jusqu'aux épaules par-dessus les mêches blondes et légères ; des yeux noirs, étranges, bordés de khol fixent les prunelles bleues emplies de sommeil. Bess ouvre le robinet de la baignoire ; le peignoir ouvert baille sur une chemise transparente en mousseline blanchâtre ; les fronces placées en arrondi sont couvertes de tâches poisseuses ; on aperçoit entre les jambes indistinctes, épaisses, l'ombre sombre du bas ventre sous les plis disgracieux. Tout alentour un nouveau décor se dresse, différent, en surimpression au précédent. A côté du peigne, une cuvette en faïence ébréchée conserve une eau croupie et fétive ; le bidet placé sur un socle en fer contient des linges douteux. En superposition, à la place de la cuve de bains, un lit défoncé évoque par ses draps froissés, son coussin crotté dont un coin sort de la taie d'oreiller ; sa couverture aux dessins pâlis près d'une table de nuit boîteuse au vase fêlé contre la chaise couverte de vêtements empilés, surajoutés ; une misère sordide créée dans cette pauvre chambre enclose entre les murs d'une salle de bains ; image, sensation, analyse, puis deux images, deux sensations et une analyse contractée. Les pieds enfoncés dans le tapis de bains, Bess flotte indigestement tout en sachant qu'à la place de la couche se trouve un bac empli d'eau chaude. Elle enlève la robe de chambre lie de vin, remonte la chemise ; il va falloir que la jambe passe au travers du matelas pour rencontrer le liquide. Il n'y a qu'à poser le pied là où logiquement on doit le trouver. Les orteils traversent l'édredon et elle tombe dans le bain renversant les flacons de verre sur la porcelaine, se coupant coudes et poignets, ses bras habituels, cela fut vérifié. Dédoublement accompli très bien, satisfécit en ce qui le concernait et blâme pour l'équilibre psychique de Bess qui en prit un coup sérieux, un de plus, finalement un de trop.
Elle descend alors sur la terrasse. Personne ne s'y trouve encore. Elle marche en chemise, corde au cou, pieds nus sur le chemin de terre et sans même gratter la peau de sa récente doublure ; elle découvre les répercussions réciproques d'une pensée sur les sensations des autres, les cheminements bâtards des multiplications de jugement ; et ce mardi matin à neuf heures, Bess s'aperçoit qu'elle peut penser à quatre choses à la fois, garder plusieurs pensées simultanées à l'esprit. Surprise, elle juge imparfaitement que son cerveau, comme un moteur d'avion poussé au maximum, se met à tourner à une vitesse foudroyante d'impressions, trente-cinq mille tours minute au moins, brassant une dizaine de facteurs menant de front, sans difficulté et sans entraînement, chacun leur conversation. Il suffit avec simplicité de savoir qu'on peut le faire.
Revenue dans la cuisine, saisie par l'urgence du contrôle, elle orchestre les informations de ses sens actuels et mémorisés. Elle reconnaît la toile de fond, sent la chaleur de la tasse de tisane chaude sur sa main, enregistre le bruit de la bouilloire, pense à sa discussion de la veille avec Vica, hésite à rincer ses doigts gluants de confiture, compte les sucres de la boîte, les pages du cahier, le nombre des signes, leurs racines carrées, cinq cents mots seconde sans en perdre une miette, mangeant l'univers par une boulimie hallucinée et une avidité démentielle, réponses aux devinettes obscures, poussée, retenue, aspirée, tordue, terrain miné, embrasements restant séparés les uns des autres, puis elle les efface, brûle ses vaisseaux derrière elle avec une peur qui descend de la tête à l'estomac, vague d'enfer artistique entraîné par la déstructuration, l'expérience désirée par son équilibre perturbé tirant irrémédiblement vers l'état dépressif qui fait interprêter les actions positives en négatif, les sons en douleur, le calme en froid, effaçant l'espoir, perdant la direction de l'attelage aux mécanismes entrés en conflit.
Une mauvaise conscience de plus accélère les blocages et les tics. Son ultime sursaut -la pousse vers la piscine pour une mise en contact vaine de son corps avec les éléments. Elle ne retrouve rien, à tel point qu'en renfermant le portillon du couloir menant aux cabines des toilettes, elle laisse volontairement ses doigts sur le pêne pour voir si elle est devenue complètement insensible. La douleur qui lui remplit les yeux de larmes, sans la rassurer pour autant, lui prouve qu'elle reçoit normalement les signaux mais en annule désormais les significations en un nouveau manque d'intérêt pour la vie, consumée, débordée, désarticulée, pantelante, bloquée par le fait qu'il faut agir et pourtant n'en parler à personne de peur que l'on vienne pour l'enfermer. Un jet d'eau continu se déverse dans les toilettes pendant qu'elle regarde hébétée son ongle noircir et devenir de plus en plus douloureux. La glace lui renvoie l'image délavée de sa figure verte et déformée par le reflets des murs. Contre la porte une mouche trottine à l'aise sur son boulevard vertical, sautant sans les toucher les aspérités du bois, changeant de démarche à chaque démarche, comme une Bess aux idées trop confuses. En sortant du réduit, elle voit que la dame pipi la regarde d'une façon soupçonneuse. Est-elle restée trop longtemps dans les toilettes ? La prendrait-on pour une poupée frivole en train de se pomponner ou peut-être une droguée aux bras couvertes de piqûres ? Elle peut se voir facilement dans les mille et un rôles proposés sans pouvoir en définir aucun alors qu'il est si simple de décider d'un personnage et de s'y cramponner comme tout le monde. Sur quel critère le choisir ? Pourquoi ? Elle ne connait aucun rôle par coeur, ni scénario. Elle ne sait même pas vraiment s'il y a un public.
Allongée de nouveau sur une chaise longue au bord de la piscine, la tête lourde, les barres transversales blessant ses jambes à travers la toile, elle n'ose plus bouger, ayant peur de l'étendue de l'eau devant elle, des gens qui remuent, de la fillette brune tapant sans un ballon, de la dame en cours d'excercices d'assouplissement. Pour s'isoler, elle fixe son regard sur son bras. Au-dessus du poignet, la peau brille délicatement ; la chair est dorée par plaques ; les pores grossis par le soleil servent de cratères à des poils blonds, plantés tout droit comme la soie d'un goret, image complétement infecte avec ces boulettes cachant des racines lovées sur elles-mêmes, cherchant à percer leur enveloppe. Elle sent toute cette chair sur elle qui l'entoure à l'étouffer, de la viande partout, collée sur elle, la dégoûtant d'être un être humain, l'affolant à en avoir honte, toute seule à l'intérieur de cette jungle qui la remplit, isolée des frontières mouvantes placées entre sa peau et la peau des autres, clôture de l'épiderme se promenant de son cerveau à celui des voisins, sans entrave.
En se levant brutalement contre le rebord en marbre, elle se cogne contre la marche en fer, bute son front sur la rampe, tombe dans l'eau et perd connaissance. Une fois ramenée chez elle, le mal va en empirant. Enfermée dans sa chambre transformée en tanière, elle essaye de se terrer passant de son lit à la salle d'eau embuée de vapeur. Couverte de vêtements malgré la chaleur, blottie sous les draps ou immergée dans l'eau bouillante de la baignoire, elle se recroqieville, genoux au menton, yeux serrés, mains sur la figure, position du foetus dans le ventre de la mère. Pendant des heures elle regarde sa peau se rider et se craqueler dans le bain bouillant, oreilles devenues oranges, joues échauffées couvertes de points grenats en marbrures bordeaux, respiration pénible, observation de la partie enfouie virant au rouge clair granuleux, plus rose que celui du visage effacé dans le brouillard de la vapeur, obscurcissant glaces et vitres. Elle refuse les plateaux de nourriture que l'on dépose devant sa porte, repousse toute visite en prétextant des migraines presque véritables, ne répondant que par onomatopées aux questions inquiètes. Une seule préoccupation l'absorbe, savoir d'où viennent ces oublis, ces pertes de mémoire sporadiques et pourquoi sa chute récente ne lui a laissé aucun souvenir ? Elle s'enferme dans une semi-inconscience vers le désir obsédant de comprendre ce qui lui arrive même si elle doit en crever, mais peut-on dire qu'il lui arrive quelque chose ?
Les heures passent misérablement, un jour, une semaine. La maison dans laquelle Bess circule en zombie est devenue silencieuse. Sa famille se décide à l'abandonner. On renonce à lui parler de son avenir. On la laisse faire seule de grandes promenades sur les plateaux des carrières. Les aiguilles de pins ont beau craquer, les branches de thym sentir l'antiseptique naturel, l'air rester doux et fluet empli d'odeurs et de sons, elle marche lentement tel un vieillard silencieux, la tête baissée, insensible, bloquée sur ses angoisses de plus en plus fréquentes. Les cabanes fermées des chasseurs servent de perchoir aux pies. Elle s'assied sur les bancs encadrant leurs portes branlantes, pose son front sur les murs de branchages et attend le chien retardé dans ses détours par d'intéressantes effluves, prétextes nécessaires pour la fatigue. Elle entend venir de loin sa respiration poussive. En la rejoignant il frétille, pose son museau sur sa cuisse pour se faire pardonner ses escapades, et ne repart que lorsque ses poumons ont bien récupérés.
Ce soir, Bess va jusqu'au versant ouest, sur le chemin situé au-dessus de la voie de chemin de fer qui suit la vallée avant d'entrer dans le tunnel. Pendant une heure, les jambes pendantes dans le vide du ballast, assise sur le muret de pierres de la voûte, le cerveau aspiré par le calme, elle reste immobile dans le silence coupé par les cris des oiseaux et la minime agitation des mas voisins. Sa paresse l'écoeure, le désordre de sa chambre, ses travaux de peinture abandonnés la rendent mal à l'aise, avec des crispations douloureuses des épaules et de la nuque. Elle n'a plus aucun désir et sans savoir pourquoi, aucune envie de réagir. Elle ne veut même pas connaître ce qui ne -va pas, ne désirant que solitude, immobilité, amenuisement. Vers dix-sept heures le bruit d'un train sous les pins la secoue légèrement. Sous ses pieds, à quelques mètres, l'alignement des rails lui donne le vertige. Elle se recule pour se mettre à plat ventre alors que l'énorme machine paraît dans le tournant, prenant de la vitesse, les roues mi-propulsées mi-freinées. Face à la sienne, la grosse figure crache les craquements de ses bielles, pistons, cylindres, tout en sifflant démesurément sans prévenir, amplifiant le son de sa sirène dans une explosion la faisant se cabrer, tourner, pencher pour finalement se fracasser imprévisiblement contre les pylones du souterrain. La vision devenant incontrôlable, le parapet se démantèle, les doigts enfoncés dans les tympans, Bess dévale vivement la pente pour fuir dans le sens opposé de l'accident, sans même songer à secourir le conducteur et les victimes possibles. Elle glisse, roule, s'écorche, rebondit entre les plis du sentier, tombe finalement haletante, oppressée dans un fourré d'épines sans chercher à se relever. Sa respiration lui arrache la gorge. Encore commotionnée, reprenant lentement son souffle, elle se bouche les oreilles mais le bruit de la sirène continu. Cherchant à comprendre comment le sifflement peut encore venir à elle aussi crûment, elle réalise enfin avec effroi que le hurlement de la machine vient non du dehors mais de l'intérieur de sa tête. Horrifiée, elle se relève. Le bruit de la locomotive se prolonge en dessus des sourcils, emplissant, congestionnant, injectant de liquide tout ce qui se trouve en dessous, veines tapant dans la gorge, sur ses tempes, derrière la nuque, le sang cherchant à jaillir par les narines, le bruit multiplié s'intensifiant.
Bess essaye de l'extirper, se secouant pour le faire sortir, bête malfaisante que l'on chasse de sa tanière, mais il reste entier, refuse de partir, la suit jusqu'au bout, mord la tête, s'incruste dans son sommeil, jour après jour, occupe son esprit, se développe, devient un train d'enfer, un express, un bolide maléfique que des aiguillages emmêlés font dérailler inconsciemment, un avion supersonnique que ses aérofreins déréglés secouent parallèlement au vrombrissements de sa vitesse décuplée, une fusée folle échappée de sa trajectoire filant vers des galaxies imprévues dans le vacarme de ses multiples tuyères monstrueuses, atteignant par moment les aigus, fusée montée de sons filés, cristallins, à la limite du supportable, de l'éclatement, se déchaînant malignement dans la blessure du crâne, ne se calmant pas une seconde, ne baissant que pour reprendre de plus belle en cet anéantissement décidé. Pour le fuir, Bess court sur les routes, pousse à fond le bouton de la radio sur des musiques hurlantes, se plonge la tête dans l'eau glacée du lavabo, danse des rondes d'apaches à se briser le cou, fait n'importe quoi pour échapper au bruit. Plus fort que tout, toujours là, il ne la lâche plus, la torturant sans répit jusqu'à ce qu'elle s'abatte sur son lit en sanglotant. Par moment elle pense que le contrôle va lui échapper, les barrières de la démence deviennent très fragiles, son cerveau palpite comme une fintenelle fleurie de miasmes douloureux brouillant les images de ses sommeils, les déformant sous ses gonflements, mélangeant les silhouettes rapprochées si précises des rêves éveillés avec les dessins informes et lointains des cauchemars incontrôlés.
Elle commence également à voir des formes, non plus le vif hypocampe qui se dessine sur la rétine derrière ses paupières fermées sous le soleol, joyeux animal dont elle aime les mouvements rapides et rétractés en accord avec les contractions des globes oculaires, délimité fragilement par ses filaments translucides, chassé désormais par le vacarme, n'apparaissant plus que brièvement, incomplet, rétréci, déformé, malade aux gestes lents rappelant l'agonie des animaux qui rassemblent leurs dernières forces avant de s'abattre sur le sol, elle décèle au contraire des personnages inconnus placés en retrait discrètement en dehors d'elle, disparaissant lorsqu'elle tourne la tête, attendant leur heure. Une peur incontrôlée l'envahit comme un liquide pâteux glissant dans sa gorge ; des chants se font entendre dans le lointain ; elle ne sait plus vraiment où elle se trouve ; un enfant passe lentement entre la balustrade et les sapins, flottant à un mètre au-dessus du sol. Bess ne distingue pas parfaitement les visages, les ombres évoluant sans hâte, au ralenti, presque sans bouger les jambes. Désespérée, abêtie, suivant des yeux les évolutions sinueuses, ne pouvant plus détacher son regard des chevelures claires, Bess voit des formes gonflées s'entrecroiser, puis un faux oiseau se poser sur son épaule, déchirant sa raison, la détresse crispant les muscles de ses bras, la tirant dans la chute vers la folie. Il lui reste une minute pour réfléchir rapidement. Elle sait qu'elle raisonne encore mais pour combien de temps encore. La réponse n'étant donnée qu'avec la fin de contrôle, moment où elle ne sera plus en état de juger, il lui faudrait tout de suite avant qu'il ne soit trop tard, chercher la faute contre elle-même, cette acceptation trop répétée d'une soumission contre nature. Il est temps de refuser de nouveau et pour de bon cette fois, les ordres, les projets faits par les autres pour elle, cesser de vouloir être cautionnée et déresponsabilisée, absoute par une autre qui n'est pourtant jamais qu'elle-même.
Il reste une solution bien fragile dans son imperfection qui serait de prendre un des fils dénoués, le tenir, le poser sur le sol, fixer la réalité de son contact sur la main, le retrouver au temps suivant pour l'ajouter encore au nouveau fil hors de soi et accepté comme tel, car la folie n'est plus l'affaire des autres que l'histoire d'un seul être. Si le terme de fou n'est plus considéré que celui de raisonnable, sur quoi se baser pour qualifier ce qui est normal ? Adaptation totale, oui mais en quels endroits puisqu'elle ne saisit plus son milieu par trop d'adaptabilité, ne sachant plus où s'accrocher même pour une minute, n'ayant plus de point d'attache, pas même la barre de trapèze voltigeur déplacé perpétuellement, loupé incessamment en cascade de figure jusqu'à en oublier bientôt son existence. Voulant tout avoir avec la liberté, la réalité lui échappe, le cerveau trop linéaire encore crie au secours avec le bruit, la sirène d'alarme du train courant vers son déraillement, freinant à mort, regrimpant en flèche, la direction bloquée, feintant encore dans son échapée de torpitude, moteurs à plein régimes. Bess se jure que si elle réussit à revenir sur terre, de prendre les racines des arbres à pleines mains et de ne plus les lâcher sauf si elle se sent à nouveau capable de voler dans les airs.
Lorsque le fantôme est arrivé contre elle, posant ses fils d'araignée sur ses poignets nus, elle est tombée par terre, la démence étant dans son abandon à cette croyance. Finalement une dernière vitalité est arrivée avec le dernier refus. Toute la journée et toute la nuit Bess lutte dans le jardin, méconnaissable, en repoussant cette forme blanche née de son esprit, se battant contre le démon en redressant la tête à chaque crise de matérialisation, décortiquant les mécanismes profonds de sa raison perturbée, se déroutant, coupant les vents contraires,, changeant de cap, défaisant les erreurs accumulées depuis longtemps, mais il était trop tard. Au matin, deux vraies petites filles sont venues vers elle, la touchant de leurs mains, prenant ses doigts entre les leurs, ne paraissant aucunement surprises de leur réalité précieuse. Leurs gazouillis ne couvrirent pas le bruit du train traçant son sillon parallèle dans le cerveau atteint par les cris ; pourtant la victoire vint dans le fait de la chercher. Sans parler de délivrance, de solitude ou de puissance, elle frôla seulement les mains enfantines sachant que cela suffirait pour l'instant, sans poser de question. La plus petite, nattes brunes frisées a regardé de l'autre côté du massif d'ifs, l'autre a secoué ses mèches platinées, elles avaient toutes les deux ramassé des cailloux et c'était une chose importante pour elles. Bess ne savait pas ce qu'elles voulaient en faire, l'essentiel étant de penser au présent calmement, à la fabrication de cette image dans sa transformation de présent en futur, comme on apprend à marcher au bébé, un petit pas en avant, les bras tendus, un pas encore alors qu'il croit qu'il va tomber. Lorsque le bruit éclate maintenant, Bess presse sa cervelle de ses paumes imaginaires pour former un espace entre les os de l'enveloppe crânienne et son cerveau en niant l'avoir reconnu, en espérant qu'un jour elle ne l'entende plus, sans que cela veuille dire pour autant qu'il a disparu. Effort trop grand dans un organisme à bout de course, les questions de l'avenir se portant sur l'organe du futur situé à droite dans le foie, se traduisent d'abord en termes de logique, que de devenir dans une réalité matérielle lorsque l'on ne sait pas si l'intérieur des circonvolutions tiendront le choc devant la nuit et ses dangers, les agressions des dragons rongeant une moelle flétrie, cisaillant les os des fémurs, nouant des boules dans une gorge expirante, inquiétude d'une mémoire locale qui ne sait que décider, de mourir ou lutter sans force contre des plans à long terme devenus si inexistants que la bile se déversant en citron corrisif sur une cervelle de brebis rissolant dans le poêle de l'interrogation, déclenche ensuite un chevauchement de la peur née de la douleur créée par l'effroi, coma réel plongeant Bess dans la fièvre, l'inconscience, la faute de la maladie limitative devenant mortelle sans la chance, hépatite virale ou pire, un coma de plusieurs semaines, symbole de la fuite lâchement assumée.
Episode 33
Rien ne va plus. Les arbres tombent avec ces raies de lumière qui se croisent dans l'ombre entre les murs rayés de rouge et de gris. Rien ne va plus du tout car le travail devient la mort de l'âme sous la voûte percée de chiffres lumineux, soulignée de tuyaux et de trous, les réclames se guettant échappées dans le labyrinthe des toiles, les crénaux penchant, les ombres se ramassant dans l'ombre et les bras de fer des rames se croisant sans répit. Il n'y a pas loin de la coupe aux lèvres lorsque la vision de l'aveugle se tourne vers l'arrière du convoi, ne s'accouplant vraiment avec lui qu'à demi.
Rien de plus triste qu'un oeil lové dans son nid de brume et de verdure craignant souvent dans l'instant, le mot du lendemain qui viendra le détruire. Les passages se libèrent du vert des arbres ; les affiches s'éloignent ; les raies se délétèrent ; les armes des slogans se déploient après la passe ultime ; de station en station, les roues du bus et les flaques bruinent ; les bords du croissant lunaire se dessinent en plein ciel, mais il veut mieux ne pas le remarquer. Un doux murmure se déchire en franges, éphémère innocence dans un choc, dans un retour avec un rien de regard en dessous ; la voix de l'un de nous, nous justifiant tous.
Rien ne va plus, il faut le dire mais en croyant le vrai ; doucement ils imitent le pire et on ne sait plus que croire avec le sien ; rien de fort, rien de cruel. Les portes se dérobent ; les doigts se désassemblent ; les lignes se bousculent , se retournent, se perdent ; le bruit des roues se penche de tournant en tournant. Rien ne va plus désormais. C'est parfait et par la volonté du divin les portes se referment maintenant comme avant. La pluie a mis du papier d'argent sur les toits qui se changent en boue si on cligne des yeux ; les feux sautent au rouge l'un après l'autre. Bess aime encore sa famille mais ces mots ne veulent surtout pas dire ce que l'on croit : vacances et travail, ors et fumées, théâtres et balances et même aussi bonheur le seul essai statique, changement clair devenu envol abscon de perdrix. Elle ne doit pas marcher sur la lisière le long du garde-fou où l'eau s'écoule sous les arches de bois ovales, perlées de fraîcheur. Il faut rester loin de la rive. Pourtant elle a mis ses pieds dans le limon, détaille les remous dorés des vagues figées par le sel qui se dilue mollement contre elle. Où qu'elle aille c'est la même rangaine : la recherche de ce qu'elle a perdu, le repos, la fête et la santé.
Elle renonce au voyage pour une heure, rentre chercher ses bagages, se couche un peu sur le lit défait devant la glace pour regarder le reflet mordoré des gros bas à torsades claires que la robe découvre à demi. Elle a une frange trop polie, des doigts abandonnés, oubliés, noirs que la crasse souligne et des petits pieds aux chaussures vernies qui s'acquoquinent passagèrement. Derrière le hâlo de la lampe, dans la pénombre le visage fait une tâche pâle que les yeux amincis examinent sous le châle vert, la pause faussement mutine, l'air grave, cette petite mine et à ce doigt cette bague qu'elle porte depuis si longtemps, et qui s'abime. Ailleurs sont les fausses haies blanches, les barques du soir que l'on fait activer en cadence sous les volutes des souffles des fumées. Elle garde cet étroit corsage aux reflets rouges, le refus de ses mains glacées qui s'abandonnent, et surtout cette attitude effictivement lassée qu'elle butine.
Ce soir, les heures ont passé dans le silence. Sous la ruelle un chat a miaulé devant son écuelle pleine de détritus. Bess garde cet air triste qu'elle saisit désormais pour longtemps, cette allure d'enseigne qu'elle a pris pour jouer sous sa frange épaise, l'oeil glossant sur le teint terni du miroir cassé, écoutant le bruit des abeilles tournant dans le rond au plts profond de l'été, le bruit des crécelles, la chanson soulevant les bulles de la cruche, l'ongle qui lisse, la pluie chuintante sur les lilas, regardant les moustiques ivres se coller aux phalanges, restant allongée sur le lit devant la glace terne à observer en toute solitude le reflet mordoré de ses gros bas à torsades, prenant à pleines mains ce rectangle de chair que la robe redécouvre pour sentir le chaud d'une peau qui vivote, satinée, frêle en un défi au temps, pour effleurer les stupides cachets éphémères de la chaleur saine d'un corps dont le passé flottant se rajoute d'un an. Elle a peur des lumières grises que le rebord des meubles renvoit sur le tissu à carreaux des portières quand les lampes baissent d'intensité le soir sous le plafond rayé d'une chambre connue ; elle redoute la nuit, cette boule large, lourde et pesante, lovée dans le bassin creusé entre les os des côtes et la mince pointe arrondie des hanches, posée contre les flancs comme une bulle applatie de mercure compact, coupant comme une lame en argent, mouvant sous les articulations, pesant et lourd parfois jusqu'à n'en plus pouvoir sous l'obscurité du tic-tac des montres ; elle frissonne sous l'air léger courant le long des tempes devant l'allée recouverte de charmilles alors que tout est clair, le temps s'arrêtant dans la chaleur incertaine qui ruisselle du front, les traits crus de la lune se fondant et se défaisant en plomb liquide et grisâtre contre les rues en forme de canyon ; elle a peur alors que rien ne se décide de cette attente inconnue, peur de ce qui se décide dans cette attente prévue devant les algues dessinées sur les reflets des tentures, des vagues blanches que les nuages découpent dans le quadrillé des maisons, de l'odeur fâde des fleurs qui meurent déjà coupées au milieu des tiges en boutons, du toucher rugueux de la poche dont la doublure se déchire en granules ; elle craint l'ombre d'un appel, l'insécurité sourde des choses trop précises, le nom des vivants construits sur des grilles devant les magasins, les refus informulés dans la grisaille des dos incolores, des silences floconneux, nourritures enfermées par étages, mots rèches en images suggérées recueillant l'enveloppe des gisants parlant d'une voix immense, ne déflorant jamais l'air liquide qui s'étend des cimetières aux villes à demi-assises, donnant paisiblement le "la" précis des yeux mi-clos. Flèche floue, les mots eux-mêmes se diluent en fabrications indistinctes.
"Passez-moi le verre à noyaux", phrase laissant pantois l'interlocureur non averti, en une osmose significative, jour après jour, cherchée et la première fois rencontrée mais pas reconnue, partie de l'idée qui est le bruit de la voix couvrant celui des arbalètes, en arrivant à une définition plus précise par le vague de l'expression que par le terme adéquat. Les récipients destinés aux ordures ménagères, cendriers, seaux, paniers, sucriers ne sont que des coupes à cendres, sucres, liquides et provisions. Le verre détourné par faiblesse de sa mission d'ustensile à boire, devient pour cet objet-ci et momentanément une poubelle pour que Bess se tenant droite, comme un oiseau perché, craintive et maigre, fixant de son regard bombé le mur fendu, puisse user de l'onomatopée non formulée, contractant verbalement deux mots, ajoutant une précision quant à la forme de la cuve exceptionnellement "verre" et à la description des détritus particulièrement noyaux excusifs pour l'instant. Sans un frémissement de paupières, elle tend sous l'ombre entrecroisé des arcades, l'entrelac confus, que veut dire ce galimatias jamais plus énoncé, concept général ne pouvant servir de référence non formulée. Sa parole terne se fait plaintive, l'aidant à créer pour chaque situation, le terme neuf adéquat ou non, vivant sans savoir s'il est venu sans crier gare, création subtile dépendant de la position dynamique, tenue droite contre la rampe noire lissée sous le tremblement de ses mains, contre la flaque de la robe jaune froissée, appréhension d'elle-même immédiate, exacerbée par ces difficultés, ouvertures sur une séminologie qui, lorsqu'elle s'applique à la vie sociale n'a plus pour être complète qu'à tenir compte, non seulement du moment, mais encore de sa position à l'instant même.
Elle est partie sans rien voir, convalescente nouvelle, triste et surprise, apeurée même, secouée par le sautillement aigu de son pas sec le long du mur effrité, et sa vision lentement a laissé disparaître la trouvaille du nom, cette merveille, la seule fois qu'elle l'a rencontrée. Retour à la santé, guérison difficile pour un corps malade, Bess est en route vers le bord de mer pour guérir d'une longue maladie d'angoisse, soigner le foie décomposé par les mauvais traitements, remettre du tonus contre la déperdition à chaque manipulation : mot, ordre, conseil, vampirisation des soignants qui veulent recharger ce qu'ils perdent à soigner, ponction effrayante des nourritures diminuant les forces par leur digestion, calories, oxydation. Bess soupçonne derrière son esprut embrumé, que la guérison est ailleurs, hors des étals chimiques, vers la communication aux éléments naturels, donnant une force douce, déchargeant le statique d'une électricité nerveuse, retour aux sources, forêts, légendes, volonté revenant avec le nettoyage du poêle pour une meilleure combustion , ramonage d'un esprit plus clair, malaise, douleur ou autre danger n'étant qu'allergie au stress et apparaissant en symptôme lorsque son seuil de saturation est atteint.
Y a-t-il quelque part un oiseau resséré sur sa proie que l'on ne peut détacher, un cri sans écho qui se répand au milieu des duvets voltigeant dans les airs, un soin de la cause organique, arbre qui cache la forêt, ne faisant pas disparaître l'horreur, juste camoufler ou pire, remplacer par une souffrance plus grave ? Le seul moyen que Bess trouve pour faire descendre son seuil du stress est de chercher à le recevoir comme non stressant par chevauchement, deux temps avec apports d'énergie prise aux alentours. Que sont devenu les chansons de bouges, le sang vert des fruits désordonnés, les bébés balbutiant sur le chemin des treilles, les autres commandant aux vieillards, pour surtout ne pas réclamer à ce qu'elle soit guérie ni même soignée, demander simplement la circulation neuronique nécessaire, refuser le tripotage transformant le circuit des programmes en fait accompli ?
Arrivée au village elle renonce à prendre un taxi pour finir le trajet, préférant jeter sa valise pesante dans le fossé plutôt que de parler à quelqu'un, dut-ce pour quelques minutes. La nuit tombe. Elle scrupte les lumières allumées sur le port. La Bastide vide se dresse en ombre noire sur le gris ardoise de la falaise ; les vitraux colorés du rez-de-chaussée s'écalirent du dehors en reflets sanglants. A son arrivée, les lampes qu'elle déclenche dans le couloir n'arrivent pas à le rendre plus rassurant. La maison déserte fait écho ; personne avant demain ; pour une fois la solitude l'effraie. Qui viendra lui dire pour de bon, qu'il aurait fallu mordre sur le temps, avant d'être une enfant séche en années depuis sa naissance? Seul le fer se polit en sortant de fusion, se déchirant pour revenir en arrière mais elle aimait ceux qui l'aimaient selon la fausse formule. Il fallait tuer chaque soir le reste, un trait avec le suivant relevant les poussières, pour les jeter aux moissons sous le soc entravé, pour renaître avant que les heures deviennent des flèches, les pas solitaires du vallon un labourage, la fuite des pas de géant dans les buissons, les lumières rouges des ports avant minuit pour recevoir celui qui saurait se tenir, l'étincelle.
Plongée dans une baignoire d'eau glacée, ses idées s'éclaircissent au fur et à mesure que sa température baisse, le feu brûlant de sa tête se calme, l'incertitude étendue à tous les domaines renonce à elle avec les conditionnements acceptés à tort, appris avec la seule présentation des événements de l'enfance. De quel droit peut-on juger répugnantes ces coutumes inconnues à part le bon sens : dégustation de saucisses, de vers crus, de sauterelles grillées, de cuisses de grenouilles ou d'escargots confis, habitudes non conformes de moeurs, idéologies, religions, inhibations empêchant de reconnaître de qui est sain, transformant en pantin la partie acquise devenue partie intégrante ? Faire table rase, ne plus accepter tendresse, amour, coutumes ; repartir de zéro ; foetus dénué de préjugé, refusant les héritages multiples, les étiquettes de sacrifice : vol, filiation, mensonge ; pouvoir de refaire une force capable d'assimiler favorablement les ondes mouvantes. Impossible de comprendre, l'écoeurement est jugulé et le dégoût existe parce qu'elle le fabrique. Elle a promis dès sa plus tendre enfance, de ne jamais se soumettre, ni manger sans faim ou sans plaisir, boire sans soif, dormir sans sommeil, vivre dans le malsain d'une structure carrée, mais elle n'a pas tenu parole. Prisonnière de ses mauvaises raisons qui sont chantage, devoir, lâcheté, elle paye et il suffit alors pour se défaire de tous ces liens, d'atteindre un milieu hors de sa portée.
A travers les nuages la lune, oeuf brillant déformé, descend lentement étirée, informelle entre les blancs effilés des grilles. Inerte dans le bain glacial, flottant sans se rendre compte du proche dénouement, craintive, Bess se replie sur elle-même. La pluie éclate sur la vitre, coups de gong effrayants de force ; le tonnerre vient résonner dans la hotte en fer du chauffe-eau ; les acquis se dissolvent de nouveau avec les remords et même le regret supprimé du vocabulaire. Les futaies, sorbiers, chênes pourpres, fayards étêtés laissent sourdre les soupirs des chocs profonds donnés dans les sols gourds. Devant le chapeau aveugle du discours, mots de mensonge effacés, il ne reste une fois le nettoyage terminé, plus grand chose de lourd. Les murs de la salle noircissent dans les baisses de tension ; la lumière s'éteint alors que l'orage s'abat sur le village ; le volet claque contre le mur. Sur la nuit, telle un écran sale de plancton fade, la lune, oeuf brillant qui se déchire, riccie au blanc laiteux et mal fardé, caché en rond comme un désir, assiette plate aux deux bouts bouchés, attend fixée sur l'échelle de nuages dans le fini de l'air trempé que la maison s'écroule, entrouverte pour saisir, comme on vole avant que le festin ne soit fini déjà et la croisée cède, craquante, écrasée plus facilement qu'un melon d'eau posé par terre, dans la poussée du vent et dressée, nue dans le noir glacé, ne trouvant plus ni serviette ni harde, ruisselante et blême de peur et de froid, Bess aveuglée reçoit un objet gluant venue d'ailleurs, du dehors ou de plus loin encore, engouffré en écharpe, se plaquant contre elle, s'agrippant à son dos. Saisie d'épouvante, hoquetant, hurlant à travers escaliers et couloirs, elle roule plusieurs fois sur elle, à demi évanouie, de marche en marche jusqu'en bas, flaques sombres des tapis, raies des jointures marbrées, poussières mélangées de débris, araignées balancées, coins de table, rencontres inédites, poursuites sur le perron, dans la terre, avec les mouches d'orage collées à la transpiration, les éclairs concentrés par plaques sur les cheveux, électricité de l'air courant le long du dos, hérissant les poils, pressant de toutes parts et rien ne vient que ce souffle magnétique, éclairs fulgurant en éclatements, sombre nuit entre les lueurs des flashes tonitruants. Elle voit les ombres chevaucher les oiseaux métalliques, et brusquement le ciel se charge de sa détresse, fendant en deux l'eucalyptus par la foudre, la projette brûlée de l'autre côté du mur dans le parterre de bourrache, tel le nouveau-né après son explusion placentaire, le souffle tout aussi court, évanouie à son ancien monde, faisant naître dans sa lumière crépitante une forme non humaine que Bess reconnaît toutefois comme vivante en elle. Paralysée par le feu, tirée vers la mort, un être surnaturel la saisit alors dans son champ magnétique en forme de bras et la sort du brasier pour la déposer de l'autre côté du préau sur une épaisse couche d'air protectrice.
En se penchant sur elle, il dévoile un espace innomable appelé sentancieusement entrailles, situé vers ce qui pourrait être le lieu d'une digestion électrique, qualification signifiant en même temps son cerveau, siège stomacal de la pensée. Ce que Bess contemple la saisit. Le centre de son corps est indescriptible. Elle ne peut décrire ce qui n'est que bouillonnement, une ville interminable s'activant en lui, ruche et organisme animés ne reposant cependant sur rien de biologiquement connu. Des courants, axes aimantés, vibrations intellectuelles, flots spirituels coulent en formes de rivières, se déroulent en autostrades, s'élèvent en grues, élévateurs dépliés en machineries vivantes à structures mécaniques. Dans un coin à part, si l'on peut parler encore de coin en cet endroit, se tient la Terre, mappemonde dans les premiers temps, forêt emplie d'animaux harmonieux, équilibre entre faune, flore et environnement. Pas d'homme, pas de pensée, pas d'abstraction, et au-delà des galaxies, d'autres formes de fluides. Brusquement le mouvement externe de toutes ces entités extraterrestres se concrétise par un faisceau bref, convergent vers l'histoire humaine. Les grands singes debouts sont choisis. Les particules électriques
pénétrent dans leurs cerveaux avec la notion de l'espace intersidéral muni de ses multiples dimensions non planétaires. Un effacement électronique supprime l'ADN, l'homme naît en capacité d'abstraire, création à partir de rien, sortant sa pensée de sa gangue charnelle, ni animal, ni être total. Ce rien capable de tout en adaptation constante débarrassée de toute nature, se détourne de son essence primitive, avalant en omnivore, bien que son estomac soit celui d'un végétarien habitué à absorber graines et herbes sauvages, les ingrédients les plus inusités, traumatisant son tube digestif spécifique, son trop long intestin, ses dents impropres, sorti du paradis terrestre avec la connaissance de son état expliquant les heurts de l'esprit contre la boîte crânienne limités dans sa matière, les deux ne pouvant fonctionner ensemble : bricolage, résultat d'un trafic impropre, acte contre nature, crime de lèse-majesté. Arrêtez le massacre.
Quand Bess reprend conscience, émergeant de son délire, elle se retrouve sous les arbres familiers, l'être qui l'avait agrippée a disparu. Petit à petit l'orage se calme, un peu de lumière tombe de l'oeil-de-boeuf. Cessant de pleurer convulsivement, elle voit son être réintégrer son corps comme une porte qu'on remettrait dans ses gonds, réalisant dans la pureté du froid, qu'elle est guérie totalement et de nouveau libre.
Episode 34
Madame Prieto vient de passer un long moment avec Etienne. L'entrevue a été plus que pénible, non que la brave femme se soit montrée exigeante, ou même insinuante, sa présence seule fait sentir qu'elle peut l'être. Toutefois, par un paraxode absurde, la mère de Janine rend celle-ci plus attirante, comme défendue, le forçant à se rendre par moment brusquement conciliant et c'est en chevauchant tour à tour ces sentiments contradictoires, qu'il mène une conversation neutre tournant en volutes autour d'une demoiselle Prieto évoquée en mineur. La mère est repartie satisfaite. Rien n'a été dit mais un pas a été fait, tracé dans la maison à travers le jardin, dans le ciel couvert devenu sombre, sous un léger vent acide, précurseur d'orage, venant griller les volets distendus.
Etienne se sent vide et calme, il fait jouer ses muscles sous la peau dans une sensation de rouages huilés. En grimpant les quatre marches de la terrasse, il reçoit de larges gouttes d'eau chaude, et des pétales de magnolias se collent mouillés sur sa joue. Il fixe les persiennes et assujétit la porte, il coince les battants de la croisée pour les obliger à rester ouverts et le front sur son bras, appuyé aux dormants de la fenêtre, il regarde s'écraser sur la plage la bourrasque, déluge de sable, de feuilles hachées. La chute coupante de l'eau devenue dure fait un barrage cachant la grande maison de la Bastide, son annexe de guingois sur le promontoire de rochers et les deux cabanes. Dans son cou, une traînée humide aspire l'air froid. Il enlève sa chemise et reste immobile, deux mains posées sur son torse maigre et ferme, dormant en équilibre, debout, yeux ouverts pâles et clairs comme lavés par la pluie active, vieille horloge tapant dans son dos toujours la même chanson antique avec le même retard que du temps de sa mère. Les pierres du terre-plein deviennent rouges, les mails brouillent la mer de leurs gouttes en rideaux rayés, sur le sentier de la crique. De loin, il voit passer en silhouettes très indistinctes et sinitres, les frères Rapp en file indienne, ombres chinoises d'une autre planète de violence. Finalement, dans un geste lent, Etienne lève la tête vers le ciel fermé et sans qu'il s'en rende compte, ses lèvres s'amollissent en une ébauche de sourire. L'orage faisant moins de bruit s'estompe et la fraîcheur qu'il laisse derrière lui, détend l'atmosphère. C'est le moment qu'il choisit pour descendre à la ville faire une course pour sa tante. Il remet cette corvée indéfiniment à plus tard ; excédée sa tante a cessé de lui en parler et voilà que tout à coup il part sans crier gare avec l'idée qu'il oublie un détail. Pourtant il a bien tout ce qui lui faut, il ne lui manque rien, en fait il ne rate rien de bien important, peut-être une lueur imprécise qui viendrait en son temps, qu'il se doit de posséder ou plutôt de connaître, quelque point d'unterrogation niché en lui dans le besoin de savoir, non pour en tirer parti par un moyen ou un autre, mais pour le mettre de côté après en avoir pris lecture, le reléguer dans un tiroir comme une facture payée. De toute façon il n'est pas pressé, il lui faudra seulement régler cette vétille avant son mariage avec Janine, lequel événement ne se fera sans doute pas avant longtemps, sans emballement, un ordre de chose accepté. Une fois fini de l'envisager, il l'écarte et prend un très vif plaisir à son voyage.
Le retour, tard dans la nuit, l'auréole de son prestige de neveu serviable, gai, un gamin presque, avec dans la poche une cravate violette qu'il va perdre aussitôt ; d'ailleurs à la réflexion il ne l'aime pas. Il rentre chez lui, la conscience tranquille. La chaleur ne cesse plus et l'été aussi n'en finit pas de mourir comme ces taureaux qui dans les corridas de province se relèvent sans fin avec des mouvements lents d'un étourdissement d'agonie. Etienne sait que l'hiver n'en sera que plus dur, c'est pourquoi lorsqu'il se couche il pense au bois qu'il faudra préparer pour la réserve et à rien d'autre, même pas à cette découverte qu'il a faite dans le train et surtout pas à ce qui pourrait en résulter, même pas à cet incendie derrière la colline qui continue de couver. La nuit pénètre jusque dans la chambre par les vassistas dont il laisse régulièrement les volets ouverts. Tout au long de la côte, la mer respire doucement par petits souffles répétés en faisant onduler ses franges vertes. Le silence porte sous le ciel un bruissement de cigales et de chuchotements d'insectes, c'est une bonne musique pour s'endormir.
Il passe la journée du lendemain sans savoir ce qu'il attend. Il a d'abord songé à aller jusqu'au village ou chez sa tante pour tuer le temps, puis il y a renoncé de peur de s'absenter de chez lui et il continue à se promener dans le jardin, descendre vers les berges, parfois dans l'eau d'où il revient très vite. Il refuse bientôt de s'éloigner, restant des heures sur la terrasse. Des brindilles noircies apportées par le vent tombent sur son col le forçant parfois à rentrer. Il s'allonge de temps en temps sur le lit, sort en courant plusieurs fois, croyant qu'on l'appelle, pousse jusqu'au sentier. Janine passe la tête par-dessus le mur et il la regarde à peine, ayant hâte de la voir repartir. Descendu au portail pour répondre au facteur qui apporte un colis et de mauvaises nouvelles de l'incendie immense surplombant maintenant la colline, il revient chargé, le coeur battant avec l'impression que quelqu'un est venu pendant sa courte abscence. Il vérifie soigneusement plusieurs fois l'angle que la porte fait avec le pêne, persuadé qu'il est plus grand qu'à son départ. Il étudie sur le terre-plein divers indices, les tabourets ont changé de place et il y a une trace de pied sur la marche.
Vers cinq heures du soir il court à la plage, saute dans l'eau chaude. Le ciel est gris entre des nuages noirs de fumée entourant le soleil camouflé. Il nage dans les vagues brillantes avec sous ses pieds un sable fuyant, fluide, sans couleur ; ses oreilles tintent ; les nébulosités funestes passent au-dessus, formant entre elles des rayures jaunes effilochées, poussant des moutons clairs, légers en forme de chaînes de montagne. Il essaye de ne plus penser à la fumée âcre qui se rapproche et souffle deux fois le liquide salé de sa bouche en un fin geyser vert avant de plonger le visage dans les bulles.
Remontant l'allée au pas de course pour prendre sa serviette de bain et un chandail, il part jusqu'au bout de la plage pour se réchauffer. De l'autre côté de la crique, près du hangar à bateaux, il s'aperçoit avec étonnement que la saison s'avance rapidement vers l'automne. Sur le promontoire du port il hérite du chien de Fabrice auquel une oreille arrachée et des yeux malades donnent un air triste. Il fait enfin moins chaud. La brise de mer se glisse sous son pull et il marche vite pour faire réaction. Sur la pente, l'eau assez haute le surprend par endroits. Le chemin étant devenu impraticable, il doit grimper sur les rochers en portant le chien. Comme le garage est fermé, il est obligé de le contourner pour pouvoir continuer sa route. La crique sale clapote avec des globules gazeuses jaunâtres qui viennent se crever entre les pilotis. Les fenêtres grillagées au-dessus du pont, vides, calmes, respirent l'ennui triste que donne leur abandon. Il choisit de s'asseoir sur une grande pierre sèche placée sous le figuier pour partager avec son compagnon de fortune les deux biscuits qui sont restés dans sa poche. Sur le chemin du retour, il se trouve face au feu qui lui semble plus grand que jamais. La maison est froide. Il se couche nu entre les draps, l'édredon tiré jusqu'au menton pour se réchauffer, somnolant, sentant la chaleur l' envahir et engourdir ses membres. Lorsqu'il entend marcher sur le perron, il sait avec certitude que son attente prend fin. Enveloppé dans le dessus de lit, il se précipite sur le perron pour voir Bess passer sur le bord du sentier et il l'appelle de toutes ses forces. Il faut la décider à rester ici, il sait pourquoi et sa peur pour elle le quitte en même temps qu'il découvre qu'il tient à elle par-dessus tout.
Comment, pourquoi est-il tombé amoureux de Bess, impossible de le savoir. C'est un fait remarquablement bizarre parce qu'il n'a jamais pu la supporter. Toute petite, elle l'agaçait déjà, étant intransigeable, scrupuleuse, passionnée, qualités qu'il a en dégoût. Il l'a surnommée "Incorruptible Yaourt", sa droiture, sa netteré ayant la fadeur du fromage blanc. Elle continue à le rambarrer, ne sait que protester "Fiche-moi la paix". Visiblement elle le déteste et lui pense à elle comme un fou depuis qu'elle est revenue lundi dernier, pâle et blanche, farouchement lointaine, mystérieusement calme. Il ne sait que faire pour attirer son attention, lui apportant des fruits, l'appelant pour l'entraîner sur la plage, essayant d'entrer dans son grenier où elle se barricade avec des caisses. Autrefois il aurait tout fait sauter ; aujourd'hui, faible comme un enfant blessé, il l'aime, chérit ses menottes moites, son front buté, sa pureté, cette innocence surtout qui la fascine, brillante, scintillante, l'attirant, papillon envoûté par la lumière d'une lampe. Pour une fois il ne cherche pas à la ternir ; là, indéniablement, est le problème. Pour combien de temps ? Il ne comprend pas ce qui lui arrive. L'honnêteté l'irrite habituellement et il cherche à la détruire, s'amusant de voir jusqu'où l'on peut faire tomber un être avec des faiblesses et compromissions, ressentant l'abandon des autres comme une honte que bien souvent ils n'éprouvent pas eux-mêmes. Et maintenant par miracle il est arrivé à désirer la noble Bess, la sublime jeune fille que l'on ne peut toucher ni par les mains, ni par les regards, tellement insaisissable qu'il en devient immature à sa place. Il voudrait la capturer, mettre ses doigts sur son front, la regarder dormir, la serrer dans ses bras. Il se réveille la nuit, trempé de sueur, observe la "douce" lumière de sa chambre brûler au loin jusqu'à l'aube, vient roder sous sa croisée sans savoir quoi faire de toutes les rêveries érotiquement insensées qui lui trottent par la tête, finissant par se rendormir contre l'eucalyrus pelé, mort foudroyé en pleine force, éclaté comme lui, et il frotte ses tempes sur les écorces soulevées.
Episode 35
Aujourd'hui samedi, c'est la fête de Saint Eustache, avec l'animation des fiestas. Etienne décide de frapper un grand coup. Et ça y est, ce soir il flanque toute sa ve précédente en l'air. Rien se sera plus pareil ensuite. Bess a gagné. Ce sera sa dernière bringue, une foire à tout casser pour enterrer sa vie de mauvais garçon. Il se donne la nuit pour la conquérir et ne doute pas d'y arriver. Il n'est d'ailleurs pas pressé de réussir, le désir étant le plus pur des plaisirs. Après il sera net comme un sou neuf, propre, sauvé de toutes ces habitudes qui commencaient à s'incruster en lui avec les odeurs de fumée, de vin, les relents d'objets pourris accrochés à ses basques parce qu'il n'a pas le courage de les jeter : serviettes sâles tâchées d'alcool, de sang, d'humeurs ou de vomissures de toutes sortes, mégots, flasques de gin ; il veut tout balancer. Il se jure de mener une vie SAINE. A l'aube suivante, il se baignera dans l'eau claire de la rivière. Il se savonnera entièrement et contemplera son corps sans tâche se dresser sur l'horizon. Il serrera des mains amies, donnera sans arrière-pensée des accolades franches, respirera l'air non vicié des montagnes, car il partira avec ou sans passion, vivre dans cette cahute d'ermite au milieu des bois pour se régénérer, désaltérer cette soif d'exigence qu'il ne cesse de chercher à combler vainement par tous les moyens. Il verra s'effacer cette violence qui le consume et qu'il essaye de dissoudre dans de mauvaises liqueurs. Il pourra rencontrer ce feu qui le mine sans se tordre de douleur, le brasier devenant cantique dans l'acceptation, incendie inquiétant comme celui qui s'avance derrière les excroissances des crêtes avec ses fumées âcres, étouffantes, flammes mortelles tant qu'on ne les a pas intégrées au milieu de la torche que l'on est devenu. Il va connaître le combat absurde que Bess poursuit avec douceur contre la facilité et le plaisir, fabriqué uniquement en sa pensée. Ce qui lui paraissait impossible va devenir son lot. Il se mettra à travailler convenablement, traversera les déserts, deviendra vrai, sincère, plein d'amour, différent, autre. Il commence à entrevoir de nouveaux horizons, le moment où il ne sera plus tout à fait Etienne mais un émigrant sans qualificatif propre ; une seule chose restant de toutes ces années connues, le souvenir d'une petite fille têtue qui l'agace par son insupportable inviolabilité.
Ces retours en arrière, le gin ingurgité depuis le début de l'après-midi lui serrent le crâne. Dehors, près de la fontaine asséchée par le brasier plus proche que jamais, il fait semblant de lire en écoutant le feu crépiter à sa gauche sur la pente reculée de la montagne. De temps en temps il boit une gorgée, puis donne une goulée d'alcool à la flammèche allumée par un tison apporté par la brise, langue rouge avivée qui la lampe goûlument et savoure le plaisir de détruire. Tuer un chaton d'un coup de poing, faire souffrir ses soeurs ou ses cousins est un désir qu'il ne peut assouvir que lorsqu'il a bu. Il n'est vraiment heureux que ivre, alors il se sent immense, odeurs et sons devenant munificents. Il ressent avec précision les rayures du coton de sa chemise, les pompons du coussin brodé, les poils de la peau de la pêche. Il peut chanter, courir ou valser sans ridicule. Tout est possible pour lui.
Fifi coiffée comme une saucisse passe la tête par la porte de la grange, suivie de Franck rajustant ses lunettes sur son crâne craquelé couleur de beurre frais. Malgré son breuvage Alex se sent lucide, très pointu. Le chien frétille, grimpé sur ses genoux après le festin du petit déjeuner : os de poulet, tranches de lard, oeufs au jambon. Alex a beau le chasser il revient se blottir contre lui. Pourtant il déteste par-dessus tout les animaux et eux ne se rendant pas compte le collent sans arrêt, comme Nick qui vient partager sa bouteille de vin. Il ne peut plus le supporter. Il se demande ce que Bess lui trouve, réflexion amère, petite goutte de whisky pour la soif et un gorgeon pour le feu qui s'enfle, léchant le bas du décor de théâtre, grande toile lancinante et opaque. Alex n'aime pas beaucoup ce que Bess peint en ce moment. Quelle sale manie de toujours dessiner, cela la rend odieuse. Par-dessus le marché ses tableaux ont des défauts agaçants, un quelque chose qui les empêchent d'être tout à fait finis. Depuis trois jours elle a commencé une série blanche : combat de jeunes mariées dans la neige. Il y en a partout dans le grenier. Quand Alex aura terminé la bouteille de vin entamée, il prendra un papier et un crayon pour reproduire Bess créant ces dernières esquisses. Il n'est pas ivre, il pourra dessiner sa cousine très lucidement, la décrire par le menu. Petite, bien faite, mollets ronds, membres musclés, visage poupin avec des yeux gris-bleus, nez minuscule, front bas et étroit, cheveux frisés jaunes-beiges, mains carrés, chaudes quand on les atteint, pieds faisant du trente-cinq et demi, sourcils perpétuellement en mouvement, prêts à se contracter de colère, pommettes hautes et potelées, teint clair, gestes vifs et aucun sens de l'humour, caractéristique pénible. On ne peut se moquer de personne en sa présence, elle prend tout au pied de la lettre, au degré zéro s'il y en avait un. La plus grande difficulté est de l'apprivoiser ; elle se cabre, frémit, griffe, s'échappe, frappe la terre du pied, se débat le menton levé pour tenir tête et donner des coups de ses cornes de chèvre têtue si on la retient au milieu de sa course. Par contre, si elle est en confiance, elle devient douce, claire comme un bout de verre transparent, légère de fluidité cristalline... des instants trop rares.
La plupart du temps elle se bat contre les oppressions, refuse l'injustice, assume les responsabilités du monde, vole au secours des causses perdues, oubliant que cela ne sert à rien, la répétition n'y faisant rien, elle est touchante par cet entêtement. Les autres se défilent lorsqu'il faut rendre service, repeindre la grille, tondre la pelouse, gratter les volets. Invariablement elle se laisse coincer après avoir refusé et on la retrouve crevée à la nuit tombée, repoussant de ses ongles gluants des cheveux trempés de sueur. On l'appelle pour dîner, elle ne répond pas. On la voit transporter dans la pénombre des seaux multiples, mettre des ponceaux à tremper, courir sur ses courtes jambes bronzées, trépigner de fureur parce qu'on la hèle une fois de trop par la porte de la salle à manger, débarque au désert, couverte de marbrures bigarrées, refusant de poncer ses coudes incrustés de terre, insultant à tour de bras les interlocuteurs, assurée de sa bonne foi, ne réclamant aucune mesure de faveur en échange du travail fourni, les PRENANT tous d'office.
Elle possède un plaisant visage qui est attirant, pourtant elle n'est pas gentille. Impossible de faire appel à sa pitié. Méfiante, elle cherche à déceler une ruse dans tout acte anodin. Si elle n'en trouve pas et à cette seule condition, elle s'amadoue. En définitive elle a toujours le dessus car il est trop fatiguant de lutter contre elle. Elle se laisserait plutôt tuer que de céder. On peut reconnaître à sa décharge qu'elle laisse en paix ceux qui l'ignorent. Ne voulant pas se mêler aux autres, elle organise toutes sortes de distractions pour elle-même, construisant dans son enfance et même encore maintenant, des barrages sous le réservoir d'arrosage, pataugeant dans l'eau douteuse bordée de cailloux, dessinant des jardins chinois sous la restanque avec ses lacs, ses cascades, ses ponts liliputiens, construisant des balançoires, des ascenseurs vertigineux, des mâts de cocagne, des entreprises risquées et séduisantes de créativité que chacun reprend à son compte. Elle a fait tomber les cloisons des mansardes pour faire un atelier, décorant les murs de fresques dantesques, ne pensant qu'à sculpter et colorier les plafonds et les poutres sans se préoccuper des interdictions parentales. La grande pièce est devenue attirante. Lorsqu'il pleut ils s'y retrouvent pour jouer aux cartes, écrire, lire de vieilles Bandes Dessinées pendant qu'elle travaille sur une de ses innombrables oeuvres redoutablement mutilée, tirant férocement sur ses boucles sans voir personne puis chassant brusquement tout le monde sans raison, réactions imprévisibles, énervements inexplicables. Les adultes rêvent de la mater, les adolescents de l'écraser. Elle piaffe devant eux, rouge, malingre, muscles tendus, plus décoiffée que jamais, criant son indignation, sa vindicte. Elle est impossible à gérer. Alex soupire. Le refuse provient de tabous cristallisés ; l'être est fait pour la soumission, Bess aussi y prendra goût s'il arrive à faire sauter les ponts de sa morale désuète. S'il pouvait seulement la tenir une fois dans ses bras, il lui apprendrait à obéir, il ne connait pas d'échec. Mais elle se méfie, félinement dangereuse ; il faudrait pouvoir l'endormir ou la droguer. Qui n'a pas tout donné n'a rien donné ; qui a pris un peu pourra tout prendre. Il a enfin rencontré celle qui s'est refusée à toutes les compromissions, déchirante comme une aiguille d'acier. S'il ne peut pas l'avoir à lui, il deviendra fou. Est-ce qu'il ne l'a pas déjà dit ?
Les gendarmes et les pompiers ont fait des barrages sur la route, en isolant le village et ses environs. Heureusement le sinistre semble circonscrit ; le feu sera tout à fait maîtrisé lorsque les canadairs viendront innonder les dernières pentes. Un campement a été installé au-dessus de la ferme derrière la grange, dans le pré aux ânes. Du perron on peut observer les allées et venues des sauveteurs tout proches invités à partager les agapes de ce soir. Ambiance euphorique, les trétaux recouverts de nappe en papier sont disposés sur la pelouse devant la maison. Les préparatifs vont bon train. Le thème de bal costumé laisse une grande part à l'imagination, le titre étant : "Ce que vous voudriez être". Franck est parti louer des tenues en ville. Jeanne a déniché une grande robe de Marquise Pompadour à laquelle il manque le derrière de la jupe. Vica découpe un papier crépon. Nelly et Ulla se balancent en robe blanche dans la chaise à bascule. Nick a ressorti le costume de hallebardier. Bess a disparu. Une dizaine de personnes s'affaire des cuisines au jardin avec des plats en bois et de bols sur des plateaux. Alex rendu euphorique par ses nouvelles décisions, arpente le terrain de haut en bas le long des espaliers, se rappelant les jeux d'autrefois, les pataugeages dans les rigoles et les mares, les plongeons du haut des branches, les courses de charrettes, les bousculades sur la plage dans le crépuscule. Il attend la nuit acec impatience pour retrouver par Bess son esprit d'enfant qu'il n'a finalement jamais eu. En attendant il joue à la mouche du coche avec ceux qui travaillent sous l'ombre piquante des orangers amers.
Le jour s'avance. Les enfants répètent l'épisode de Racca le Rouge, ancêtre flibustier, celui de Toë, la fillette préhistorique qui échappa aux pillards en creusant dans les grottes de la Bastide des souterrains utiles à chaque invasion de la ville, cette cité la plus violée au monde, convoitée pour son site privilégié, Porto Télus enserré entre sa mer, ses montagnes percées comme des gruyères et ses gorges ravinées devenant enfin Toulon. Les plus jeunes acteurs préparent la pastorale, récit du Christmas provençal, avec le jeune berger dit le Pitchoun annonçant la venue du Messie au prédestiné village des Pomets, situé près de Toulon. De la placette Saint Martin on l'entend crier l'histoire extraordinaire de l'étoile brillante venue par-dessus les bastidannes, mots magiques que le garde champêtre répète en frappant sur son tambour. Aussitôt chacun se précipite avec les cadeaux, le boudin blanc, la fougasse, la bûche, les bruits secs, le linge, les vêtements de bébé, les gargoulettes d'eau fraîche portées par les lavandières, les couteaux du rémouleur, les pescares du pêcheur, les fromages du chèvrier, les présents du boulanger, du fromager.
Dès que le tambour a fini de retentir, on s'aperçoit que le Jeunet, pauvre marchand de romarin et de lavande est resté sous un buisson à courtiser Titoune, la fille d'Eusèbe le plus riche marchand des environs. Cris, fureur, bégaiements, l'avare floué se convulse ; les plus beaux hurlement de l'année rivalisent avec ceux de la saison précédente, tant et si bien que le jeune acteur effrayé se précipite dans le puits en carton. Que faire ? On se tourne vers Monsieur le Maire pour l'encourager à descendre chercher le suicidé accroché au fond du puisard. Le Maire passe d'abord à la mairie pour prendre son écharpe, puis arrivé au-dessus de la margelle il envoie quelques belles répliques, exhortations au jeune désespéré. Finalement comme la situation ne peut être stationnaire, il commence couragement sous les vivas de ses administrés, à se défaire de ses vêtements lorsque que le vieil Eusèbe accepte de pardonner au garçon qui veut bien à son tour sortir du puits en carton pour faire partie de la procession, les cierges éclairant le chemin avec pétards et feux de bengale. Au-dessus de l'étable, l'ange accueille les visiteurs et exhibe le poupard.
On pourrait croire que les répliques sont immuables, mais c'est faux. Le soleil se lève tous les matins sur la gauche, il se brouille légèrement dans la fumée tourbillonnat en volutes. On pense à de l'inéluctabilité, alors que le phénomène regroupe "mot + événement", celui-ci contractant la sensation de l'image, l'image égalant le concept de l'object et l'addition de toutes les fiches décidées se groupant sous le mot plus l'idée. Ce qui veut dire en détail, que rien n'est fixe et que la représentation du Conte de Télos dans sa figuration symbolique l'est moins que le reste.
Signification non identique, Bess le sait. Assise en contre-bas sur le socle du tertre, le texte arrive, porté clairement par haut-parleurs. Son abstraction, recul au niveau événementiel, est une analyse décomposée en unités élémentaires jusqu'au moment où elle le stoppe par arrêt d'anarchie, la cellule devenant consciente lorsqu'elle cesse de s'identifier à son environnement. Projection dans l'univers, pensée complexe par métalangage qu'il faut bien abandonner pour insuffisance de vérité vivante, le discours d'Etienne venu la retrouver le lui confirme, qui se tient au niveau de la réalité, contexte de retour, retrouvailles primitives, marche vers ceux qui détiennent les bribes de tradition, voilà ce qu'il a retrouvé dans sa mémoire, noms précieux de ceux qui conservent l'histoire, les vieilles femmes cramponnées à leurs coutumes dépassées, les anciens conteurs d'autrefois. Ils sont nombreux autour des fortifications détruites et plus loin encore dans l'intérieur des terres, route imprécise à suivre si Bess le veut.
Dans un mélange d'illumination et de vexation à son manque de foi en l'humanité, sa crainte d'entreprendre seule le chemin, Bess répond par l'affirmatif dans un frisson glacé, devant l'imminence de l'abandon du tout, qui a été pourtant une existence passée si souvent reniée, approbation et la page se tourne en un éclair de révélation, tel un voile laissant deviner le paysage se levant brusquement.
Etienne ne la regarde même pas pour confirmation de ce choix solitaire, heureux de lui annoncer sans parole la fin de son désert dans l'univers changé, pour sa seule fête. Il ne lui reste plus qu'à prendre la route pour retrouver ceux qui attendent les rassemblements prochains, sans même la nécessité de faire son baluchon.
Episode 36
La nuit avance, avec elle l'incendie qui a repris de plus belle et indéfiniment brèves les étoiles montées devant des heureux renversés sur les toits des maisons, abandonnés à plusieurs, joues rougies de plaisir affolé, dépassé, hors matière, reflété par les feux d'artifice incessants, devant les hommes habillés pour la fête, se frayant un passage houleux devant les fées du logis assistées de leurs soeurs complètement blêmes. Elles vont chanter un coup ; elles sont sur les manèges pour la foire à la licorne, une claque à la kermesse, la foule autour du pré, les filles à marier, la plus grande filasse levant les tasses au bar en criant "en avant les enfants", la plus sotte follasse jouant de la contrebasse, la plus vieille vinasse, la plus belle jobasse pour tous les gars, la plus jeune fadasse plantée comme une rose devant les luminaires, c'est une ripaille qui dure longtemps pour se briser d'un coup entre deux danses musettes sous le mur du hangar, frénésies à sangloter de rire pour les pas difficiles et à s'en souvenir devant les étoiles montées en ses lieux symboliques, brassant aux verts violets leurs vingt rouges vineux, devant l'admiration des jeunes mirlitons, lumières en deça et en delà aux teintes fumées, poussières de frissons en frissons, fuites éperdues de cotillons masqués, unis, incognitos, perdus, dans l'angoisse de la question : "le chef d'orchestre est-il l'homme de la situation ?".
En rapport ambigu avec les médias, Bess a mis cette fois une petite alerte autour du front et dans les yeux juste à peine en face des trous qui eux-mêmees se sont déjà considérablement diminués. Il n'est pas nécessaire au fond de se signer chaque fois qu'un bruit sourd imite le tonnerre. Si les étoiles cachées par les écrans de fumée incendiaires, par les lumières des manèges défoliants, par les oppositions de lanternes vacillantes au bout des poignets défaits, cherchent à traverser les brumes échauffées sans réusir, désirant enfin sortir glorieuses, continuant leur route sans problème, par contre le temps roule doucement sans histoire vers sa fin. Il faut bien rire de son nom propre même désobligeant, pour ne pas le couper en vain. Il faudra un jour se donner la main et si l'on veut finir plutôt qu'agoniser en vain, prendre la responsabilité de la route, remplacer le "c'est laid" par "je trouve cela moche" et "vous me faites mal" par "je me laisse atteindre". Ce n'est pas facile de haïr avec des mots en surplus, des souffles inventés, alors que l'on chérit le reste, devant les scintillements superflus montant en chandelle, belles bleues ou belles vertes dans le bruit d'un canon qu'on croit inoffensif, incapable de broyer les têtes renversées.
Loin des flonflons, coupée des ors clinquants par quelques mètres, le visage profondément déconcerté, Bess regarde pour la dernière fois, par le balcon de la bicoque posée au bord de la falaise, sans émotion, sans hâte, retenue au bord de la banquette devant la foule agitée, le feu purificateur qui descend pour nettoyer, poussant aux épaules vers les origines profondes à la recherche des transmigrations des continents, la provision destructive remplaçant l'inquiétude par le calme et Alex qui l'aperçoit va perdre sa raison déjà entamée. Les ombres basculent, la farandole déformée en volutes mouvantes grises et jaunes est coupée par le virage sinueux des gaz. Elle observe de ce regard clair, infiniment opaque, continu, le seul qu'il voit depuis vingt ans. Il n'a plus faim, ni soif et il a mal des poches avinées des autres, qui en des liquides troubles, enroulent en vrilles mornes autour de l'air brouillé des joues, leurs tiges pointues se croisant à l'infini, leurs iris aveugles de forme, sautillant sans se poser. Elle se penche, ses cheveux de coton échappent du turban, elle ne va pas le toucher, il est en bas, trop loin de cette main ronde, rose aux ongles de nacre ternis par les pastilles de gouache, ces phalanges en plis. Il souffre de ces paumes chaudes devant les doigts des autres si froids, éternellement réchauffés, faits en végétal de paille. Elle regarde par la croisée entrouverte, d'un air vaguement perdu, refusant Alex, l'amour extérieur, le contact du cuir sur la banquette, un mot, le papier qui tombe par terre, que l'on ramasse, le bruit des pas dans une ruelle lointaine sur l'asphalte que l'on sait frappé par des semelles de cuir avec un fer au bout, elle repousse la face mouvante des visages échauffés par les libations des plaisirs. Oh enfin il perd la raison, le mouvement ouaté de ses épaules remuées en cadence, les descentes en masse des boucles sur les joues. Le temps passe, il ne le sent pas, ni les aiguilles de fer reglissant sur les chiffres, les heures prisonnières des lignes du carnet, les ombres qui s'allongent et qui effacent les passants sans les voir. Il n'a plus le sens de la couleur, ne sait pas que les pierres s'entassent sur le sentier une à une posées près des brindilles dans le vent et que le soleil sert à autre chose qu'à remplacer la pluie.
Elle se penche contre le rideau, les lignes de néons passent sous les couloirs de branches fleuries en se balançant à chaque bourrée dansée par les fêtards. Il n'a plus envie de rien, il est trop tard, sauf peur-être encore de la détruire. Après des heures passées dans un train, on oublie bien qu'il y ait une gare, un hâvre qui ne se voit pas. On ne doit pas juger ce que les autres chantent, il y a que soi mais il ne sait plus comment il faut faire pour l'entendre. Dans la vitre, il ne comprend pas ce qu'il aperçoit ; les choses se bousculent ; ce soir il se promet de voir les stries au mur, les papiers, les raies, les ombres, les moutons de poussière, le bord du chaume mais y a-t-il encore un fait de lumière sous les aubes ? Il sait qu'il y a des marques ; il les trouvera bien, posées par terre, sur les ombrelles de soies, les sacs, les dentelles déchirées, les poches de bure, les imprimés, les mouchetures déposées, et il sait qu'il s'est dégradé pour longtemps ; il ne pourra pas faire cet effort de sentir encore, de résumer les sons, les images, de faire des gammes ; il a perdu le sommeil de ces rêves étranges où les gants lui prennent la main avec tendresse, où les messes noires deviennent complices et tendres sans écartement déchiré, sans lune ardente. Il l'intercepte par le vitrail, visage plat, sage, sagace et retiré ; il ne savait pas que cette peau blanche mais mate et gonflée près des paupières se collerait à ses yeux si longtemps, pour toujours fermée et présente, lourde de réalité dans l'air fumant des lampes reflétées sur la glèbe ; il ignorait que les pas des autres renversent leurs croisements répétés comme ce morceau de marbre faux. C'est fini désormais. Il reste avec ce dégoût mortel des humains, de leurs rires, des anniversaires goulus, des marchandages sans but, des bulles de paroles, de la poudre aux yeux ; il pourrit avec tous ces points brillants, billets craquants sur sa poitrine et cuirasse devenue déesse ; il ne sait plus ce qui est vrai. Il voit cette fille sans âge par la fenêtre, retirée, hautement ressérée dans ses habits de fortune. Il pourrait promettre de penser dignement à la nature, à l'harmonie des ensembles, aux idoles des sources, aux fées des rochers, aux phares grignotant la nuit, mais il est trop tard pour vieillir dans un corps encore jeune. Il n'en finit pas de voir le temps marcher contre lui. Il pétrit des pétales fanées sans rien toucher que le voile voltigeant d'un irréel, avec des maux de coeur, pris au piège des gens qui n'arrivent plus à le joindre par téléphone. Où sont les ors ? Où sont les sillons sensibles de ses empreintes digitales, les épaules que les tissus parquent, les larmes des filles ? Mille ans pour rien, peut-être une fleur peinte pleurant ses trois pétales la tête penchée dans le vase, pour une note coincée s'étranglant sous le bois tranché, un roseau, une pêche verte, un rayon de cire cassé, un peigne en bois ciselé par la langue. Il marche dur un chemin de cendres, niant le reste, ne sentant plus son front engourdi, son oeil fixé sur un mirage de lanternes dans la nuit, en la regardant sans forme à travers la vitre tout en sachant qu'il s'est trouvé là pour rien, sauf peut-être pour l'entraîner dans sa chute, enfonçant la porte de la cachette avec le bruit confondu des pétards faisant tomber les chiens en pamoison, la saisir, la prendre dans la folie continuelle sans chercher à voir les larmes acides, forces décuplées par la violence de ses besoins détournés, seulement lorsqu'il arrive jusque là. Elle l'a fuit une fois de plus, sautant du haut des rochers connaissant sa limite et pour lui échapper, gît au bord de l'eau, en bas, sur sa jambe pliée, brisée, sa seule faiblesse car indomptable, insoumise, insaisissable, tellement irrattrapable qu'il en devient vide, tout étourdi par une fatigue située hors de lui, ne pensant plus qu'à pleurer sur son sort pendant que les flonflons luttent avec le bruit de l'incendie dévalant les collines de cailloux.
Bess arrive du haut de la falaise dans sa chute brutale, très ahurie, très sale, très fatiguée sur sa jambe en miette et la première chose qu'elle voit c'est la mer large comme un torrent, la large flaque folle de ses vagues en crètes, grande ondée verte et bleue qui remue son ventre devant les cailloux sales qui roulent sous les pieds, pour lui prendre la main, n'étant pas venue ici pour mourir encore, serrant ses lèvres mouillées. Demain, qui sait ce qui peut se passer, l'amour étant la chose qui sépare, la coupure qui peut lier, visage aux prunelles délavées plongées dans le remous enbrassée de l'eau froide, sentiment trépassé plus qu'elle ne sait faire. Les gens ne savent pas ce qui délie. Elle, arrivant de la vie, blême de ses histoires, et la première chose qu'elle reconnaît, le premier élément familier, la mort large comme une tornade, parquée, folle de ses bras de sémaphore, verte et bleue qui remue son ventre devant les pierres rondes qui caressent ses jambes. Elle n'a pas peur, elle n'est pas venue ici pour rien, demain s'apprendra bien en ne plus s'embrasser, et la tendresse, large comme un delta, recouverte de vagues en retour, le grave remous dont les gouttes de feu font des trous ronds en des bulles dans la boue, la douce phrase chantée allant droit devant, loin des boulets, vers la lumière pour attendre à condition de ne pas regarder ce qui va se passer. Pentelante, inondée, talochée par les lames à taille grandissante, soulevée dans les raffales mugissantes tirant les flammes des brasiers avoisinants vers les maisons des bords de mer, Bess à travers la déformation des haut-parleurs entend les musiques syncopées hurler une guimauve de saxo. Les silhouettes fantomatiques des danseurs ignorants, fluctuent de plus en plus ivres en ombres de chine sur les arbres illuminés. Le jeunesse face aux adultes déchaînées tire la couverture à elle, inconsciente ou lucide avec les frères Rapp assistés de leurs copines.
Il fait maintenant très chaud. Les montagnes enflammées permettent aux jeunes criminels endiablés de tenir cent personnes sous leur cible. L'affolement lâche les biens matériels déposés, monnaies craquantes, dollars, pièces sonnantes et trébuchantes, pierreries de haut de gamme venues des civilisations décadentes vers les nouveaux riches. Les jardins immobiles attendent en vain l'arrosage qui ne les sauvera pas. Les massifs de fleurs sauvages cernés d'iris assoiffés descendent vers la mer bleu foncé. Les flammes approchent rapidement au milieu des cris des vieilles femmes bousculées. Les brasiers sont déjà là, faisant rebrousser le chemin aux intrépides encore suffisamment lucides pour courir, traversant les routes et lèchant les brindilles sèches qui éclatent en fusées. La forêt dressée tout près avec chacun de ses arbres détachés sur le ciel souligné de rouge vif, tombe par tranches incandescentes. Le cri sort de toutes les bouches : "LE FEU".
Les sirènes et le tocsin reprennent aussi en choeur. Les lances crépitent autant que les bûchers. La fête cernée devient une danse macabre. Les robes crament, les décors brûlent à toute vitesse et brusquement sous les yeux de Bess horrifiés, la bâtisse s'embrase comme un château de cartes arrosé d'essence, plaquant la chaleur sur son visage, la faisant reculer vers le grondement de roulis, dans le courant formé par le vent de la houle. Elle boit du liquide salé à grandes gorgées. Elle a beau résister, le courant la tire vers le fond, secouant ses doigts engourdis accrochés aux rochers déchiquetés. Ses bras en sang la cuisent. Les étoiles reflètent entre les nuages les éclairs de l'orage qui crève beaucoup trop tard. Elle laisse de son corps des lambeaux de chair sur le rocher. La maison avec ceux qu'elle aime, la colline, le village, les oliviers, éclate spontanément sous la pression du feu dans le ronflement infernal de la déflagration débouchant avec l'odeur du caoutchouc, du fer, de la viande brûlée. Alors Bess s'abandonne au courant qui l'entraîne, pour chercher l'endroit qui s'adapte le mieux à elle, voulant sortir des flots parce qu'elle s'en croit capable, tandis que contrairement à toute logique, elle entend descendre le long de la falaise, dans le bruit du piano porté par la mer, les voix chantées, venues susurrer ensemble les mots d'adieu.
- Fin du feuilleton -